Devant la multiplication des atteintes à la vie privée, une proposition de loi sénatoriale vise à instaurer un droit à l’oubli numérique. A nouveau les articles d’alerte se multiplient dans la presse. « Souviens-toi de m’e-oublier….Google vous connait mieux que vous-même » (Journal Libération du 12 novembre 2009)
C’est décidément dans l’air du temps. Jeudi 12 novembre, à Paris, s’est tenu un colloque consacré au « droit à l’oubli numérique » (1), deux jours à peine après le dépôt d’une proposition de loi « visant à mieux garantir le droit à la vie privée à l’heure du numérique ».
Ce texte modifie la loi informatique et libertés de 1978, afin notamment de clarifier le statut de l’adresse IP, qui permet d’identifier l’internaute, et de mettre celui-ci en capacité d’exercer son droit de rectifier ou supprimer les données le concernant, soit circulant sur la Toile soit détenues par les opérateurs.
« Il prévoit aussi, dans le cadre du B2I, le « brevet informatique et Internet » que doivent passer tous les élèves, de sensibiliser les jeunes à la protection de leurs données personnelles », insiste le sénateur UMP de la Marne Yves Détraigne, coauteur de cette proposition.
Car à ce jour, le Web fait bien peu de cas de la vie privée, avec, souvent, une forme plus ou moins floue d’assentiment de la part des utilisateurs. « Pour de nombreuses personnes, notamment dans les nouvelles générations, la notion d’intimité est brouillée par celle de non-culpabilité », constate Alex Türk, président de la Commission nationale informatique et libertés (Cnil), également sénateur du Nord-Pas-de-Calais. « Or, ce n’est pas parce qu’on n’a rien à se reprocher que l’on doit tout montrer. L’intimité a une fonction sociale. Elle permet à la société de fonctionner harmonieusement. Retracer une vie « banale et sans aspérités » à partir de traces laissées sur la Toile. Selon Alex Türk, on a beau être extrêmement prudent, ne pas dévoiler sa vie amoureuse ou sexuelle ni ses convictions politiques ou religieuses, il est quasiment impossible de se protéger sur le long terme lorsqu’on participe régulièrement à des forums ou que l’on est membre de réseaux sociaux de type Facebook : « En procédant par recoupements, on peut assez facilement reconstituer le profil d’une personne. »
Poussant cette logique jusqu’à l’absurde, le magazine en ligne Le Tigre avait déjà démontré, fin 2008, que l’on pouvait très bien rédiger le portrait d’un parfait inconnu et retracer sa vie « banale et sans aspérités » à partir des traces qu’il a, volontairement ou non, laissées sur la Toile, en utilisant Facebook, Flickr (site de partage de photos et de vidéos) ou encore Copains d’avant (site permettant de retrouver d’anciens camarades de classe). « Beaucoup de personnes se montrent insensibles à ce genre d’arguments, note Alex Türk, jusqu’au jour où un recruteur, lors d’un entretien d’embauche, évoque les opinions politiques prises sur Internet de nombreuses années auparavant, ou leur présente une photo glanée sur le Net et sur laquelle elles apparaissent sous un jour peu flatteur « S’ils s’en défendent parfois, beaucoup de responsables des ressources humaines se rendent effectivement sur Internet pour cueillir des informations sur la personnalité et le parcours du candidat, ne serait-ce que pour déterminer si les éléments figurant sur son CV sont vrais.
« L’architecture des systèmes a été conçue sans tenir compte de la protection de la vie privée ». Ce qui pose la question de la durée de conservation des données. La loi informatique et libertés prévoit que celles-ci ne peuvent être conservées que pour une période nécessaire à leur finalité. Les responsables de sites et de services Internet invoquent, eux, des motifs d’ordre technique. « Jusqu’ici, c’est vrai, l’architecture des systèmes a été conçue sans tenir compte de la protection de la vie privée », constate Daniel Le Métayer, directeur de recherche à l’Institut national de recherche en informatique et automatique. « Mais beaucoup de données sont conservées sans justification. Et la solution ne peut être seulement technique. Elle passe par un rapport de force au niveau international. »
Il y a un an, le président de la Cnil, qui soupçonne de nombreux opérateurs de pratiquer du « profilage commercial », a, avec ses homologues européens, tenté de négocier avec les principaux acteurs du Net une durée maximale de six mois pour la conservation des données. Mais Google s’y est opposé, consentant seulement à rendre anonymes ces dernières passé un délai de neuf mois.
L’histoire de chaque internaute est « gravée dans le marbre binaire ». Comme le dit Me Alain Bensoussan, « le droit à l’oubli numérique, c’est avant tout le droit de changer et d’être l’archiviste de son propre passé ». Or, à ce jour, l’histoire de chaque internaute est, dit-il, « gravée dans le marbre binaire ». Et les avancées technologiques pourraient mettre encore plus à mal la vie privée. « Un seul exemple : de nouveaux logiciels permettent, à partir de la photo d’une personne, de rechercher sur la Toile l’ensemble des images et vidéos sur lesquelles celle-ci apparaît, y compris de manière anonyme », explique l’avocat, qui appelle de ses vœux une charte internationale des bonnes pratiques.
(1) Atelier organisé à Sciences Po-Paris, à l’initiative de Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d’État chargée de la prospective et du développement numérique.