La Cour européenne des droits de l’homme a condamné mardi 22 décembre la Bosnie pour avoir interdit aux Juifs et aux Roms de se présenter à certaines élections, dont la présidence de l’Etat. L’interdiction faite aux minorités de se présenter à certains scrutins « ne repose pas sur une justification objective et raisonnable » et est donc contraire à la Convention européenne des droits de l’homme, qui interdit la discrimination, ont estimé les juges européens. L’arrêt, qui impose à la Bosnie de réformer sa loi fondamentale, est définitif.
La juridiction du Conseil de l’Europe avait été saisie par Dervo Sejdic, président d’une association rom, et Jakob Finci, ancien président de la communauté juive de Sarajevo. Tous deux contestaient l’impossibilité qui leur était faite, en raison de leur origine ethnique, de se porter candidats à la présidence de la République ou à la Chambre des peuples, la chambre haute du Parlement.La Constitution bosniaque distingue en effet deux catégories de citoyens : d’un côté les trois « peuples constituants », c’est-à-dire les Bosniaques musulmans, les Croates et les Serbes, de l’autre tous les autres, dont les Juifs, Roms et autres minorités. Ces derniers, soit environ 7 % d’une population de 3,9 millions d’habitants, jouissent des mêmes droits sauf en certains points de la loi électorale touchant à l’équilibre des pouvoirs entre les trois « peuples constituants ».
Cette spécificité de la loi électorale résulte des accords de Dayton qui avaient mis fin en 1995 à quatre ans de guerre dans l’ancienne république yougoslave et doté celle-ci de deux entités, la République serbe et la fédération de Bosnie-Herzégovine réunissant Croates et Musulmans. La Cour de Strasbourg « reconnaît que ce système, adopté à un moment où un cessez-le-feu fragile venait d’être accepté par toutes les parties au conflit interethnique qui avait profondément marqué le pays, poursuivait le but légitime du rétablissement de la paix ». Elle note toutefois que la situation s’est, depuis, « nettement améliorée ».
Elle rappelle également que la révision de la loi électorale fait partie des engagements souscrits par la Bosnie-Herzégovine lors de son adhésion au Conseil de l’Europe, en 2002, et lors de la signature d’un accord de stabilisation et d’association avec l’Union européenne en 2008, premier pas vers son adhésion. Concession aux arguments du gouvernement bosniaque, les juges reconnaissent que « le temps n’est peut-être pas encore venu pour un système politique qui abandonne l’exercice commun du pouvoir et qui soit le simple reflet de la règle de la majorité ». Le partage du pouvoir entre les trois entités peut toutefois être assuré via des mécanismes « qui n’impliquent pas nécessairement l’exclusion des communautés n’appartenant pas aux peuples constituants », ajoutent-ils.
Principaux faits
Les requérants, M. Dervo Sejdić et M. Jakob Finci, sont des ressortissants de Bosnie Herzégovine. Ils sont nés respectivement en 1956 et 1943 et résident à Sarajevo. M. Dervo Sejdić est rom et M. Jakob Finci est juif. Ils occupent des fonctions publiques importantes. Dans son Préambule, la Constitution de Bosnie-Herzégovine établit une distinction entre deux catégories de citoyens : les « peuples constituants » (les Bosniaques, les Croates et les Serbes) et les « autres » (Juifs, Roms, autres minorités nationales et ceux qui ne déclarent aucune appartenance à un quelconque groupe ethnique). La Chambre des peuples de l’Assemblée parlementaire (la chambre haute) et la présidence de la Bosnie-Herzégovine sont composées uniquement de personnes appartenant aux trois peuples constituants. M. Jakob Finci a interrogé la commission électorale centrale à propos de son intention de se porter candidat à la présidence de la Bosnie-Herzégovine et à la Chambre des peuples de l’Assemblée parlementaire. Le 3 janvier 2007, il reçut de cette commission confirmation par écrit qu’il ne pouvait se porter candidat à ces élections au motif qu’il était d’origine juive.
Griefs
Les requérants allèguent que, du simple fait de leur origine ethnique et bien qu’ils possèdent une expérience comparable à celle des titulaires des plus hauts postes électifs, ils se trouvent empêchés, par la Constitution et par les dispositions correspondantes de la loi de 2001 sur les élections, de se porter candidats à la présidence de la Bosnie-Herzégovine et à la Chambre des peuples de l’Assemblée parlementaire. Ils invoquent les articles 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants), 13 (droit à un recours effectif) et 14 (interdiction de la discrimination) de la Convention européenne des droits de l’homme, l’article 3 du Protocole no 1 (droit à des élections libres) et l’article 1 du Protocole no 12 (interdiction générale de la discrimination) à la Convention.
Décision de la Cour
Sur la recevabilité
En premier lieu la Cour considère qu’étant donné leur participation active à la vie publique, les requérant peuvent réellement envisager de se présenter aux élections pour la Chambre des peuples de l’Assemblée parlementaire ainsi qu’à la présidence de la Bosnie-Herzégovine. Ils peuvent dès lors se prétendre victimes de la discrimination qu’ils allèguent. Par ailleurs, le fait que la présente affaire soulève la question de la compatibilité de la Constitution nationale avec la Convention n’a pas de pertinence à cet égard.
Enfin, La Cour relève que la Constitution de Bosnie-Herzégovine est une annexe à l’Accord de paix de Dayton, qui est lui-même un traité international. Le pouvoir de la modifier a toutefois été confié à l’Assemblée parlementaire de Bosnie-Herzégovine, qui est clairement un organe interne. De surcroît, les pouvoirs de l’administrateur international de la Bosnie-Herzégovine (le Haut Représentant) ne s’étendent pas à la Constitution de l’Etat. Les dispositions en cause relèvent par conséquent de la responsabilité de l’Etat défendeur.
Sur le fond
Chambre des peuples de l’Assemblée parlementaire
La Cour relève que la Chambre des peuples de l’Assemblée parlementaire, bien qu’elle soit composée de membres élus au suffrage indirect, dispose de pouvoirs législatifs très étendus. L’article 14 combiné avec l’article 3 du Protocole n°1 trouve donc à s’appliquer.
La Cour rappelle ensuite qu’il y discrimination à chaque fois que, sans justification objective et raisonnable, des personnes sont traitées différemment d’autres personnes se trouvant dans la même situation. Dans le contexte d’une différence de traitement fondée sur l’appartenance raciale ou ethnique, la notion de justification objective et raisonnable doit être interprétée de la manière la plus stricte possible. Dans sa jurisprudence, la Cour a déjà considéré que dans une société démocratique contemporaine basée sur les principes de pluralisme et de respect pour les différentes cultures, aucune différence de traitement fondée exclusivement ou dans une mesure déterminante sur l’origine ethnique d’une personne ne peut être objectivement justifiée.
En l’espèce, pour être éligible à la Chambre des peuples, il faut que les candidats déclarent leur appartenance à l’un des « peuples constituants » de la Bosnie-Herzégovine, ce que les requérants ne souhaitent pas faire en raison de leurs origines rom et juive.
En vertu de la Constitution, la Bosnie-Herzégovine se compose de deux entités : la Fédération de Bosnie-Herzégovine et la Republika Srpska. La règle limitant les droits d’éligibilité des requérants se fonde sur des mécanismes de partage du pouvoir qui rendent impossible l’adoption de décisions contre la volonté des représentants de l’un des « peuples constituants » de Bosnie-Herzégovine. Ont ainsi été prévus un « veto au nom d’intérêts vitaux », un « veto des entités », un système bicaméral (avec une Chambre des peuples composée de cinq Bosniaques et cinq Croates de la Fédération de Bosnie-Herzégovine et de cinq Serbes de la Republika Srpska) et une présidence collégiale de trois membres, composée d’un Bosniaque et un Croate de la Fédération de Bosnie-Herzégovine et d’un Serbe de la Republika Srpska.
La Cour reconnait que ce système, adopté à un moment où un cessez le feu fragile venait d’être accepté par toutes les parties au conflit inter ethnique qui avait profondément marqué le pays, poursuivait le but légitime du rétablissement de la paix. Toutefois, elle relève que, depuis l’Accord de paix de Dayton et l’adoption de la Constitution, la situation de la Bosnie-Herzégovine s’est nettement améliorée, comme en témoigne notamment le fait que la cessation de l’administration internationale du pays est désormais envisagée.
La Cour reconnait les récents progrès consécutifs aux accords de paix de Dayton ; elle note que la Bosnie-Herzégovine a pour la première fois modifié sa Constitution en 2009 et qu’elle a récemment été élue membre du Conseil de sécurité des Nations Unies pour deux ans. La Cour partage néanmoins la thèse du Gouvernement selon laquelle le temps n’est peut être pas encore venu pour un système politique qui abandonne l’exercice commun du pouvoir et qui soit le simple reflet de la règle de la majorité. Cependant, comme il a été démontré par la Commission de Venise dans son opinion du 11 mars 2005, il existe des mécanismes d’exercice commun du pouvoir qui n’impliquent pas nécessairement l’exclusion des communautés n’appartenant pas aux « peuples constituants ». Par ailleurs, au moment de son adhésion au Conseil de l’Europe en 2002, la Bosnie-Herzégovine s’était engagée à revoir la loi électorale dans un délai d’un an ; elle avait ratifié sans réserve la Convention européenne des droits de l’homme et ses Protocoles. En ratifiant un accord de stabilisation et d’association avec l’Union européenne en 2008, elle s’était également engagée à modifier la législation électorale concernant les membres de la présidence de Bosnie-Herzégovine et les députés de la Chambre des peuples, de manière à se conformer pleinement à la Convention européenne des droits de l’homme, et aux engagements consécutifs à l’adhésion au Conseil de l’Europe dans un délai de un à deux ans.
Par conséquent, la Cour conclut, par 14 voix contre trois que le maintien de l’interdiction pour les requérants de se porter candidats aux élections à la Chambre des peuples de Bosnie-Herzégovine ne repose pas sur une justification objective et raisonnable et est donc contraire à l’article 14 combiné avec l’article 3 du Protocole no 1.
Présidence de la Bosnie-Herzégovine
En ce qui concerne l’éligibilité à la présidence de la Bosnie-Herzégovine, les requérants invoquent ici seulement l’article 1 du Protocole no 12. La Cour note que si l’article 14 de la Convention prohibe la discrimination dans la jouissance des « droits et libertés reconnus dans la (…) Convention », l’article 1 du Protocole no 12 étend le champ de la protection à « tout droit prévu par la loi ». Il introduit donc une interdiction générale de la discrimination. Les requérants contestent les dispositions constitutionnelles en vertu desquelles ils ne peuvent se porter candidats aux élections à la présidence de Bosnie-Herzégovine. Par conséquent, que ces élections relèvent ou non du champ d’application de l’article 3 du Protocole n° 1, ce grief concerne un « droit prévu par la loi », ce qui rend l’article 1 du Protocole n° 12 applicable.
La Cour rappelle que la notion de discrimination doit être interprétée de la même manière dans le cadre de l’article 14 et dans celui de l’article 1 du Protocole n° 12, bien que cette deuxième disposition ait une portée différente. Il s’ensuit que, pour les raisons invoquées en ce qui concerne l’élection à la Chambre des peuples, les dispositions constitutionnelles en vertu desquelles les requérants ne peuvent se porter candidats aux élections à la présidence doivent elles aussi être considérées comme discriminatoires. La Cour conclut donc par 16 voix contre une qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole n° 12.
TEXTE de l’arrêt : tp://www.echr.coe.int)