Rien n’est moins certain pour peu qu’enfin on fasse preuve d’un peu plus de raison et de moins d’amour propre mal placé ou de vanité. Le chantage est toujours mauvais conseiller : un grand homme, ce jour là mal avisé, avait osé dire : «moi ou le chaos ». Il a quitté démocratiquement et paisiblement le pouvoir et il n’y a pas eu de chaos. Comme tout accident, il était prévisible et vu par tous sauf les conducteurs du véhicule qui ont gardé la pédale sur l’accélérateur, ils sont entrés dans le mur…en klaxonnant !
Est-ce vraiment parce qu’une majorité de députés européens a estimé que le texte de l’accord Swift s’écartait par trop des règles habituelles du droit que la sanction de l’échec est tombé ? Sans doute un tel argument a eu son poids, mais l’essentiel ne réside pas là pour expliquer entièrement une crise et tout cela à propos d’un texte, certes jugé essentiel par les Etats-Unis dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Il a indéniablement ouvert non pas une crise, mais plutôt une grosse difficulté supplémentaire alors que la Commission et le Conseil tenaient absolument à l’éviter.
La commission des libertés du Parlement européen avait, la semaine précédente, prôné le rejet de l’accord intérimaire conclu avec Washington. Elle insistait sur la nécessité de protéger les libertés fondamentales et la vie privée des citoyens européens. Mais là encore est ce vraiment le motif essentiel aussi profond et sincère soit-il?
Au-delà de tout cela, les eurodéputés manifestaient en réalité leur mauvaise humeur d’avoir été tenus à l’écart des négociations, et pour tout dire d’avoir été méprisés, « menés en bateau », bafoués, notamment l’accord ayant été signé quelques heures avant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, qui leur donne plus de pouvoir dans une matière de ce type. A cela se sont ajoutées des pressions sans précédent et de dernières minutes. Depuis le vote de la commission des libertés, les pressions sur le Parlement se sont multipliées. Les Etats membres, d’abord, ont tenté de convaincre leurs élus. Ils estimaient qu’une dangereuse brèche pouvait être ouverte dans leur système antiterroriste. Le vote négatif du Parlement les priverait, en effet, affirmaient-ils, de l’accès à certaines informations en provenance des Etats-Unis. Ces derniers ont, pour leur part, multiplié les mises en garde directes, accompagnées de repentirs et de promesses, feints plus que sincères. Une lettre d’Hillary Clinton, secrétaire d’Etat américaine, à Jerzy Buzek, le président du Parlement européen, a ainsi été dévoilée. Elle était cosignée par Timothy Geithner, secrétaire au Trésor. Elle évoquait un accord « important » pour les « efforts communs de lutte contre le terrorisme ». Une lettre qui se voulait plus qu’apaisante, séductrice, une tentative de séduction de la toute dernière minute. Jugé peu convaincant par les eurodéputés, ce courrier n’a pu qu’énerver certains d’entre eux qui ont jugé qu’on leur faisait « la leçon » et maniait la carotte et le bâton. Nouvelle démonstration peu convaincante, le Conseil européen a, quant à lui, estimé, dans une déclaration solennelle publiée le mardi 9 février dans la soirée, la veille du vote, qu’une « importante brèche sécuritaire » risquait d’être ouverte. Il disait « comprendre » que les eurodéputés veuillent avoir accès aux parties confidentielles des accords internationaux et proposait la négociation d’un accord institutionnel sur ce point etc .C’est enfin le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, qui s’est manifesté, en se voulant lui aussi rassurant. Il évoquait pour l’avenir une « prise en considération » des préoccupations exprimées quant à « l’équilibre entre mesures sécuritaires et protections des libertés fondamentales ». Une prise en considération bien tardive pour être sincères ont jugé beaucoup de députés. Enfin M. Buzek, même s’il était tenu à la réserve, avait jugé les intentions de la Commission et du Conseil « claires », ce qui a été interprété comme un appel déguisé à l’approbation de l’accord Swift. Un tel appel qui n’osait s’affirmer comme tel n’a pu que renforcer la détermination des opposants et en créer de nouveaux. Tout cela ne suffisait pas à convaincre une majorité de députés : il s’en fallait de beaucoup, prés de 200 voix d’écart, un véritable abîme. Décidément le texte s’écartait aussi trop des règles habituelles du droit. Les députés n’ont pas non plus été sensibles aux informations selon lesquelles la mise en œuvre des accords Swift (entrés secrètement en vigueur après les attentats de 2001 mais révélés par la presse en 2006 seulement) ont permis de démanteler des cellules terroristes et de prévenir des attentats au Royaume-Uni, en 2006 ou plus récemment à Barcelone. Exhiber, à la dernière minute le rapport du juge Bruguière, l’agiter comme sorti du chapeau du prestidigitateur a exacerbé les colères de députés qui se sentaient humiliés, méprisés comme si des choses aussi piètres pouvaient les amener à changer radicalement leur position. Dérisoires les dernières manœuvres de nature procédurale visant à faire reporter le vote, elles ont convaincu les derniers indécis à s’opposer à l’accord. Toute cette agitation était vaine et sa persistance la rendait plus pathétique encore et presque méprisable. Mal inspirés depuis le début, trop lents, trop souvent à contretemps, trop peu transparents, dissimulateurs mêmes et trop peu rigoureux, la Commission et le Conseil vont désormais devoir affronter ( pour un temps ?) la colère des Etats-Unis et tenter de renégocier un accord qui puisse convaincre les eurodéputés. Pour l’instant, cela semble très difficile et prendra nécessairement du temps. Le communiqué de la mission américaine, plus que maladroite, traduit au bout du compte le dépit du « mauvais perdant », qui n’est pas disposé à tirer les leçons de son infortune. Rappelons le sort qu’a connu la SDN, imaginée, voulue, imposée, conclue par leur président Wilson. Les membres du Congrès furent de bout en bout assez largement tenus à l’écart. Ils se vengèrent et en représailles ne ratifièrent le traité avec toutes les conséquences tragiques que cela a comporté, nous le savons tous. Mais l’analogie s’est arrêtée bien avant, la menace n’est pas celle qu’agite obstinément depuis dix ans les Etats-Unis, la menace a sa source ailleurs.