L’arrêt de la CEDH Medvedyev contre France était tout particulièrement attendu en France à la veille de grandes réformes en matière pénale, une réforme qui prévoirait la disparition du juge d’instruction. Cependant, il confirme le fait que la réforme judiciaire française est sous la haute surveillance des cours internationales qui offrent des possibilités d recours aux justiciables français qui ne s’en privent pas. La Cour européenne des droits de l’Homme a jugé lundi 29 mars que la consignation, par un procureur, de l’équipage d’un cargo arraisonné avec un chargement de drogue, ne reposait pas sur une «base légale». Contrairement au jugement de première instance, elle n’a pas estimé que le procureur n’était pas une «autorité judiciaire» indépendante. Autre intérêt de l’arrêt, il rappelle une fois que la lutte contre le terrorisme ou le traffic de drogue ne peut se poursuivre au mépris du droit qui déjà encadre bien l’une et l’autre.
On attendait que la CEDH tranche : le statut du parquet français est-il suffisamment indépendant ou pas de l’exécutif ? En première instance la Cour avait affirmé que le procureur français « « n était pas une autorité judiciaire » « faute d’indépendance à l’égard du pouvoir exécutif », ce qui avait alimenté les espoirs des opposants à la réforme. La Cour cette fois s’est contentée de rappeler qu’un « magistrat doit présenter les qualités requises d’indépendance à l’égard de l’exécutif ». Manifestement , la Cour a tout fait pour éviter de statuer et les débats ont été serrés comme en témoignent les votes.
L’équipage a été détenu irrégulièrement en haute mer mais a été présenté rapidement à une autorité judiciaire en France sont des conclusions qui résument l’arrêt parfaitement (ni plus, ni moins).
Les faits : Immatriculé au Cambodge, le Winner fit l’objet en juin 2002 d’une demande d’interception de la part de la France, ce navire étant soupçonné de transporter des quantités importantes de drogue vouées à être distribuées sur les côtes européennes. Par une note verbale du 7 juin 2002, le Cambodge donna son accord à l’intervention des autorités françaises. Sur ordre du préfet maritime et à la demande du procureur de la République de Brest, un remorqueur fut dépêché de Brest pour prendre en charge le navire et le dérouter vers ce port français. Suite à l’interception du Winner par la Marine française au large des îles du Cap Vert, l’équipage fut consigné dans les cabines du cargo et maintenu sous la garde des militaires français. A leur arrivée à Brest le 26 juin 2002, soit treize jours plus tard, les requérants furent placés en garde à vue, avant d’être présentés le jour même à des juges d’instruction. Les 28 et 29 juin, ils furent mis en examen et placés sous mandant de dépôt. A l’issue de la procédure pénale diligentée contre eux, trois des requérants furent déclarés coupables de tentative d’importation non autorisée de stupéfiants commise en bande organisée et condamnés à des peines allant de trois à vingt ans d’emprisonnement. Six furent acquittés.
Les griefs : Invoquant l’article 5 § 1, les requérants dénonçaient l’illégalité de leur privation de liberté, notamment au regard du droit international, alléguant que les autorités françaises n’étaient pas compétentes à ce titre. Sous l’angle de l’article 5 § 3, ils se plaignaient du délai s’étant écoulé avant leur présentation à un « magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires » au sens de cette disposition.
Par un arrêt du 10 juillet 2008, la Cour a conclu, à l’unanimité, à la violation de l’article 5 § 1, estimant que les requérants n’avaient pas été privés de leur liberté selon les voies légales et, par quatre voix contre trois, à la non-violation de l’article 5 § 3, prenant en compte des « circonstances tout à fait exceptionnelles » notamment l’inévitable délai d’acheminement du Winner vers la France. Le 1er décembre 2008, l’affaire a été renvoyée devant la Grande Chambre à la demande du gouvernement et des requérants (en vertu de l’article 43). Le 6 mai 2009, une audience s’est tenue en public au Palais des droits de l’homme à Strasbourg. L’arrêt a été rendu par la Grande Chambre de 17 juges
Décision de la Cour : Article 1
La Cour a établi dans sa jurisprudence qu’un État partie à la Convention européenne des droits de l’homme peut voir sa responsabilité engagée sur une zone située en dehors de son territoire lorsque, par suite d’une opération militaire, il exerce un contrôle en pratique sur cette zone, ou dans des affaires concernant des actes accomplis à l’étranger par des agents diplomatiques ou consulaires, ou à bord d’aéronefs immatriculés dans l’État en cause ou de navires battant son pavillon.
La France a exercé un contrôle absolu et exclusif, au moins de fait, sur le Winner et son équipage dès l’interception du navire, de manière continue et ininterrompue. En effet, outre l’interception du Winner par la Marine française, son déroutement a été ordonné par les autorités françaises, et l’équipage est resté sous contrôle des militaires français pendant toute la durée du trajet jusqu’à Brest. Ainsi, les requérants relevaient bien de la juridiction de la France au sens de l’article 1 de la Convention.
Article 5 § 1
Les requérants ont été soumis au contrôle des forces militaires spéciales et privés de leur liberté durant toute la traversée, dès lors que le cap suivi par le navire était imposé par les militaires français. La Cour estime donc que leur situation après l’arraisonnement constituait bien une privation de liberté au sens de l’article 5.
La Cour a pleinement conscience de la nécessité de lutter contre le trafic de stupéfiants et elle conçoit que les États montrent une grande fermeté dans la lutte contre ce trafic. Toutefois, si elle note la spécificité du contexte maritime, elle estime que celle-ci ne saurait aboutir à la consécration d’un espace de non-droit.
Il n’est pas contesté que la privation de liberté des requérants durant le déroutement vers la France avait pour but de les conduire « devant l’autorité judiciaire compétente », au sens de l’article 5 § 1 c). Cependant l’intervention des autorités françaises ne pouvait trouver sa justification, comme le soutient le Gouvernement, dans la Convention de Montego Bay ou dans le droit international coutumier. La loi française n’avait pas non plus vocation à s’appliquer puisque, d’une part, le Cambodge n’était pas partie aux conventions transposées en droit interne, en particulier la convention de Vienne, et, d’autre part, le Winner ne battait pas pavillon français.
Le Cambodge a cependant le droit de coopérer avec d’autres pays en dehors des traités internationaux ; la note verbale du 7 juin 2002 adressée par les autorités cambodgiennes constituait un accord ponctuel permettant l’interception du Winner, mais pas la détention des requérants et leur transfert qui n’étaient pas visés par cette note. L’intervention des autorités françaises basée sur cette mesure de coopération exceptionnelle – s’ajoutant à l’absence de ratifications des conventions pertinentes par le Cambodge ou de pratique continue entre le les deux pays dans la lutte contre le trafic de stupéfiants en haute mer – ne pouvait passer pour « clairement définie » et prévisible.
Il est regrettable que la lutte internationale contre le trafic de stupéfiants en haute mer ne soit pas mieux coordonnée, compte tenu de la gravité et de la mondialisation croissante du problème. S’agissant des États non signataires des conventions de Montego Bay et de Vienne, la mise en place d’accords bilatéraux ou multilatéraux avec d’autres États, tel l’accord de San José de 2003, pourrait fournir une réponse adaptée. Une évolution du droit international public avec une consécration de la compétence de tous les États quel que soit l’État du pavillon, à l’instar de ce qui existe pour la piraterie, serait une avancée significative.
Ainsi la privation de liberté subie par les requérants à compter de l’arraisonnement et jusqu’à l’arrivée à Brest n’était pas « régulière » faute de base légale ayant les qualités requises pour satisfaire au principe général de sécurité juridique. La Cour conclut donc, par dix voix contre sept, à la violation de l’article 5 § 1.
Article 5 § 3
La Cour rappelle que l’article 5 figure parmi les principales dispositions garantissant les droits fondamentaux qui protègent la sécurité physique des personnes et que trois grands principes ressortent de sa jurisprudence: une interprétation étroite des exceptions, la régularité de la détention, la rapidité des contrôles juridictionnels, qui doivent être automatiques et effectués par un magistrat présentant des garanties d’indépendance à l’égard de l’exécutif et des parties et ayant la possibilité d’ordonner la mise en liberté après avoir examiné le bien fondé de la détention.
Si la Cour a déjà admis que les infractions terroristes placent les autorités devant des problèmes particuliers, cela ne signifie pas qu’elles aient carte blanche pour placer des suspects en garde à vue en dehors de tout contrôle effectif. Il en va de même pour la lutte contre le trafic de stupéfiants en haute mer.
En l’espèce, la présentation des requérants à des juges d’instruction, lesquels peuvent assurément être qualifiés de « juge ou autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires » au sens de l’article 5 § 3, est intervenue treize jours après leur arrestation en haute mer (la Cour regrette que le Gouvernement n’ait apporté des informations étayées concernant la présentation à ces juges d’instruction que devant la Grande Chambre).
Au moment de son interception, le Winner se trouvait au large des îles du Cap Vert et donc loin des côtes françaises. Rien n’indique que son acheminement vers la France ait pris plus de temps que nécessaire, compte tenu notamment de son état de délabrement avancé et des conditions météorologiques qui ne permettaient pas une navigation plus rapide. En présence de ces « circonstances tout à fait exceptionnelles », il était matériellement impossible de présenter les requérants plus tôt aux juges d’instruction, sachant que cette présentation est finalement intervenue huit à neuf heures après leur arrivée, ce qui représente un délai compatible avec les exigences de l’article 5 § 3.
La Cour conclut donc, par neuf voix contre huit, à la non violation de l’article 5 § 3. Lire l’arrête de la CEDH http://www.la-croix.com/Arret-de-la-CEDH-sur-le-statut-du-procureur/documents/2420258/47601
La décision a été prise à neuf juges contre huit. La majorité s’appuie sur le fait que le juge d’instruction a été saisi de l’affaire deux jours avant l’arrivée du bateau à Brest et que c’est donc un magistrat indépendant qui a autorisé la garde à vue, quelques heures avant leur mise en examen. Mais la Cour n’a pas voulu tirer conséquences du fait que, les onze premiers jours, l’autorité judiciaire qui supervisait l’opération militaire de grande envergure était un procureur français. La Cour a voulu délibérément éviter d’entrer dans le débat franco-français sur le statut du parquet. L’arrêt de juillet 2008 a, lui, voulu souligner de manière catégorique et directe que le procureur français n’est pas une autorité judiciaire ne présentant pas de garanties d’indépendance suffisantes. De façon moins directe et plus neutre l’arrêt de la grande Chambre a rappelé sa jurisprudence constante depuis l’arrêt Schlieeser de 1979, selon laquelle l’autorité judiciaire devant laquelle doit être conduite une personne arrêtée« doit présenter des garanties d’indépendance à l’égard de l’exécutif et des parties, ce qui exclut, notamment, qu’il puisse agir par la suite contre le requérant dans la procédure pénale, à l’instar du ministère public ». Une partie poursuivante comme le procureur ne peut décider de la privation de la liberté. C’est poser aussi le problème de la garde à vue qui reviendra devant le CEDH inévitablement qui devra cette fois dire si le statut de procureur présente des garanties d’indépendance suffisantes pour protéger la liberté d’aller et venir de chacun. Beaucoup de juristes estiment que non : les pouvoirs du procureur, qui contôle et prolonge la garde à vue pendant les quarante-huit premières heures sont contraires à la Convention européenne des droits de l’Homme, même si le Conseil constitutionnel français a validé ce point : l’arrêt du CEDH s’imposera à lui. Pour beaucoup de juristes il ne parait pas possible de statuer sur la privation de liberté d’une personne si l’on reçoit les instructions d’un ministre : on perçoit d’emblée les dérives qu’une telle disposition peut entraîner. D’où la conclusion avancée par beaucoup de juristes : en contrepartie de la suppression du juge d’instruction, il faudrait renforcer les pouvoirs du juge de l’enquête et des libertés, qui serait créé par la réforme et chargé de de contrôler l’enquête menée par le parquet. Mieux encore il conviendrait de donner de vraies garanties d’indépendance au procureur : nomination sur avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature et interdiction de recevoir des instructions dans les affaires individuelles. C’est notamment la thèse défendue par robert badinter, ancien ministre de la Justice et ancien président de la Cour constitutionnelle française.