L’hypertrophie de l’appareil sécuritaire des Etats-Unis, révélée par une enquête du «Washington Post», peut être un poison pour la démocratie. Cinquante mille rapports produits chaque année, des dépenses qui culminent à 75 milliards de dollars, (cf. Military Intelligence Programm http://www.fas.org/blog/secrecy/ ) , une communauté de 850 000 personnes. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, l’attaque la plus traumatisante qu’ait connue l’Amérique sur son sol, les services de renseignement américains ont plus que doublé de volume. Déjà en 1999, le Parlement européen en 1999 avait mené une enquête non aboutie sur « l’affaire Echelon »
Une enquête de deux ans menée par le Washington Post (Top Secret America par Dana Priest et William M. Arkin http://projects.washingtonpost.com/top-secret-america/ ) révèle pour la première fois de façon globale et très détaillée l’hypertrophie de l’appareil sécuritaire. Cela n’aurait rien de préoccupant si la Maison-Blanche et le Congrès n’avaient pas perdu le contrôle du phénomène. Un certain James Clapper le reconnaît: «Un seul être dans l’univers sait ce que font nos espions: Dieu.» James Clapper est pressenti par Barack Obama pour devenir le nouveau patron des renseignements. Les réactions de David C. Gompert, directeur faisant fonction de l’Agence National Intelligence (DNI) , n’ a pu que faire part de son embarras http://www.dni.gov/press_releases/20100719_release.pdf. Le Washington Post , à son tour, a fait part de ses réactions et celles de ses lecteurs http://voices.washingtonpost.com/top-secret-america/2010/07/washington_reacts_to_top_secre.html
Mais il ya plus grave : l’espionnage est en voie de privatisation. C’est le cœur de l’enquête du Washington Post, « TOP SECRET AMERICA » qui décrit dans le détail son étendue et ses dérives.Par exemple au sein de la seule CIA, les employés de 114 sociétés comptent pour environ un tiers des effectifs. La privatisation rend-t-elle plus efficace. C’est loin d’être démontré. Aux Etats-Unis, plus de 30% des personnes habilitées au secret-défense appartiennent au secteur privé, soir 265 000 « contractors ». Les bavures de Blackwater en Iraq sont bien connues, mais n’est-ce pas la pointe de l’iceberg ? 1931 sociétés privées travaillent sous contrat pour la communauté du renseignement,, mais 110 d’entre elles se partagent 90% du marché. General Dynamics, l’une des plus importantes, a triplé son chiffre d’affaires depuis 2001 et triplé ses effectifs. 800 entreprises sont spécialisées dans les technologies de l’information, mais d’autres interviennent directement dans les opérations, ce qui n’est pas sans risques : sur 22 agents de la CIA recensé comme morts en opérations 8 étaient des contractors. Les exemples sont multiples et peut-on se consoler en disant que cela représente une vieille tradition américaine ? En tout cas c’est un busines florissant qui se chiffre à plusieurs dizaine de milliard de dollars. Le programme de satellites-espions serait privatisé à 100% ! Ne parlons pas de l’interrogatoire des prisonniers !
Ce phénomène américain de privatisation existe-t-il en Europe ? Non répondent les experts qui ajoutent cyniquement que si les services officiels gardent la haute main sur des fonctions par définition régaliennes c’est tout simplement parce qu’ils n’ont pas assez d’argent pour payer….
Cette situation embarrasse les autorités américaines qui voudraient bien faire machine arrière, mais le peuvent-ils ? Leon Panetta, directeur de la CIA, estime que depuis trop longtemps ils dépendent de « contractors » pour le travail opérationnel qui devrait être fait par les agents de la CIA. Quant au secrétaire à la Défense, Robert Gates a confié qu’il préférait les gens qui sont dans la carrière parce qu’ils se préoccupent du pays et pas seulement parce qu’ils se préoccupent de se faire de l’argent. Les milieux démocrates s’inquiètent, eux aussi.
Plusieurs causes expliquent ce développement anarchique. A commencer par le fonctionnement autistique de la bureaucratie, comme il en est de toute bureaucratie et où chaque fief défend ses prérogatives et ses augmentations de budget au détriment d’une action concertée. Son statut de superpuissance déclinante et sa confrontation à de nouvelles menaces plus diffuses, non étatiques ont déstabilisé les Etats-Unis. L’Etat sécuritaire est apparu comme la réponse rassurante au djihad international. Il découlait d’une idéologie néoconservatrice, qui a laissé croire que la démocratie américaine se suffisait à elle-même qu’elle pouvait et qu’elle devait être exportée. Les Etats-Unis se sont murés dans l’illusion de l’omniscience et de l’omnipotence. On a cru qu’il suffisait de créer un Département de la sécurité intérieure pour donner une cohérence à la lutte contre le terrorisme. Or le renseignement dépend aussi de la qualité des données recueillies, de leur analyse de leur compréhension profonde. Bref toute l’illusion qui a marqué et marque encore Swift, Pnr et rien ne dit qu’on tourne le dos délibérément à ce type d’illusion, bien au contraire. Chaque jour démontre que les lacunes du renseignement persistent et que les Etats-Unis et nous avec eux ne sommes pas plus en sécurité aujourd’hui qu’il y a une décennie. Pourtant on continue à faire confiance à des rapports douteux (par exemple le rapport du juge Bruguière dans l’affaire Swift), à multiplier les atteintes à la protection des données personnelles, à poursuivre les errements de Guantanamo à Bagram en Afghanistan. Le renseignement est livré à lui-même, sans vision stratégique, courant en tout sens comme le canard à qui l’on vient de couper la tête.
C’est un système qui échappe à tout contrôle politique et financier : beaucoup trop d’argent dépensé pour un « retour sur investissement » très insuffisant diraient les gestionnaires des grandes entreprises. L’Europe doit-elle continuer à accompagner, bon gré malgré, les incertitudes américaines ?
CF. la compilation exceptionnelle des nombreux rapports du Congressional Research Center Reports on Intelligence and related Topics (CRS) http://www.fas.org/sgp/crs/intel/index.html