« Lessons in Disaster » le livre de Gordon Goldstein sur la guerre du Vietnam ( paru en 20008) comporte une leçon, la numéro 3, particulièrement instructive : « la politique est l’ennemie de la stratégie ». Goldstein évoque comment la focalisation du président Johnson sur l’élection présidentielle de 1964 à laquelle il comptait se présenter avait complètement éclipsé l’urgence d’une révision de la stratégie américaine au Vietnam. « Premier souci : gagner, gagner, gagner les élections, pas la guerre » se souvient dans son livre le talentueux conseiller à la sécurité nationale de Johnson, McGeorge Bundy.
Pourtant en ces temps difficiles ou la politique coule à plein bord, une petite voix a pu se faire entendre pour parler des bienfaits de l’immigration (à la suite du journaliste Eric le Boucher) alors que ce numéro de Nea Say (le N° 107) est rempli d’informations désolantes. Nos sociétés vieillissantes seront-elles finalement condamnées et en premier lieu par le renoncement des partis politiques de gouvernement, pour qui l’immigration apparaît négative. Les immigrés seraient responsables du chômage et de la stagnation des salaires. Il faut non plus seulement contrôler l’immigration mais l’arrêter, comme l’a demandé Claude Guéant (immédiatement et vivement critiqué, il est vrai, par Christine Lagarde, la patronne du Medef Laurence Parisot, Alain Juppé et quelques autres). A un an des élections, il n’est pas «électoral» d’essayer de faire la pédagogie des bienfaits de l’ouverture des frontières. Plus aucun homme ou femme politique n’ose, et le Front national impose son idéologie xénophobe.
Une trop vieille Europe. D’abord le contexte. Dans l’Europe des Vingt-Sept, déjà dix pays voient leur population vieillir et rétrécir. A commencer par l’Allemagne. A partir de 2015, l’évolution démographique de l’ensemble de l’Union européenne sera négative. L’immigration est le seul moteur démographique positif. Or pour les économistes, le premier facteur de décroissance est la baisse de la population. Pour croître, une économie a besoin d’un marché du travail actif. Depuis toujours, l’Europe a été une grande terre d’accueil. Elle compte 44 millions d’immigrants, 9% de ses 500 millions d’habitants. Mais le climat s’est durci au fil des années. Les sondages sont clairs: les populations européennes veulent restreindre ces flux. 90% des Italiens le souhaitent, 75% des Français, 66% des Britanniques. Peut-on leur faire entendre raison ? Il faudrait au moins essayer plutôt que de courir vers le plus facile où les plus ardents rivalisent d’ardeur.
Quels emplois prennent les immigrés? Ces immigrés sont-ils créateurs de chômage? Prennent-ils les emplois des Français comme dit le Front national? Les études convergent pour répondre négativement. Les jeunes «Européens» sont de plus en plus diplômés, ils aspirent à des fonctions de plus haut niveau. En conséquence, beaucoup d’emplois non qualifiés, de manœuvre, de services, de construction sont laissés vacants. De plus en plus d’immigrés les occupent et cela pousse les Français vers le haut, ce qui du même coup élève leurs salaires. Temporairement, note Sébastien Jean et Miquel Jimenez, si le marché du travail est rigide, une légère pression s’exerce sur les salaires des non qualifiés mais à moyen terme cet effet s’estompe puis s’inverse. En tous cas, les immigrés ne prennent pas les emplois des Européens ou des Français.
En revanche, ils prennent les places des autres immigrés, précédents, et provoquent un fort taux de chômage dans cette population. Ça, c’est vrai. Du coup, ils pèsent sur les caisses chômage. Serait-ce la santé et les retraites qui coûtent chers . Et on fait remarquer que, plus un Etat dispose d’une sécurité sociale généreuse, comme la France, plus il attire des immigrés sans qualifications. Mais, en général en âge de travailler, ils ne pèsent pas sur les caisses de retraites et peu sur les caisses de santé (dont les plus grosses dépenses viennent des personnes âgées). Au total, l’immigration serait positive pour le budget de l’Etat , selon Xavier Chojnicki du Cepii. Il s’est exprimé avec force et concision dans Telos http://www.telos-eu.com/fr/article/immigration-combien-ca-coute . Il ne s’agit pas, à l’inverse, de s’illusionner sur «ces immigrés qui vont payer nos retraites». Cet espoir est vain: il faudrait qu’ils soient beaucoup plus nombreux, jusqu’à doubler la population européenne en 2050. Le financement des retraites ne viendra pas de là, mais d’un allongement des durées de cotisation. Non pas fermer la porte mais l’entr’ouvrir : c’est la solution de l’immigration si non «choisie», du moins « concertée ». Le pays n’accueille plus que les métiers dont il a besoin: artisans, ouvriers de la construction, agents de services… Ou bien encore des métiers qualifiés, comme le pratiquent le Canada, l’Australie ou les Etats-Unis. L’immigration américaine est ainsi qualifiée à 42% (contre 38% de non-qualifiés) alors qu’elle est majoritairement non qualifiée en France (à 85%). Tout cela resterait incomplet s’il n’était accompagné d’une politique d’intégration de ceux qui sont déjà présents : les conclusions de la conférence ministérielle européenne de Vichy (convoquée par la présidence française sont restées sans lendemain.
Conclusion: la France devrait, à l’inverse de ce qu’a proposé Claude Guéant (que le président de la République n’a pas clairement dissuadé), encadrer l’immigration et non s’y opposer. Mais, dans tous les cas, globalement, les apports de main d’œuvre ne menacent pas les emplois et, sur un continent en déclin démographique, restent l’un des plus bénéfiques moteurs de croissance. Il convient donc de revisiter le « pacte européen pour l’immigration et l’asile » adopté il y a presque trois ans, sous présidence française, précisément. Le pacte européen n’avait pas retenu le slogan français de l’immigration choisie, mais celui de « l’immigration concertée ». Le « printemps arabe » donne un regain d’actualité à cet objectif. Le Conseil européen avec son « partenariat pour la démocratie et la prospérité partagée » semble vouloir lui donner un nouvel écho et la Commission européenne avec sa communication sur les migrations du 4 mai semble vouloir donner une nouvelle chance à une idée régulièrement agitée au cours de ces six dernières années, mais jamais concrétisée.