Les uns et les autres quel que soit le niveau où ils sont (députés, sénateurs, conseillers régionaux, ou simples conseillers municipaux d’une petite commune) n’ont pas pris conscience de leur grande utilité : ils sont indispensables dans la construction européenne. De leur part, trop d’ignorances et d’indifférence dont ils ne sont pas entièrement responsables. Ce n’est pas l’exercice des nouvelles responsabilités confiées aux parlementaires nationaux par le traité de Lisbonne qui va mettre fin à ce marasme. Là, peut-être, se trouve même un piège : détourner des tâches politiques au profit d’un exercice, certes utiles et ayant les vertus pédagogiques de l’apprentissage, mais relevant plus du domaine de la procédure parlementaire, de la technique législative que des grands choix de société, des grandes options diplomatiques. C’est une démocratie au rabais, un peu formelle qui nous serait ainsi offerte. Dés lors pourquoi s’étonner ou regretter ce relatif désintérêt ?
Laisser les choses en l’état c’est aller tout droit à l’échec. C’est l’échec de la stratégie Europe 2020 si les parlementaires nationaux ne s’y intéressent pas, ne se l’approprient pas, c’est l’échec s’ils ne s’engagent pas dans la rude bataille du cadre financier pluriannuel qui va déterminer jusqu’à la fin de la décennie le montant des ressources financières dont disposera l’Union européenne et leur affectation. Cela va beaucoup plus loin que les nouveaux pouvoirs donnés par le traité de Lisbonne au Parlement européen.
Les élus nationaux, locaux doivent s’impliquer davantage : ils sont poussés par le nouveau contexte politique, celui d’un sursaut pour une Europe politique plus affirmée, plus fédérale, le mot est lâché, mot si redouté (que les anglais se refusaient à prononcer et qu’ils désignaient comme le « F word »), ce mot naguère lourds de polémiques et d’antagonismes vécus comme définitifs. Ce mot connait un regain d’intérêt, son usage se multiplie presque jusqu’à la satiété. On peut être surpris par le nom de ceux qui le mettent en avant, parfois avec éclat et c’est cet éclat qui surprend. Dernier en date parmi les conquis, Nicolas Sarkozy dans son discours de Strasbourg du 8 novembre. Allant plus loin, il se prononce pour une Europe à plusieurs vitesses, tirant ainsi les leçons de la crise de la dette que les chefs d’Etat et de gouvernement essayent de résoudre à coups de sommet à répétition. Un fossé se creuse entre la zone construite sur le « noyau dur » du couple franco-allemand et les autres. Ce fossé ne date pas d’aujourd’hui mais il devient plus visible et touche désormais des aspects concrètement opérationnels : « clairement, avance Nicolas Sarkozy, il y aura (…) une vitesse vers davantage d’intégration dans la zone euro et une vitesse plus confédérale dans l’Union européenne. Il ajoute que tout en étant nécessaire au bon fonctionnement de la monnaie unique, le fédéralisme est en contradiction avec le principe de l’élargissement : «personne ne pense que le fédéralisme, c’est possible à 33, 34, 35 pays (…) mais il n’y aura pas de monnaie unique sans un accroissement de l’intégration économique et de la convergence. »
Chacun, un peu magiquement comme pour conjurer un mauvais sort, agite le mot et voit dans cette Europe fédérale la chance ultime pour nous guérir de nos mots et éviter le déclin. Fort bien, mais gardons le sang froid. Le contenu, les moyens pour atteindre cette Europe plus fédérale, les procédures, le calendrier font encore défaut. La sincérité n’est pas garantie chez tous, les velléités du chœur antique sont aussi présentes : marchons ! marchons! chante à l’unisson le chœur, mais personne n’avance.
Pourtant le moment est arrivé, c’est maintenant au jamais. Cependant des personnes avisées, réfléchies mettent en garde comme l’ancien ministre français des affaires étrangères, Hubert Védrine : « à cette fuite en avant « fédéraliste » que prônent certains, il me parait plus sage de préférer l’application de ce qui a déjà été décidé (…) ne rompons pas le fil de ce qui a fondé la démocratie en Europe » (Libération du 4 novembre). A cet appel, pathétique par son aspect sérieux et sincère, répond son ami, l’ancien ministre allemand des affaires étrangères, Joschka Fischer : « Si la confédération actuelle n’évolue pas vers une fédération avec un pouvoir politique central, la zone euro-et l’ensemble de l’UE-va se désintégrer. Le coût politique, économique et financier en serait énorme. Un effondrement de l’UE suscite la crainte partout dans le monde(…) Soyons clair : toute solution qui n’irai t pas jusqu’à l’instauration des Etats-Unis d’Europe ne permettra pas d’éviter le désastre qui s’annonce. Que cela plaise ou pas, la zone euro devra servir d’avant-garde à l’UE ? Cette dernière avec ses vingt-sept membres, n’ayant ni la volonté, ni la capacité d’accélérer l’unification politique. Malheureusement l’accord unanime de tous ses membres pour procéder aux changements nécessaires ne pourra être obtenu ». (le Figaro du 7 novembre). Alors que faire ? Des ébauches existent ici et là, comme par exemple, parmi d’autres, celle du Groupe Spinelli, imparfaites et incomplètes, elles gagneront en cohérence, deviendront opérationnelles en se rapprochant les unes des autres et surtout avec le temps sous la pression des évènements
Reste le dilemme qui semble opposer Hubert Védrine à Joschka Fischer, le risque, sérieux, de rompre le fil démocratique. Au cours de ces dernières semaines la tension est à son comble, la rupture, partielle, parfois réelle. Le mot habituellement utilisé de « déficit démocratique » apparait usé, insignifiant, incapable de rendre compte de la réalité. C’est pire que du simple « déficit démocratique » et l’enjeu est souvent considérable : forcer les européens à la discipline sans empiéter brutalement sur les souverainetés nationales et cela en mettant dans le jeu européen de la pratique quotidienne les élus nationaux. Le groupe de travail parlementaire franco allemand sur la gouvernance de la zone euro s’y essaye, c’est une très bonne initiative, d’autres initiatives du même ordre existent ou apparaitront inévitablement. Nous sommes là au cœur de la souveraineté nationale et au cœur de la légitimité historique du pouvoir des parlements : décider de la dépense et de la sanction pour ceux qui ne respectent pas les règles. Ce n’est pas rien !
Les rencontres entre parlements nationaux et Parlement européen sont nombreuses et régulières depuis plusieurs décennies : à ce jour elles n’ont rien produit de convaincant. Des rencontres rituelles mais utiles car elles permettent aux parlementaires de mieux se connaître sur un plan plus personnel notamment, de mieux percevoir la réalité profonde, vécue du quotidien, certes, mais c’est très insuffisant. Ces rencontres entre membres des différentes commissions parlementaires ne sont que des fast food insipides : vite préparé, vite mangé, vite oublié. Un exemple récent et malheureux, la réunion interparlementaire sur « la responsabilité démocratique de la stratégie de sécurité intérieure et le rôle d’Europol, d’Eurojust et de Frontex », rien que cela, on n’ose dire un détail ! La Cosac qui institutionnellement préside à l’organisation des rencontres entre Parlement européen et parlements nationaux n’a pas d’autre bilan à présenter qu’un bilan consternant. Mais il n’y a pas de fatalité à cette situation : un peu plus de volonté politique, un peu de visibilité, bien choisir ses thèmes à enjeu important, réel et touchant directement le citoyen. Ils ne manquent pas.
Des exemples encourageant ne sont pas nombreux mais ils existent. Ne pas baisser les bras. Deux exemples : le premier, exceptionnel mais resté sans lendemain à cause d’un accident de la circulation, celui de la « constitution européenne », avortée diront certains, absolument pas répliqueront d’autres puisque nous retrouvons la quasi-totalité des textes dans le traité de Lisbonne. Le très réel succès de la Convention présidée par Giscard d’Estaing est dû à la connivence, la complicité des parlementaires quelle que soit leur origine, européenne ou nationale. Leur collusion l’a emporté sur celle des gouvernements. Elément symbolique et sentimental des parlementaires nationaux ont continué à siéger au sein de la commission des affaires constitutionnelles du Parlement européen et cela bien après la fin de la Convention. Il n’y a pas de fatalité à un antagonisme définitif entre les deux branches de la légitimité parlementaire européenne et nationale. Un antagonisme jamais perçu réellement et dont on voit mal la source et plus encore qui donc aurait l’intérêt à l’entretenir ? Au contraire, ce serait l’occasion de raviver des institutions qui s’étiolent ,de plus en plus désertées par le pouvoir réel. Comme dans le cas cité plus haut de la Convention, qui a le plus à perdre sinon les gouvernements nationaux, car ils perdraient encore plus si la construction européenne venait à s’effondrer.
Un deuxième exemple, la récente Conférence (publique) sur le futur cadre financier pluriannuel. Organisée par le Parlement européen, la présidence polonaise et la Commission européenne, la Conférence a rassemblé pendant deux jours un vaste public de gens avertis et engagés, des députés, européens et nationaux, des responsables gouvernementaux. Trois groupes de travail ont produit des rapports estimables. L’audience du côté parlementaire est resté très inégale, certainement pas en proportion des attentes des organisateurs (il est vrai qu’en parallèle se déroulaient dans les Etats membres les procédures budgétaires nationales annuelles), mais plus grave la Conférence est restée discrète aucun média n’a relayé cet évènement digne d’un meilleur sort. Des résultats en demi teintes donc, mais encourageant. La future présidence danoise ne s’y est pas trompée, par la voix de son ministre des affaires européennes (le premier depuis l’entrée du Danemark dans l’Union européenne), elle a annoncé que l’exercice serait renouvelé dans six mois, sous sa présidence. C’est l’amorce de ce qui est appelé à devenir le grand rendez-vous annuel en matière budgétaire des parlementaires et des responsables gouvernementaux, tout en restant ouvert au public, ouverture encore imparfaite pour cette « grande première. Alain Lamassoure a conclu en faisant remarquer que les parlements nationaux venaient de faire leur entrée dans les affaires européennes et qu’ils n’en sortiront plus. Ce n’est pas une conférence de plus mais l’émergence d’une réelle gouvernance économique européenne.
La stratégie Europe 2020 et son financement (le cadre financier pluriannuel) constitue un terrain de parcours idéal pour intéresser les élus nationaux aux affaires européennes. Incontestablement mettre dans le jeu les élus nationaux donnerait un élan nouveau à la construction européenne. Le député européen et président de la commission du Budget, Alain Lamassoure, soulignait récemment le paradoxe suivant : dans l’Union européenne, tout, absolument tout circule librement à l’intérieur de l’Union européenne, tout sauf les débats politiques : ils restent confinés au territoire national. Ce n’est pas tenable.
Une deuxième obligation, une ardente obligation même, pour les élus nationaux : la concrétisation, prochaine, d’une Europe à deux vitesses. Elle est inévitable, nous venons de voir qu’à la fois Joschka Fischer et Nicolas Sarkozy la considèrent comme inéluctable. Or si l’Europe peut être à deux vitesses, la démocratie européenne est seule et indivisible même si elle se décline avec des nuances dans sa pratique qui restent, heureusement, nationales. Fondamentalement la démocratie européenne est une, ses valeurs sont appelées à rester commune. Le tissu de la démocratie européenne ne peut être déchirée par ces Europe à deux vitesses, inéluctable et le rôle des élus est à cet égard déterminant. C’est dans ce sens et seulement dans ce sens que les craintes exprimées par Hubert Védrine sont justifiées. Cette Europe à deux vitesses il faut l’observer avec sérénité : ce n’est pas l’éclatement de l’Europe. Ce n’est pas nouveau, l’Europe a connu et connaît encore de nombreuses formes d’intégration différenciée à la fois dans et hors des traités. L’Europe à plusieurs vitesse est d’ores déjà une réalité et à joué un rôle important dans le processus d’intégration. L’ensemble des politiques à venir (et d’avenir) ne peut pas concerner tous les pays ; beaucoup sont d’ordre régaliens et touchent à la souveraineté des Etats et à des consensus forts d’ordre socio-économiques et politiques. Il faut reconnaître l’hétérogénéité des intérêts et préserver les avancées pour ceux qui le veulent et le peuvent : la crise a mis en lumière les divergences, les désaccords, les traditions et les visions différentes. Différents modèles socio-économiques existent, ils sont le résultat des histoires et traduisent des perceptions stratégiques différentes de l’’avenir. On ne doit pas déplorer tout cela mais le surmonter et trouver les modalités pour gérer toutes ces différences. L’Europe à deux vitesses (ou plusieurs) est le choix à privilégier pour passer de la crise au rebond.