Le lancement de la commission spéciale du Parlement européen sur le crime (cf. autre article) est l’occasion de faire un certain nombre de considérations qui sont plus des constats que des réflexions.
Ce qui frappe l’observateur extérieur, non spécialiste, est que nous assistons à une mondialisation et à un décloisonnement géographique de la criminalité. Sous l’action de puissances criminelles, les Etats se trouvent contestés dans leurs actions et même dans leur existence (pensons au Mexique). Concurrencés, seront-ils un jour dominés, marginalisés dans l’exercice de leur souveraineté s’interrogent les plus inquiets. Quant aux mafias, elles seraient une sorte d’aristocratie du crime comme il était dit dans « le Monde des mafias. Géopolitique du crime organisé ». Le crime a désormais une capacité accrue de transformation des sociétés, de leur vie politique, des marchés économiques et financiers, des rapports sociaux. Or la science politique ou économique n’aiment pas penser le crime et les sciences sociales l’ignorent ou le méprisent. A la différence du terrorisme qui tue peu surtout en occident, mais on en parle beaucoup, les dégâts du crime organisé sont invisibles, ce type de crime reste silencieux et sournois. Obnubilés par le terrorisme les Etats ont parfois négligé la progression du crime infiniment moins visible et moins spectaculaire. Le terrorisme a quelque chose de passager, transitoire là où le crime, plus résilient, acquiert une dimension illimitée dans le temps et l’espace et à la différence du terrorisme la criminalité internationale organisée est une fin en soi alors que le premier est un moyen, une méthode pour d’autres fins que lui-même. Cependant les deux connaissent aujourd’hui des convergences inquiétantes ou des complicités opérationnelles, occasionnelles mais redoutables.
Le nombre des Etats qui morcelle la planète et la taille des Etats ( micro Etats où se refugie le crime) n’expliquent pas à eux seuls la montée du crime , le phénomène parallèle du retrait des Etats est spectaculaire : ils ont de moins en moins de capacité d’action et le pouvoir se transfert progressivement vers des acteurs non étatiques légaux et illégaux au premier rang des quels, les marchés. Selon l’expression de Susan Strange, les Etats sont devenus une « fiction courtoise »(The Retreat of the State. The Diffusion of Power in the World Economy). Ce retrait de l’Etat n’ épargne personne. Joue dans le même sens, cet effritement du monde qui crée automatiquement des frontières de plus en plus nombreuses qui sont autant d’obstacles et de handicaps pour les polices et les justices : les frontières n’existent que pour elles. Les organisations criminelles savent en jouer avec habileté.
Autre phénomène explicatif, l’urbanisation accélérée : depuis2008, plus de la moitié de la population mondiale vit dans les villes, en 2050, ce seront les deux tiers où cohabiteront de façon instable et chaotique de grandes richesses et d’immenses pauvretés, une richesse à portée de main mais inaccessibles. L’urbanisation et la criminalité entretiennent traditionnellement des liens : les individus s’y dérobent naturellement aux regards des autres et le contrôle social traditionnel tend à s’estomper, voire disparaître. La ville facilite l’anonymat et faciliter l’anonymat c’est faciliter la grande criminalité et leurs activités prédatrices. Les villes vont se rendre autonome par rapport au pouvoir étatique. Autorité segmentée et territoires effritées produisent naturellement des autorités du type de celles connues au temps de la féodalité du Moyen Age.
Les territoires en guerre, les conflits de toute nature sont des lieux où naissent et transitent les grands flux criminels : drogues, armes, êtres humains, matières premières, contrebandes. Ces trafics sont des déclencheurs ou des moteurs de conflits et des facteurs puissants de déstabilisation. Comme beaucoup de crises criminelles ce sont des crises silencieuses à faible intensité médiatique.
La tendance naturelle de ces organisations criminelles est de proliférer, de s’étendre. Ne parle-t-on pas de l’empire du crime et la dispersion mondiale des mafias italiennes constitue une des plus étonnantes réussites de la mondialisation, mais ce n’est pas le seul exemple, ni nécessairement celui qui a l’emprise la plus redoutable.
Comme jadis Karl Marx (et d’autres) décrivait le stade suprême du capitalisme, peut-on décrire le stade suprême de la criminalité internationale organisée ? Certains s’interrogent : n’avons-nous pas atteint ce stade, sachant que la frontière entre une grande faillite frauduleuse et une crise financière est mince, la différence entre les deux étant plus de taille que de nature. Doit-on repousser la grille de lecture criminologique pour analyser les crises qui nous sont proches ? L’évasion et la fraude fiscale qui assèchent le budget de l’Etat et l’affaiblissent, l’économie souterraine ou informelle, la corruption faussant les mécanismes des marchés privés et publics, le trucage des comptes publics, la « créativité financière »de grandes banque comme par exemple Goldman Sachs, conseillant le gouvernement grec, la « criminalité verte » qui détruit la planète, comment interpréter tous ces phénomènes ? Incontestablement le monde du crime a bénéficié d’un effet d’aubaine utile pour l’assomption des criminels vers la puissance.
Quelques constats conclusifs : les acteurs du crime sont des acteurs concurrents face à des Etats et des autorités publiques défaillants dont certains empruntent une partie des attributs, des comportements du monde criminel, dans les cas extrêmes l’Etat,prédateur, est le problème, pas la solution. Des conflits armés asymétriques (terrorisme par exemple) ou de basse intensité sont parasités par la grande criminalité. Une extrême mobilité du crime qui bouge sans disparaître et sans laisser de traces, furtivité élevée, véritables trous noirs absorbant, happant tout ce qui s’n approche. Phénomènes d’hybridation qui rapprochent crime organisé et crime entrepreneurial (« crime en col blanc »), élites légales et légitimes et élites criminelles dont les codes sociaux et modes de vie convergent souvent, interpénétration croissante des zones grises faites d’espaces économiques et financiers ni totalement légaux, ni totalement illégaux, enfin rapprochement au niveau mondial entre grandes organisations dans des rapports croissants d’échanges et de coopérations. Songeons que plus d’un tiers des médicaments sont contrefaits provoquant, selon certaines estimations, des millions de morts, infiniment plus que les conflits les plus sanglants.
Mais tout cela ne serait pas possible sans un grand nombre de facilitateurs du crime, des professionnels légaux, responsables, irréprochables en apparence, respectables et surtout disposant d’une expertise technique : avocats, conseillers financiers et fiscaux, notaires, agents immobiliers, promoteurs, banquiers. Ils ouvrent des comptes, créent des sociétés, délivrent des documents officiels, autant complices qu’associés les frontières ne sont pas toujours faciles à établir entre les deux. Ce sont souvent eux qui donnent la conformité aux normes. Ils se font juges de paix pour la résolution des conflits, ils assument des fonctions que l’Etat ne peut ou ne veut plus exercer et ils y puisent une nouvelle légitimité. Sont recherchés les pays détenteurs de matières premières ou de ressources naturelles, pays bénéficiaires de l’aide internationale.
La mondialisation a créé un effet d’aubaine d’une grande portée historique et géopolitique. La mondialisation a desserré les contraintes, consacré la dérégulation, provoqué une ouverture des marchés, des espaces, une ouverture sans précédent depuis les grandes découvertes de continents nouveaux et l’établissement de nouveaux courants commerciaux avec des produits nouveaux eux aussi . Le crime organisé peut noyer désormais ses trafics dans de flux transnationaux grandissants difficilement contrôlables : flux financiers, flux migratoires, flux commerciaux. La mondialisation a créé des occasions nouvelles de prédation et les a masquées avec plus de facilité.
(1) La question reprend la formule de Jacques Saint Victor : « Le pouvoir invisible. Les mafias et la société démocratique XIX-XXe » Gallimard 2012