C’est la légalisation de 11 millions de personnes qui est envisagé, le débat sera long, mais un consensus semble émerger. Une réforme historique tolérée par des républicains devenus lucides, et appuyée par les progressistes, les catholiques, de plus en plus nombreux en proportion avec l’arrivée des « latinos », mais aussi par la Silicon Valley.
Pendante depuis le début des années 2000, une première fois rejetée, la réforme de la politique migratoire américaine pourrait voir le jour d’ici cet été. Si elle reste encore débattue, il semble néanmoins qu’elle incarnerait une nouvelle conception de la politique migratoire américaine. Un exemple pour l’Union Européenne ? Le président Obama l’a réaffirmé le 2 mai, la veille d’une visite au Mexique, il souhaite au plus vite l’adoption d’une réforme de la politique migratoire américaine alors que le Sénat américain est en train d’en débattre en ce moment même.
Bien que le taux de chômage soit toujours élevé, selon les critères américains (7,6 %) et que la reprise économique reste hésitante, une réflexion a été lancée par Barack Obama. Elle a été relayée par des élus de l’opposition, chose très exceptionnelle. Les premiers débats viennent de commencer au Sénat, autour d’un texte (844 pages) présenté par le « gang des huit », 4 élus démocrates et 4 élus républicains. Ce texte s’inspire des deux grands axes défendus par Obama: l’accession à la citoyenneté pour les clandestins, et l’ouverture des frontières pour les immigrants qualifiés. Selon ce texte, 11 millions de sans-papiers, en majorité mexicains, qui vivent et travaillent aux États-Unis, obtiendraient un statut légal temporaire et pourraient travailler, conduire et voyager en toute liberté, à condition d’être arrivés avant le 31 décembre 2011 dans le pays et d’y avoir résidé de façon permanente depuis leur arrivée, de payer des frais d’un montant de 500 dollars et d’éventuels arriérés d’impôts, et enfin d’avoir un casier judiciaire quasi vierge (maximum de deux délits mineurs). Après dix ans, ces immigrés pourront ensuite déposer une demande de « carte verte », le permis de séjour permanent. Trois ans plus tard, ils pourraient demander à être naturalisés. Pour les personnes arrivées enfants sur le territoire américain, qui n’ont donc connu que l’Amérique ou presque, la procédure serait accélérée. L’affaire serait menée rondement et en cinq ans le tout serait bouclé ! Dangereux optimisme ? Il y a quelques mois à peine, cette proposition aurait fait hurler le Parti républicain : Mitt Romney ne proclamait-il pas que la meilleure politique consistait à compliquer la vie des sans-papiers pour qu’ils prennent la décision de s’en aller. La dure réalité électorale a rendu les républicains plus raisonnables.
En contrepartie de cette légalisation programmée, et pour rallier les élus plus conservateurs, on met en avant la sécurisation renforcée de la frontière avec le Mexique, une ligne de 3 000 km aujourd’hui très perméable. Un budget de 4,5 milliards de dollars (3,4 milliards d’euros) sera consacré à la construction d’une double clôture par endroits et à l’achat de technologies de surveillance, y compris des drones. Un nouveau système informatique fédéral forcera par ailleurs les employeurs à vérifier que leurs salariés ont un statut légal.
Une politique de l’immigration choisie pointe son nez, au détriment du regroupement familial font remarquer les ONG La réforme en discussion ne vise pas uniquement à résoudre le problème de l’immigration illégale: les élus américains veulent également attirer chez eux des immigrants reconnus pour leurs compétences professionnelles. Un nouveau système à points pour l’obtention de cartes vertes serait créé, fondé notamment sur le niveau d’éducation et le nombre d’années passées aux États-Unis. Les chercheurs et les étrangers « extraordinairement » qualifiés ne seraient pas soumis aux plafonds annuels définis pour ce statut de résident permanent. Même chose pour les visas de travail dans des secteurs très qualifiés. Le nombre de visas « H-1B », accordés aux travailleurs hautement diplômés, passerait de 65 000 à 110 000 par an, voire 180 000 si la demande continuait de croître.
Les élus entendent aussi lancer un visa de trois ans, nommé « W », pour les travailleurs non qualifiés dans des secteurs en pénurie (bâtiment, etc.). La célèbre « loterie » annuelle de 55 000 cartes vertes serait, elle, supprimée, ainsi que certains types de permis de séjour accordés au titre du regroupement familial (un résident ne pourra plus faire venir un frère ou une soeur, par exemple).
A ce compte il n’est pas surprenant que ces propositions aient été applaudies par l’Amérique des nouvelles technologies : Microsoft a apporté son soutien au projet. « Nous n’arrivons pas à recruter pour tous les emplois que nous créons », a déclaré Brad Smith, directeur juridique de l’entreprise fondée par Bill Gates, lors d’une audition devant le Sénat. Selon lui, Microsoft, IBM, Intel, Oracle et Qualcomm (télécoms) ont actuellement plus de 10 000 emplois non pourvus aux États-Unis, un chiffre en croissance. Une étude du gouvernement a indiqué que 51 000 diplômés en informatique sortent chaque année des universités américaines, alors que 120 000 emplois seront créés cette année dans ce secteur. Pour peser dans le débat, et contrecarrer les efforts de la droite du Parti républicain, le patron de Facebook, Mark Zuckerberg, a annoncé le lancement d’un groupe de pression politique regroupant des grands noms de l’industrie technologique américaine. « Pour mener le monde dans ce nouveau cadre économique, nous avons besoin des gens les plus talentueux et les plus travailleurs. Nous devons former et attirer les meilleurs », écrivait-il dans une tribune du Washington Post. « Nous avons une drôle de politique de l’immigration pour une nation d’immigrants. Et c’est une politique inadaptée au monde d’aujourd’hui », ajoutait-il. Le lecteur européen se frottera les yeux à la lecture de ces arguments d’un débat qui semble ne pas avoir rencontré beaucoup d’écho en Europe où la rhétorique anti immigrés ne fait pas relâche.
L’Église catholique, très en pointe aux États-Unis pour l’appui aux immigrants, est un autre soutien de poids à cette réforme et l’élection du pape François ne pourra que renforcer une tendance déjà bien affirmée. « La législation qui vient d’être introduite au Sénat aurait déjà dû être votée depuis longtemps », écrivait l’archevêque de Los Angeles, José H. Gomez, dans l’hebdomadaire catholique The Tidings. « La réforme de l’immigration est le test des droits civiques pour notre génération, poursuivait-il. Beaucoup de gens ne comprennent pas l’engagement de l’Église pour cette cause. Pour moi, c’est une question de droits de l’homme et de dignité humaine. Il s’agit de savoir qui nous sommes en tant que personnes et en tant que nation. »
Les arrières pensée électorales ne sont absentes nulle part : assurément, la nouvelle politique migratoire que souhaite le président américain risque sérieusement de changer la tendance en termes électoraux. Cette régularisation, première étape vers l’obtention de la citoyenneté américaine et donc du droit de vote, pourrait largement profiter au parti démocrate mais cela n’est pas assuré comme le démontre un article du New York Times du 30 avril (voir lien ci-dessous).
De nombreuses analyses du Pew Research Center (PRC) démontrent également ce poids de l’immigration hispanique sur la politique américaine et sur les élections. Ainsi, nous pouvons constater que plus de 71% des électeurs d’origine hispanique ont voté pour Barack Obama lors des dernières élections. Ce fut d’ailleurs un enjeu important lors des élections présidentielles de 2012 pour chaque candidat que de récupérer le vote de la population d’origine hispanique au désespoir du candidat républicain.
Mais, au-delà des gains électoraux, d’autres avantages, nous venons de les décrire, sont visés par cette réforme qui traduit une nouvelle approche de l’immigration. En effet, si l’on en croit un article du Monde du 3 mai citant des chiffres du PRC, plus de 40% des exportations américaines vont vers le Mexique contre 80% depuis le Mexique vers les Etats Unis. De plus, cette réforme permettrait d’augmenter les salaires des immigrants en entrant dans la légalité. Cela signifie donc plus de capitaux circulant entre les deux pays. Enfin, cela bénéficierait aussi au budget américain qui récolterait ainsi les taxes que les immigrants illégaux ne payent pas à l’heure actuelle, justement parce qu’ils sont dans l’illégalité. Ces gains seraient d’autant plus importants que la réforme vise aussi à augmenter le nombre de « cartes vertes » pouvant être octroyées aux travailleurs qualifiés et non qualifiés.
Cette nouvelle politique aurait donc de multiples avantages pour bon nombre d’analystes, y compris pour la majorité des américains qui sont 60% à la soutenir selon un sondage du Wall Street Journal, même si le PRC corrige en pointant le fait que ce n’est pas une priorité pour la majorité.
Parallèlement, certains pointent des inconvénients d’une telle réforme. Selon une étude de la « Heritage Fondation » (fondation conservatrice), plutôt controversée, une telle réforme entraînerait un surcoût de plus de 6 300 milliards de dollars au budget américain principalement en prestations sociales et soins médicaux. Plus encore, si l’on se réfère aux études du PRC, l’opinion publique américaine n’est pas unanime quant aux mesures à adopter dans une telle réforme. Si la moitié des américains sont favorables à un renforcement de la sécurité aux frontières, ils sont plus partagés vis-à-vis de la régularisation complète des immigrés illégaux déjà présents sur le territoire.
Malgré tout, que l’on soit pour ou contre, il nous faut constater que la logique inspirant cette réforme est toute autre que celle qui guidait les politiques migratoires américaines et européennes jusqu’à aujourd’hui. L’immigration n’est plus pensée en termes de coûts mais aussi en termes de gains. Il ne s’agit plus de penser seulement en termes de quotas mais également de façon plus globale et plus prospective.
Cette position contraste singulièrement avec, notamment, la position britannique. En effet, dans le discours de la Reine du 8 mai annonçant le programme du gouvernement pour l’année à venir, celui-ci a clairement mis l’accent sur les restrictions à l’immigration dans l’espoir de concurrencer le parti UKIP : réduction des aides, exigences de titres de séjour pour obtenir un logement, facilitation des expulsions, etc. Tout cela en négligeant la politique européenne en matière d’immigration.
Pour autant, l’Union Européenne ne semble pas changer sa position lorsque l’on se penche sur sa politique migratoire. Ainsi, elle qui a suivi l’exemple américain sur la lutte contre l’évasion fiscale suivra-t-elle une nouvelle fois cet exemple vis-à-vis de sa politique migratoire ? Affaire à suivre ! Pourtant les arguments ne manquent pas pour que l’UE s’engage.
A ce stade, constatons que les Etats-Unis ont une vision plus réaliste que les Etats membres de l’Union européenne alors qu’ils ne sont pas confrontés comme l’UE à un inexorable déclin démographique. La variable démographique fait partie des discours américains alors qu’elle reste discrète dans les discours européens malgré les efforts de sensibilisation de la Commission européenne et le scénario retenu par Eurostat. Ce vieillissement de la population ne pose pas seulement la question de la place de l’Europe dans le monde, mais aussi celle de la place de l’Etat-providence (retraites et santé) du dynamisme de son économie et de sa capacité d’innovation. Rappelons quelques données de base : en 2040 la population européenne commencera à diminuer, déjà en Allemagne, en Italie, ai Portugal, en Roumanie, en Grèce, en Bulgarie, en Hongrie, en Lituanie et en Lettonie, le nombre des décès dépasse celui des naissances et ce devrait être bientôt le cas à l’échelle de l’ensemble de l’Union européenne. En 2050, les plus de 65 ans seront 62 millions de plus (+71%) et les 20-65 12% de moins (et même 26% de moins dans l’hypothèse d’une immigration zéro). En moyenne, le nombre d’actifs à même de financer un retraité passera de quatre à deux ! A l’intérieur de la catégorie des actifs, nous allons assister à un phénomène très rapide de vieillissement des compétences, les « vieux » actifs de plus de 45 ans augmentant partout spectaculairement et le nombre des jeunes diminuant. Cela ne sera pas sans conséquences pour certains secteurs comme ceux qui touchent aux nouvelles technologies.
Comment expliquer ce silence. Les politiques semblent ou/et intellectuellement sans arguments et désemparés, pour ne pas dire inertes, pour faire face à un tel constat. Quel responsable politique serait assez fou ou assez audacieux pour tenter d’expliquer que si l’on voulait maintenir en 2050 le ratio des actifs par rapport aux retraités afin de préserver les pensions, il faudrait, dans les trente ans à venir, repousser à 74 ans, voire à 75,7 ans selon le taux d’immigration, l’âge de la retraite. Ce serait même 78 ans dans les pays très vieillissants comme l’Espagne. Ce serait proclamer qu’il faut renoncer à nos systèmes de retraite.
Le vieillissement démographique, inexorable, est donc un tabou et l’autre tabou qui interdit ou entrave le débat, c’est l’immigration qui n’inversera pas la tendance générale, mais ralentira, enrayera un peu le vieillissement de la main d’œuvre.
Et si l’immigration s’arrêtait aujourd’hui ? C’est ce que réclament beaucoup d’électeurs qui ne sont pas tous d’extrême droite et c’est ce que chuchotent bien des responsables politiques qui ne sont pas sans électeurs. La tranche d’âge des 20-65 ans perdrait 79 millions de personnes d’ici 2050 dans l’Union européenne. Si, au contraire, les flux migratoires actuels étaient maintenus jusqu’en 2050 la diminution ne serait « que » de 39 millions. Ces flux actuels contribuent d’ores et déjà pour 70% à l’augmentation actuelle de la population de l’Union européenne. Même une immigration soutenue ne pourra inverser la courbe du déclin démographique européen, mais elle peut apporter une part de la réponse au déséquilibre entre actifs et inactifs.
Jérôme Gerbaud (Institut d’Etudes Politiques de Grenoble)
Pour en savoir plus :
– Sur l’avancée de la réforme de l’immigration aux Etats Unis
– Sur la part de l’immigration illégale d’origine hispanique dans l’immigration illégale totale vers les Etats Unis
– Sur les avantages électoraux de la réforme
(EN) http://fivethirtyeight.blogs.nytimes.com/2013/04/30/how-immigration-reform-and-demographics-could-change-presidential-math/
(EN) http://www.pewhispanic.org/2012/11/07/latino-voters-in-the-2012-election/
– Sur les inconvénients de la réforme
– Sur l’état de l’opinion publique américaine quant à la réforme de la politique migratoire
(EN) http://www.pewglobal.org/2013/04/03/americans-divided-over-immigration-reform/#content
– Sur les orientations de la politique migratoire britannique
– Recherches universitaires (EN) European and US Immigration Systems. A Collaborative Project on Improving the Capacity for Responding to Global Challenges. Robert Schuman Centre for Advanced Studies (European University Institute,Florence) http://www.eui.eu/Projects/TransatlanticProject/About.aspx