Suite à la requête de la commission LIBE, le Département « Droits des citoyens et affaires constitutionnelles » du Parlement Européen a produit une étude qui est à la fois un bilan du programme de Stockholm et une prospection des enjeux futurs. Devant une salle « honteusement » vide, comme le dénonce M. Aguilar, les professeurs Henry Labayle (Université de Pau et des Pays de l’Adour) et Philippe De Bruycker (Université Libre de Bruxelles) ont présenté une étude pourtant crucial pour le développement de l’Espace de Liberté, Sécurité et Justice. Un domaine qui, disent-ils, risque de s’endormir dans le silence.
Depuis Tampere, la technique des programmes est devenue un trait typique de l’ELSJ. Pourtant, les feuilles de route qui lui ont succédé n’ont pas eu la même envergure. La conjonction de la présence d’un commissaire proactif tel que Antonio Vitorino et la pression internationale causée par les attentats du 11 septembre, ayant caractérisé le programme de Tampere en 1999, fait largement défaut aujourd’hui. Déjà le plan de La Haye (2004) n’avait plus la même hauteur d’ambitions, étant plutôt un programme de gestion, moins marqué par l’initiative politique que par l’adéquation à l’élargissement de 2004.
Stockholm, dit M. Labayle, avait deux possibilités : recommencer à zéro, en s’emparant de l’acquis de Lisbonne, ou bien poursuivre un mouvement à cadre institutionnel constant, comme si aucun changement majeur n’était intervenu entre-temps. Malheureusement, c’est la seconde option qui a été retenue. C’est pourquoi le bilan de ce troisième programme est loin d’être en rose. Au contraire, sauf quelques progrès, Stockholm se présente d’après les auteurs comme un « exercice de marketing administratif », conçu pour donner du lustre à un chantier stagnant. L’attribution notamment de dossiers tels que la non-discrimination ou la protection des données à un volet singulier de la politique de l’Union, alors qu’ils devraient être transversalement présents à tout niveau de son activité législative, ne fait que confirmer cette impression.
Plus particulièrement, M. Labayle a pointé du doigt cinq décalages persistants. Entre les normes et les pratiques d’abord, entre les grands principes universels d’une part et la réalité décevante d’autre part. On sait bien, dénonce le professeur, que la politique anti-terrorisme vise certaines catégories de personnes plus que d’autres ; et qu’il est bien plus probable que l’on sera soumis à des contrôles si on parle l’arabe et on a le teint mat que si on a « les cheveux blondes, les yeux bleues et on mesure 1.90 m ». Ce décalage entre les intentions annoncées et la réalité serait encore plus visible en matière de protection de la vie privée : alors que l’Union s’engage à défendre les données personnelles, l’affaire PRISM vient vider ces propos de toute signification.
Entre justice et sécurité : ce que les experts en droit pénal appellent le décalage entre pôle bouclier et pôle épée, est l’un des déséquilibres les plus frappants de l’ELSJ. Alors que les normes en matière de sécurité se sont multipliées, le dossier justice, lui, reste considérablement vide. L’exemple de la politique migratoire est parlant : beaucoup d’instruments législatifs ont été adoptés quant à l’immigration illégale, tandis que les directives sur l’immigration légale piétinent toujours.
Entre harmonisation et opérationnalisation : alors que les agences européennes foisonnent (aspect opérationnel), les progrès normatifs dans l’UE prennent du retard (aspect normatif). On est ici en présence d’un véritable paradoxe, affirme M. Labayle : d’une part, on créé une administration toujours plus structurée, qui prend les allures de l’Etat fédéral, mais d’autre part le passage à l’acte reste un problème.
Entre les Etats Membres : ce décalage se produit en raison des opts – out (notamment ceux accordés au Danemark, à l’Irlande et le retrait possible du Royaume Uni), mais aussi du manque de solidarité interne à l’Union quant à la pression migratoire éprouvée par les Etats à sa frontière méridionale. D’après M. Labayle, ce déficit de solidarité ne pourrait être rempli que par des mécanismes contraignants.
Entre dimension interne et externe, enfin : faute d’un cadre institutionnel clair, la dimension externe de l’ELSJ entraîne des conflits de leadership entre les nombreuses agences et une perte de responsabilité vis-à-vis des citoyens.
L’étude du Département thématique C relève quand même les progrès réalisés dans l’ELSJ. Du point de vue formel, l’une des plus grandes avancées est l’opérationnalisation des politiques par la création ou le renforcement des agences exécutives. M. Labayle s’est félicité de cette culture opérationnelle nécessaire à l’application effective des normes. Même constat pour le principe de confiance mutuelle : longtemps évoqué par les Etats Membres pour échapper au droit, il a été presque institutionnalisé par la Cour de Justice quant au règlement de Dublin. Du point de vue matériel, le dossier à citer en premier est le paquet sur l’asile, adopté cette année; suivent les droits procéduraux (le Parlement Européen vient d’approuver le texte sur le droit d’accès à un avocat) et les progrès en matière de coopération judiciaire civile et de droit pénal.
M. De Bruycker, quant à lui, a focalisé son intervention sur les enjeux du prochain programme. Premièrement, l’enjeux politique : afin de balancer certains déséquilibres décrits par M. Labayle, il faudra aménager dans l’avenir une véritable intégration des droits fondamentaux et du principe de solidarité dans l’ELSJ. Sans ceux-ci, l’ELSJ sera destinée à s’affaiblir progressivement.
Deuxièmement, l’enjeux institutionnel, à savoir l’implication du Parlement Européen dans la programmation du Titre V, conformément au principe de coopération loyale prévu par le Traité de Lisbonne. En effet, faute d’une quelconque action en ce sens de la part du Conseil Européen, l’assemblée a entamé de façon autonome une procédure d’évaluation de la feuille de route suédoise, par le biais de la commission LIBE (dont cette étude est la preuve).
Ce qui conduit directement au troisième enjeux, d’ordre technique : il s’agit en effet de rétablir le contrôle ex-post de la programmation en matière d’ELSJ, qui a régressé avec la disparition de l’ancien tableau de bord. Toujours pour ce qui est des questions techniques, les deux professeurs ont invité la DG Affaires Intérieures de la Commission européenne à utiliser ce précieux instrument qu’est le recours en manquement, pas seulement contre les retards dans la transposition des normes européennes mais aussi contre les défauts de substance.
Autant de défis auxquels la prochaine feuille de route devra répondre pour faire face aux crises internes et sauvegarder un Etat de droit parfois remis en question. Faisant l’écho à la commission LIBE, M. Labayle a appelé pour plus d’ambition en 2014 afin d’éviter « la fin de l’élan de la programmation ELSJ ».
Gianluca Cesaro
Pour en savoir plus :
– Enregistrement de la réunion de la commission LIBE – 18/09/2013 – http://www.europarl.europa.eu/ep-live/fr/committees/video?event=20130918-0900-COMMITTEE-LIBE
– Etude du département thématique C du Parlement Européen – 2013 – (FR) – http://www.europarl.europa.eu/committees/en/studiesdownload.html?languageDocument=FR&file=96830
– Article d’EU Logos sur l’évaluation à mi-parcours du programme de Stockholm entamé par la commission LIBE – 23/07/2013 – (FR) – http://europe-liberte-securite-justice.org/2013/07/23/evaluation-du-programme-de-stockholm-2010-2014-les-commissions-libe-afco-et-juri-denoncent-labsence-du-parlement-europeen/