Nous reprenons ici le titre que Caroline Eliacheff a donné à son livre qui revient sur une affaire qui a remis sur la table un débat qui semble être une source inépuisable de questionnements en France. La problématique est la suivante : « Doit-on élargir le champ de la laïcité au privé ? ». Mais la question va bien au-delà : Quelle est la place de la liberté religieuse dans la république française ? Quelle définition attribue-t-on à la laïcité ? Nous replacerons ici le débat dans le contexte de la crèche Baby-Loup située à Chanteloup-les-Vignes et tenterons d’examiner les différents arguments avancés et développerons l’arrêt de la Cour le 27 novembre prochain.
Nous sommes en 1991, à Chanteloup-les-Vignes. C’est ici qu’est ouverte la crèche Baby-Loup, une crèche associative bénéficiant à 80% de subventions publiques et ouverte chaque jour de la semaine, aubaine pour un quartier où nombre de familles tentent de surmonter le quotidien en cumulant les emplois. Fatima Afif y travaille jusqu’en 2003 où elle, pour cause de congé parental, s’interrompt pour une période de cinq ans. A son retour, elle affirme vouloir quitter son emploi en échange d’indemnités, ce qui lui sera refusé par la directrice Natalia Baléato. En réaction à cela, elle mentionne son intention de garder son foulard au travail, intention qui n’est pas sans déplaire à la directrice qui fait référence au règlement de la crèche invoquant une « neutralité philosophique, politique et confessionnelle ». Alors que les éléments de discorde ne cessent de s’ajouter, Fatima Afif sera finalement licenciée pour faute grave en décembre 2008. Cette décision fera crier Fatima Afif à l’injustice, c’est donc vers la justice qu’elle décide de se tourner. En novembre 2010, le conseil des prud’hommes confirme le raisonnement de Natalia Baléato et par la même occasion le licenciement de l’employée, le tout rencontrant à nouveau l’aval de la Cour d’appel de Versailles en octobre 2011. Cependant, en mars 2013, l’affaire prend un tout autre tournant : la Cour de Cassation décide de casser l’arrêt précédent : elle donne raison à Fatima Afif.
Quel est son raisonnement ? Selon l’article 2 de la loi de 1905, seuls les agents de service public ont une obligation de neutralité. Or ici, le caractère privé de la crèche Baby-Loup fait dire à la Cour de Cassation que procéder à un tel licenciement relève d’une « discrimination en raison des convictions religieuses » de Fatima Afif.
Face au vif débat suscité par la décision de la Cour, François Hollande décide de mettre en place en avril l’Observatoire de la laïcité chargé de rendre des conclusions sur l’affaire. Le 15 octobre dernier, cela fût chose faite et n’a guère apaisé les tensions, bien au contraire. Dans le « Rappel à la loi sur la laïcité et le fait religieux », l’Observatoire plaide contre une extension de la laïcité au-delà du service public. Ainsi, face à l’envie prononcée de certains de légiférer pour une extension de la laïcité au privé, l’Observatoire note que les questions d’intégration ne seront pas résolues pour autant. De même, dans l’affaire Baby-Loup, la crèche est bien privée, il était de son ressort d’être plus claire dans son règlement intérieur. De plus, il serait dangereux selon l’Observatoire de légiférer à partir d’un cas particulier. Pour Patrick Kessel, membre de l’Observatoire mais partisan d’une loi englobante, « la position de l’Observatoire risque d’être interprétée comme un encouragement pour les communautarismes les plus radicaux et, en réaction, d’être exploitée par une extrême droite qui se nourrit des fragilités de la République ».
Parmi les positions plus nuancées que l’Observatoire, quels sont les arguments avancés ? Certains avancent l’argument de l’intérêt de l’enfant. Par exemple, le procureur général François Falleti note que « les missions d’éveil et du développement de l’enfant sont de nature à justifier des restrictions ». Dans ce cas, « l’atteinte à la liberté religieuse est contrebalancée par un impératif d’intérêt général ». Le règlement de la crèche aurait aussi pu être plus clair : en effet, les entreprises et associations peuvent apporter des restrictions « de manière proportionnée » et justifiée. Baby-Loup aurait pu justifier une telle restriction sur base de l’intérêt supérieur de l’enfant. La question porte, selon François Faretti, également sur la question du voile en lui même : ainsi, « s’agissant du port du voile, il convient en effet de rappeler ici que les théologiens de l’islam sont divisés sur la question de savoir s’il s’agit d’une prescription religieuse ou d’une pratique individuelle laissée à la libre appréciation des croyants ». La question se pose également sur la nature même de la crèche : financée à 80% par des subventions publiques et ouverte 7 jours/7, elle occupe une vraie mission d’intérêt général et ne poursuit pas un intérêt commercial. Finalement, elle remplirait toutes les caractéristiques d’un service public. Quant à l’opinion française, 87% des français soutiendraient la position de la crèche.
Et si l’affaire venait devant la Cour européenne des droits de l’Homme ? Là aussi, beaucoup sont sceptiques : elle aurait rendu nombre d’arrêts « sur les signes religieux ostensibles dont elle n’admet pas qu’on puisse en revendiquer le port en toutes circonstances ». Par exemple, la Cour européenne des droits de l’Homme n’a pas remis en cause l’interdiction du port du voile à l’école en France (arrêt du 24 décembre 2008).
L’avocat de l’association Baby Loup n’avait pas tort quand il déclarait : « vous avez aujourd’hui un débat de société crucial à juger ». N’oublions pas ici, qu’il s’agit avant tout d’un cas particulier qui dispose de son contexte propre et légiférer sur base d’un seul cas serait effectivement dangereux. Cependant, si l’on veut éviter de mettre un « éteignoir sur la laïcité » selon les mots de Patrick Kessel, cessons de fuir les débats : ainsi, ne croyons pas que l’exclusivité du débat revient au Front National. Certains prennent peur d’aborder les vraies questions par crainte d’être catalogué, mais c’est justement en laissant le monopole des réponses au FN que le danger pointe. Nous laisserons le mot de la fin à Claude Nicolet : « la laïcité ne nous a pas été donnée comme une révélation. Elle n’est sortie de la tête d’aucun prophète ; elle n’est exprimée dans aucun catéchisme. Aucun texte sacré n’en contient les secrets, elle n’en a pas. Elle se cherche, s’exprime, se discute, s’exerce et, s’il faut, se corrige et se répand ».
Nouveau rebondissement : le mercredi 27 novembre, la Cour d’appel de Paris a confirmé le licenciement de Fatima Afif pour faute grave. Le raisonnement poursuivi par la Cour est le suivant : d’une part, la crèche peut selon elle être qualifiée « d’entreprise de conviction ». Concept « nouveau » encore mal défini dans ses implications concrètes. Même si en ce sens, elle peut exiger la neutralité de ses employés. D’autant plus que cet aspect est clairement mentionné dans le règlement intérieur. La Cour postule également que mettre la liberté religieuse au rang de principe fondamental n’empêche pas la possibilité d’élever un ensemble de restrictions. Surtout qu’ici, il s’agit bien des droits de l’enfant : ceux-ci doivent disposer d’une protection à l’égard de « leur liberté de pensée, de conscience et de religion qui reste à construire ». Ce raisonnement ne fait toutefois pas l’unanimité : pour beaucoup, il s’agit « d’une démission des politiques préférant laisser les magistrats se dépatouiller avec le problème ». La Cour européenne des droits de l’Homme n’a jamais oublié de faire remarquer que le juge ne doit pas se substituer au législateur. Car évidemment, le problème persiste : selon M.Baudis, « il peut être difficile pour les salariés de discerner si leur activité relève d’une mission de service public ou bien d’une mission d’intérêt général. Ces incertitudes nourrissent des malentendus et des conflits préjudiciables à la cohésion républicaine. Elles alimentent des contentieux qui ne manqueront pas de se multiplier. » De toute manière, de débat est loin d’être clôt : l’avocat de Fatima Afif s’est prononcé sur la grande probabilité d’un pourvoi en cassation de l’affaire. Et Fatima Afif d’affirmer : « J’irai jusqu’à la Cour européenne des droits de l’Homme s’il le faut ». Impossible donc de mettre un point final à cet article tant que les politiques laisserons au judiciaire le pouvoir de trancher sur une laïcité dont les contours ne sont plus clairement définis. Faute d’espoirs quant à une telle prise de conscience, donnons-nous donc rendez vous au prochain jugement, qui lui non plus ne sera probablement pas le Jugement Dernier de la laïcité.
Louise Ringuet
Pour en savoir plus :
-. le Monde – « Baby Loup : la bataille politico judiciaire sur le voile s’amplifie » – 16 octobre 2013 : http://www.lemonde.fr/societe/article/2013/10/16/baby-loup-la-bataille-politico-judiciaire-s-amplifie_3496504_3224.html
-. Libération – « Au bout de cinq ans, Baby Loup met toujours le feu à la laïcité – 16 octobre 2013 : http://www.liberation.fr/societe/2013/10/16/au-bout-de-cinq-ans-baby-loup-met-toujours-le-feu-a-la-laicite_940124?xtor=rss-450
-. Nouvel Observateur – « Baby-Loup : « on teste notre République » sur la laïcité » – 17 octobre 2013 : http://tempsreel.nouvelobs.com/justice/20131017.OBS1573/baby-loup-le-parquet-va-plaider-le-licenciement.html
-. La Croix – « Le rappel à la loi de l’Observatoire de la laïcité est une forme de contre-feu » – 16 octobre 2013 : http://www.la-croix.com/Religion/Actualite/Le-rappel-a-la-loi-de-l-Observatoire-de-la-laicite-est-une-forme-de-contre-feu-2013-10-16-1043646
-. Slate.fr – « Baby Loup, après la confusion, évitons le cauchemar ! » – 5 novembre : http://www.slate.fr/tribune/79659/baby-loup
-. Le Monde – « Baby Loup : « Une simple affaire de droit du travail a rencontré un débat de société » – 18 octobre 2013 : http://www.lemonde.fr/societe/article/2013/10/18/baby-loup-une-simple-affaire-de-droit-du-travail-a-rencontre-un-debat-de-societe_3498178_3224.html
-. Huffington Post – « Baby Loup en Cour d’appel, bis » – 23 octobre 2013 : http://www.huffingtonpost.fr/caroline-eliacheff/baby-loup-en-cour-dappel-_b_4147838.html
-. Eu-Logos – Nea Say n°114 – « Au-delà du port de la burqa, le port d’insignes religieux : la justice française valide le licenciement de la salariée voilée d’une crèche. Qu’en penseraient les cours souveraines européennes si elles venaient à ne être saisies ? » : http://www.eu-logos.org/html2pdf_v4.03/examples/nea__pdf.php?idr=4&idnl=2261&nea=134&lang=fra&idnllst=1
-. Marianne – « Affaire Baby-Loup : l’arrêt de la Cour d’appel n’est pas une si bonne nouvelle pour la laïcité » – 2 décembre 2013 : http://www.marianne.net/Affaire-Baby-loup-l-arret-de-la-Cour-d-appel-n-est-pas-une-si-bonne-nouvelle-pour-la-laicite_a234273.html
-. Le Monde.fr – « L’affaire Baby-Loup en quatre questions » – 28 novembre 2013 : http://www.lemonde.fr/societe/article/2013/11/27/l-affaire-baby-loup-en-quatre-questions_3520954_3224.html
-. Le Monde.fr – « Baby Loup : le licenciement de la salariée voilée confirmé » – 27 novembre 2013 : http://www.lemonde.fr/europe/article/2013/11/27/decision-attendue-dans-l-affaire-de-la-creche-baby-loup_3520827_3214.html