Après la constitution d’une « Gross Koalition » qui a permis de désigner un Président de la Commission qui reflète les orientations politiques des européens, la « parlementarisation » —signe de démocratisation— d’un régime européen jusque là difficile à qualifier est en marche. Elle se poursuit avec une déclaration de politique générale par J.-C. Juncker qui constitue une sorte de contrat de coalition faisant le compromis entre les aspirations des différents groupes politiques, quelques heures avant sa désignation comme Président de la Commission par le Parlement,
Des objectifs sociaux et économiques prioritaires
Après avoir été présenté à la présidence de la Commission européenne par le Conseil européen le 27 juin 2014, l’élection de J.-C. Juncker est, souligne-t-il, « conforme aux règles et pratiques de la démocratie parlementaire ». Après des élections qui ont pour la première fois permis un embryon de personnalisation et de politisation des enjeux européens, il rappelle la nécessité de se rassembler : « il existe une large convergence de vues quant aux grandes priorités à traiter à l’échelon européen ». A noter enfin que le nouveau président de la Commission laisse entendre que les Etats membres ne doivent pas avancer nécessairement de concert, si certains souhaitent pousser davantage l’intégration. Cette remarque apparaît comme une tentative de conciliation avec un Premier ministre britannique particulièrement remonté contre le luxembourgeois.
Parmi ces 10 priorités (proches de celles du candidat Juncker, cf infra) énoncées dans le document, celles consacrées à l’emploi et au développement économique occupent une place prépondérante, quitte à user au mieux des instruments de flexibilisation du Pacte de stabilité et de croissance. Dans son discours, il a regretté l’apparition d’un « 29ème Etat », « celui de ceux qui n’ont pas d’emploi ». Dans le cadre de la stratégie Europe 2020, il souhaite initier des investissements publics et privés vers les infrastructures d’un montant de 300Mds€ (soit environ 2,3% du PIB européen). Ses objectifs sont ensuite le développement du marché unique du numérique, l’énergie, l’approfondissement du marché intérieur et de l’UEM, et l’accord transatlantique.
La place centrale de l’espace de justice et des droits fondamentaux
Le renforcement de l’espace de justice et des droits fondamentaux ainsi que la politique migratoire arrivent en 7ème et 8ème position. Ils occupent quantitativement une place importante, beaucoup plus par exemple que l’accord de libre échange « raisonnable et équilibré » avec les Etats-Unis. C’est inédit
Pour le premier thème relatif à l’espace de justice et de droits fondamentaux, la déclaration rappelle tout d’abord que l’Europe, au-delà du marché unique, partage des valeurs, en particulier le respect des droits fondamentaux. J.-C. Juncker souligne son intention de désigner un commissaire en charge de la Charte des droits fondamentaux et de l’Etat de droit, qui aura par exemple pour mission de conclure l’adhésion de l’Union à la Convention européenne des droits de l’homme. Ce premier thème est décliné en quatre sous-objectifs :
-le premier porte sur la lutte contre toutes les formes de discriminations. Il appuie dans ce cadre l’adoption de la directive relative à la lutte contre les discriminations, actuellement bloquée en l’absence d’unanimité du Conseil ;
-le second concerne la protection des données (espérons que le rapport constructif du Sénat français alimentera sa réflexion –voir notre article ici). Il souhaite finaliser l’harmonisation des règles en matière de protection des données, faire reconnaître ces droits dans le cadre des relations extérieures —notamment avec les Etats-Unis—, quitte à remettre en cause les accords portant sur « la sphère de sécurité ». Il revendique aussi que tout citoyen européen puisse faire valoir ses droits à la protection des données devant les tribunaux américains ;
-en troisième lieu, il aborde le sujet de la criminalité transfrontalière et du terrorisme, en particularité la traite des êtres humains, la contrebande, la cybercriminalité, la corruption, et la radicalisation. Ces politiques doivent toutefois s’articuler avec le respect des droits fondamentaux ;
-enfin, pour ce qui est de la coopération judiciaire, pour achever réellement la libre circulation et l’établissement dans un autre Etats membres, il estime qu’il faut établir davantage de passerelles entre systèmes judiciaires, renforcer Eurojust, développer de nouveaux instruments, comme le Parquet européen contre la fraude criminelle portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union, ou encore améliorer la reconnaissance mutuelle des décisions.
Le second sujet qui nous intéresse est celui de la politique migratoire. Il souligne que la solidarité est le seul moyen d’éviter de nouvelles crises humanitaires. De la même façon, le régime d’asile commun doit être mis en oeuvre de manière harmonieuse, et le Bureau européen d’appui en matière d’asile doit être renforcé afin d’aider les pays tiers et les Etats membres à gérer les demandes. La politique d’immigration légale, doit être orientée pour répondre aux pénuries de main d’oeuvre dans certains secteurs et relever le défi démographique. Il propose pour aborder ce sujet très complexe la nomination d’un Commissaire en charge de la migration. Pour ce qui est de la sécurisation des frontières, il estime que les politiques d’asile et de migration « ne fonctionneront que si nous pouvons empêcher un afflux incontrôlé de migrants illégaux ». A cette fin, il prône un renforcement des capacités opérationnelles de Frontex et la mise en commun les ressources. Enfin, il veut appliquer rigoureusement les règles européennes tendant à sanctionner les trafiquants d’êtres humains.
Une ébauche de contrat de coalition, signe d’une démocratisation du régime politique européen
Ce document, entre déclaration d’intention et mesures concrètes, est pragmatique et réaliste. Il semble à ce titre conforme à ce que la démocratie européenne émergentes doit produire pour retrouver ses citoyens : mettre fin au décalage entre le discours extrêmement ambitieux et la réalité des actes, politiser le débat et créer un « espace public européen » pour reprendre l’expression bien connue d’Habermas. Certains commentateurs, sous prétexte que Juncker n’a pas fait le plein des voix PPE, PS et ALDE auquel il aurait pu s’attendre, en ont déduit un peu rapidement qu’il s’agissait une coalition fragile. Ils perdaient de vue qu’il venait d’obtenir plus de voix que n’en avait obtenu José Barroso lors de sa dernière investiture et un peu plus que venait d’obtenir Martin Schulz pour sa toute récente réélection comme président du Parlement européen. C’est aussi oublier que cette « grande coalition » n’a rien d’exceptionnelle, c’est celle qui prévaut depuis plusieurs législatures.
Quoiqu’il en soit, ce contrat de coalition est le signe positif de la parlementarisation croissante du régime politique européen. L’insistance du Parlement pour la désignation de commissaires femmes, et son refus probable —rappelé par M. Schulz— d’une commission non-paritaire témoigne que, comme l’affirme le slogan du Parlement lors des dernières élections, « Cette fois-ci, c’est différent ». Reste à savoir si les Etats membres, souvent prompts à déclarer emphatiquement leur engagement européen, accepteront que l’intérêt général européen puisse prendre le pas sur leurs intérêts particuliers. Il est à ce titre tout à fait salutaire que le 9ème point de la déclaration Juncker appelle à un « dialogue politique et non technocratique ». La survie de l’UE est au prix d’une politisation de ses enjeux et de la démocratisation de la prise de décision.
Emmanuel Buttin
Pour en savoir plus :
-Un nouvel élan pour l’Europe, orientations politiques de la prochaine Commission européenne : [FR] et [EN]
-Les priorités de Juncker pendant les élections: [FR] et [EN]