Le 3 novembre 2014, la commission des affaires étrangères du Parlement européen a reçu Herbert Salber, représentant spécial du l’UE pour le Caucase du Sud et la crise en Géorgie, depuis le 8 juillet 2014, pour un échange de vues sur les tensions et crises diplomatiques dans la région. Dans l’ensemble, les députés intervenus ont constaté la complexité de la mission dans cette région et salué le travail entamé par le représentant depuis sa prise de fonction ainsi que le travail d’Andrejs Mamikins (S&D, Lettonie), rapporteur sur l’accord d’association entre l’Union européenne et la Géorgie.
Le cadre international de négociations : les discussions de Genève
Les discussions de Genève sur la Géorgie ont été lancées en 2008 après les conflits en Ossétie du Sud et en Abkhazie. M. Salber a participé aux 29ème et 30ème tours de ces négociations en juin et octobre dernier (le prochain est prévu pour décembre). Il a rappelé que l’objectif, au moment du lancement de cette initiative, était que les discussions soient réglées en un an, objectif manifestement non atteint ce qui montre la complexité de la situation. M. Salber a indiqué qu’il était très difficile d’obtenir des concessions de l’une ou l’autre des parties car tout point discuté est éminemment politique, le risque étant qu’une des parties quitte la table des négociations. Tout cela rend le processus de Genève « très fragile » a-t-il poursuivi. Il a, cependant, parlé d’ouvertures récentes qui « font penser que les négociations de Genève pourraient aboutir » mais il faudra encore des « négociations approfondies ». Il ne faut en tout cas, selon lui, pas attendre de solutions immédiates au conflit grâce à Genève mais cela peut aussi, par le maintien du dialogue, être un moyen de prévenir d’autres conflits.
Salber a rappelé la position que défend l’UE dans ces négociations : ne pas reconnaître les entités sécessionnistes mais chercher le dialogue avec ces dernières (à ce titre, il estime l’Ossétie du Sud moins constructive que l’Abkhazie). Il défend aussi cette approche auprès du gouvernement géorgien estimant qu’il serait dans l’intérêt de celui-ci de chercher lui aussi à dialoguer avec les entités sécessionnistes. Il a insisté sur la nécessité d’avoir « une Géorgie différente de celle d’il y a quelques années, une Géorgie avec qui on dialogue » pour renforcer la confiance et mieux travailler sur des projets communs.
Les « séquelles » de la guerre de 2008 et les relations avec la Russie en général
L’état de séparation de l’Ossétie du sud du reste de la Géorgie a été l’une des préoccupations des députés lors de cette discussion. Ainsi, M. Mamikins a interrogé le représentant sur le fait de savoir s’il était possible d’envisager le retour des personnes vivant en Ossétie du Sud dans les régions de Géorgie où elles vivaient avant, ceci posant la question de l’intégrité territoriale. Pour cela, a répondu le représentant, il faudrait que la Géorgie revienne sur certaines restrictions mises en place après la guerre de 2008. Il faut que le gouvernement géorgien maintienne le dialogue avec l’Abkhazie et l’Ossétie mais M. Salber a regretté que cela soit de plus en plus délicat, notamment car la rhétorique des autorités géorgiennes n’est pas toujours propice au dialogue. Alors que Jaromír Štĕtina (PPE, République Tchèque) a parlé de « nouveaux murs de Berlin » en Ossétie du Sud (du fait de l’édification d’un mur sur certaines portions de la frontière entre l’Ossétie et le reste de la Géorgie), M. Salber a répondu que l’ensemble de la frontière n’était pas bloqué mais que les points cruciaux en sont effectivement fermés. Les tentatives de l’UE, basées sur un appel aux discussions des deux parties et à l’arrêt des constructions, pour que cessent les constructions n’ont donc pas pleinement marché et présentent un bilan mitigé.
Sur les conditions de vie en Abkhazie et en Ossétie (suite à une question d’Ana Gomes, S&D, Portugal), M. Salber a expliqué que la pauvreté n’y était pas sensiblement plus élevée que dans d’autres régions du pays (notamment dans les régions rurales). La situation n’est donc pas pire qu’avant la guerre de 2008 ; il a évoqué d’importants investissements russes, notamment au niveau des infrastructures. M. Salber a aussi signalé qu’il y avait un vrai dialogue avec la société civile abkhaze. L’idée de rejoindre la Russie n’est pas l’opinion majoritaire au sein de la population a-t-il ajouté. La position de l’UE est d’essayer d’aider à réintégrer ces territoires dans la Géorgie au nom de l’intégrité territoriale de la Géorgie.
Autre point impliquant la Russie : la proposition de traité avec l’Abkhazie. L’accord porte, entre autres, sur une forme de défense commune, une coopération policière et une intégration économique et dans le système de santé russe. Kati Piri (S&D, Pays-Bas) n’a pas hésité à le comparer à une annexion silencieuse et a craint que cela puisse conduire à un traité du même type avec l’Ossétie du Sud. Le représentant Salber n’a pas vraiment approuvé cette expression d’ « annexion silencieuse ». Selon lui, le traité amène une harmonisation de la législation et de l’intégration, mais il est excessif de parler d’annexion. D’autant plus qu’il y a une contre proposition de l’Abkhazie, ce qui tendrait à montrer qu’on est plus sur une base de négociations, de partenariat stratégique. M. Salber admet toutefois que la souveraineté de l’Abkhazie pourrait être écornée et n’imagine pas que les deux parties ne signent pas d’accord compte tenu des sommes d’investissements russes en jeu. Au final, il est probable que cela nuise à un rapprochement de l’Abkhazie et de la Géorgie.
A plus grande échelle, M. Salber a estimé que la situation en Ukraine actuellement avait un impact conséquent sur la région du Caucase du Sud. En effet, selon lui, cela influence tous les interlocuteurs dans la région, notamment le gouvernement géorgien, qui est ainsi de plus en plus déterminé sur l’intégrité territoriale. L’idée selon laquelle l’action russe en Ossétie et en Abkhazie pourrait même aujourd’hui apparaître comme un modèle pour ce que fait la Russie en Crimée et dans le Donbass maintenant a été avancée par plusieurs députés, parmi lesquels Charles Tannock (ERC, Royaume-Uni), Ana Gomes et Anna Fotyga (ERC, Pologne : « une image se dégage ; c’est la Russie qui est à l’origine de tout cela »), et n’a pas été écartée par le représentant qui a parlé d’une « confirmation » des évènements de 2008. Il a cependant nuancé en affirmant que, bien que les deux cas aient un dénominateur commun qui est la recherche, par la Russie, du maintien de son influence sur la région, chaque cas était individuel et qu’il était difficile de faire des « copier-coller » d’une situation à l’autre. Une autre différence tient au fait qu’il voyait plus de progrès pour la Géorgie grâce aux discussions de Genève ; en ce sens, il a salué l’attitude constructive de la Russie dernièrement.
D’autres crises politiques dans la région
Les députés et le représentant spécial ont aussi échangé sur la crise du Haut-Karabagh région du sud de l’Azerbaïdjan qui abrite une minorité arménienne (cf « pour en savoir plus »). Les députés se sont accordés pour souligner la gravité de ce conflit (Mme Fotyga parlant d’un conflit « dur et long », l’espagnol Javier Nart (ALDE) comparant cette situation à la Palestine et employant même les termes d’ « invasion territoriale » et de « purification ethnique »). L’objectif de M. Salber est d’établir de bonnes relations entre Erevan, Bakou et les présidents du groupe de Minsk. Il maintien la position de l’UE qui est de prôner le dialogue entre les parties prenantes pour renforcer la confiance entre les communautés de la région. En ce sens, il a salué la tenue de sommets à Sotchi et Paris les 23 septembre et 28 octobre dernier. La démarche est très difficile, a-t-il dit, car les deux parties tendent à rejeter les contacts. En effet, les tensions politiques sont vives, le conflit n’est pas juste latent, et peut exploser à tout moment s’est alarmé M. Salber, rappelant qu’il avait fait 50 morts dans la région en avril dernier. Il fait aussi état de nombreux déplacés, et ce depuis 25 ans, qui vivent dans des conditions très difficiles, à Bakou notamment, malgré des efforts du gouvernement azéri.
Salber a déjà discuté de ce sujet avec des représentants de la diplomatie américaine qui se sont montrés « optimistes », selon ses termes. L’action et la position de la Russie seront « cruciales » pour résoudre ce conflit a-t-il conclu. Il a enfin dit qu’il avait souhaité pouvoir se rendre sur place pour voir la situation de lui-même mais que le gouvernement azéri refusait pour le moment que des représentants internationaux le fassent. Il a affirmé son intention de renouveler sa demande et la député Ana Gomes a appuyé cette démarche et a aussi invité M. Salber a travailler avec la Haute représentante, Mme Mogherini.
La région de l’Adjara, à l’ouest de la Géorgie, a fait l’objet d’une question. C’est une région qui était longtemps resté détachée du pouvoir central géorgien, de l’indépendance en 1991 à 2004, sous un régime autocratique, avant que le président Saakachvili ne cherche à y instaurer l’autorité de Tbilissi. Cela avait conduit à l’exil du leader de la région et à une renégociation des termes de l’autonomie. Le représentant Salber s’est inquiété de voir que cette promesse d’autonomie apportée par le gouvernement géorgien se rétractait peu à peu et que ce n’était pas là un bon signal donné pour le retour de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud dans le giron géorgien car la crédibilité de promesses d’autonomie de Tbilissi sera moindre.
Charles Tannock a évoqué le cas de l’Arménie. Il a demandé ce que le représentant pensait faire pour que ce pays reste « un ami de l’UE » bien qu’il ait été attiré « par la force » par Moscou. M. Salber a rétorqué que beaucoup de gens, au sein de la population arménienne, voulaient maintenir des liens avec l’Europe, ce qui est perçu comme nécessaire pour se développer. Il a cependant reconnu que l’influence russe était aujourd’hui prédominante.
Poursuivre le rapprochement entre l’Union et la Géorgie
Une partie de la session a été consacrée à une discussion sur l’accord d’association entre l’UE et la Géorgie. Les députés intervenus partagent globalement la même ligne : oui à l’accord d’association, mais en maintenant la pression sur la Géorgie, et notamment avant la ratification de l’accord, pour qu’elle n’applique pas ce que l’on appelle « la justice sélective » ou justice à deux vitesse (opinions d’Andrej Plenkovic (PPE, Croatie), de Mme Gomes, de Mme Fotyga et de Marek Jurek (Pologne, ECR) notamment pour qui cette justice sélective « met en danger tout ce qui a été acquis après la révolution des roses »). Par ces expressions, on se réfère aux nombreuses et importantes poursuites judiciaires menées contre l’ancien Président Saakachvili et d’autres représentants de l’ancien pouvoir. Le problème étant que ces poursuites s’apparentent, à certains égards, à une forme de vengeance qui divise la société géorgienne. Le représentant a confirmé les doutes sérieux de l’Union sur la façon dont sont traités des représentants de l’ancien pouvoir et précisé qu’il faudrait travailler avec la délégation de l’UE a Tbilissi sur ce sujet.
Plusieurs députés ont profité de cette discussion pour se montrer très critiques à l’égard de la Russie, qui aura inévitablement une influence sur le bon déroulement de l’accord d’association et la stabilité de la région. Ainsi, pour M. Jurek, il faut parler « d’occupation, ce n’est pas que du séparatisme » en Ukraine et il est du devoir de l’UE de se montrer solidaire des pays comme la Géorgie car ces pays ont déjà perdu « 100 ans de liberté » à cause de la Russie. « Il ne faut pas fermer les yeux, la source du problème est la politique russe » a-t-il conclu. Pour M. Štĕtina, « nous avons tendance a trop faire dans l’euphémisme (…) appelons un chat un chat » : la Russie mène « une guerre qui ne dit pas son nom ».
Interrogé sur une possible entrée dans l’UE de la Géorgie (par James Carver, ELDD, Royaume-Uni), M. Salber a rétorqué que ce n’était pas à lui d’y répondre, qu’à l’heure actuelle le pays n’était pas candidat mais qu’il y avait des aspirations en ce sens dans la société géorgienne. M. Jurek s’est lui dit favorable à ce que la Géorgie, à terme, intègre l’UE : l’accord d’association ne doit pas être un mode pérenne de relation entre l’UE et la Géorgie mais cette dernière doit devenir membre à part entière de l’Union un jour.
Le rapporteur, M. Mamikins a affiché son optimisme quant à cet accord d’association qui permettra de rapprocher, aussi bien politiquement qu’économiquement la Géorgie de l’UE. Il a rejoint la tendance qui consiste à signaler les progrès accomplis par la Géorgie tout en signalant le problème de la justice sélective et le fait que ce soit bien à la Géorgie de se montrer volontaire pour poursuivre les réformes. Il a rappelé que l’indépendance de la justice était la pierre angulaire de ce processus. Par l’intermédiaire d’un de leurs représentants, les groupes PPE et ERC se sont prononcés en faveur de l’accord lors de cet échange de vues. Le vote sur l’accord est prévu pour ce mois de novembre en plénière.
Clément François
Pour en savoir plus :
-France diplomatie, les conflits gelés dans la zone OSCE :
– Union européenne, action extérieure, les représentants spéciaux de l’UE :
http://eeas.europa.eu/policies/eu-special-representatives/index_fr.htm (FR)
http://eeas.europa.eu/policies/eu-special-representatives/index_en.htm (EN)
– Union européenne, action extérieure, relations UE-Géorgie :
http://eeas.europa.eu/georgia/index_fr.htm (FR)
http://eeas.europa.eu/georgia/index_en.htm (EN)
– Echange de vues entre la commission afet et Mme Tsulukiani, ministre géorgienne de la justice (article EULogos) : http://europe-liberte-securite-justice.org/2014/10/27/echange-de-vues-entre-la-commission-afet-et-madame-tea-tsulukiani-ministre-georgienne-de-la-justice-16-octobre-2014/ (FR)
– CV Herbert Salber : http://eeas.europa.eu/policies/eu-special-representatives/herbert_salber/herbert_salber_cv_designated.pdf (EN)