Les fortes tensions entre la Turquie et Chypre à propos des mesures prises par la Turquie dans la Zone économique exclusive, en débat au Parlement européen novembre 2014)

Le Parlement européen a consacré une partie de sa séance plénière du 12 novembre 2014 à une discussion sur les tensions dans la zone économique exclusive de la République de Chypre à la suite de mesures prises par la Turquie. Le commissaire à la politique de voisinage et aux négociations d’élargissement, Johannes Hahn, est aussi intervenu. Dans l’ensemble, les opinions du commissaire et des parlementaires qui ont pris la parole concordaient largement pour dénoncer l’action de la Turquie.

Le commissaire Hahn a exprimé sa préoccupation à l’égard de la situation. Il a voulu confirmer la position précédemment émise par différentes institutions de l’Union (le Conseil, le Conseil européen et le Parlement européen dans les conclusions du rapport d’avancement sur la Turquie) à savoir que l’UE respecte les droits souverains des ses Etats membres et la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer. Il a « exhorté la Turquie à éviter tout type de menaces source de frictions ou action provocatrice néfaste au bon voisinage et à la résolution paisible des conflits ». L’UE attend donc de la Turquie qu’elle respecte les droits souverains de Chypre sur sa zone économique exclusive – ZEE – et fasse preuve de retenue. Il a plaidé pour une poursuite de l’exploitation des ressources naturelles de Chypre et un partage équitable entre les différentes parties de l’île.

Il estime que le besoin d’un « règlement rapide » du différend « n’a jamais été aussi pressant qu’aujourd’hui ». A cette fin, il a ajouté que les chefs des communautés chypriotes devaient revenir le plus vite possible à la table des négociations et a rappelé la déclaration de relance des pourparlers conclue en février. M. Hahn a complété ces propos en disant que de nombreux acteurs étaient investis sur ce dossier et cherchaient à instaurer un climat positif, visant les démarches menées par les Nations Unies, l’envoyé spécial de l’UE qui est prêt à agir en tant que médiateur et ajoutant que lui-même était en contact avec le gouvernement turc.

Concernant les relations avec la Turquie, M. Hahn a réaffirmé que développer une relation forte entre l’Union et ce pays était l’une de ses priorités. Il vise par là « un plus vaste dialogue sur la coopération internationale, une relation économique plus étroite et productive et des progrès sur la question des visas et des migrations » tout en rappelant que pour qu’il y ait des avancées sur les perspectives européennes de la Turquie, cette dernière devait respecter les standards de l’Union.

En conclusion, le commissaire s’est réjoui de l’importance qu’accordaient les députés à la question chypriote et de leur volonté de rappeler les obligations qui découlent du droit international. Il a aussi pointé la situation géopolitique délicate dans laquelle se trouve la méditerranée orientale et terminé en disant qu’il était dans l’intérêt de tous que la tension baisse. Entre temps, de nombreux députés ont pris la parole et la discussion s’est portée sur plusieurs thématiques.

Permettre un partage équitable des ressources

Les ressources en hydrocarbure de la partie sud de l’île ont été un point de discussion majeur; elles revêtent une importance sur bien des aspects et sont l’élément déclencheur de la présence turque contestée dans la ZEE chypriote. Elmar Brok (PPE, Allemagne) a mis en avant le potentiel économique pour tous les pays de la région qu’elles représentent et Richard Howitt (S&D, Royaume-Uni) a complété en les présentant comme une opportunité pour rapprocher les deux communautés.

Les députés se sont rejoints pour prendre position en faveur d’un accord qui permettrait une exploitation des ressources équitable entre les deux parties de l’île. M. Brok, Victor Bostinaru (S&D, Roumanie), Johannes Cornelis Van Baalen (ALDE, Pays-Bas), Davor Škrlec (Les Verts, Croatie), Charles Tannock (ECR, Royaume-Uni ; qui lui s’est montré optimiste sur cette possibilité en mettant en avant la « bonne foie » des deux parties), Kati Piri (S&D, Pays-Bas ; qui a jugé qu’un tel accord pourrait être une conditionnalité pour que la Turquie respecte les droits de Chypre dans la ZEE de l’île) ont exprimé des avis en ce sens.

Large condamnation de l’action de la Turquie, accusée de violer le droit international

Les députés intervenus se sont quasi unanimement rangés du côté de Chypre. Ils souhaitent que l’Union agisse pour défendre les attentes et les droits souverains de Chypre et que la Turquie mette immédiatement fin à sa présence dans la ZEE de l’île, Etat membre de l’UE, rappelons-le. En effet, les députés ont signalé que le comportement de la Turquie était contraire au droit international, à l’acquis de l’UE et au droit de la mer (la Turquie n’a d’ailleurs pas signé la convention de Montego Bay de 1982 sur le droit de la mer) et nuisait, par conséquent, aux principes essentiels de respect d’un bon voisinage. Le mot d’ordre a été de « condamner » l’attitude de la Turquie. En ce sens, on retrouve les opinions de M. Brok, Renate Sommer (PPE, Allemagne), M. Bostinaru, M. Howitt, M. Van Baelen, M. Škrlec, Elisabetta Gardini (PPE, Italie), Cecilia Wisktröm (ALDE, Suède), Angel Dzhambazki (ECR, Bulgarie), Demetris Papadakis (S&D, Chypre), Eleni Theocharous (PPE, Chypre), Edouard Ferrand (Non-Inscrits, France), Vincent Peillon (S&D, France), Notis Marias (ECR, Grèce), Manolis Kefalogiannis (PPE, Grèce), Elefetherios Synadinos (Non-Inscrits, Grèce), et Gabriele Zimmer (GUE, Allemagne) qui a été relativement virulente (en affirmant que « la Turquie est responsable de la détérioration de la situation, ce n’est pas la première fois qu’elle viole le droit international de la mer ») tout comme Miltiadis Kyrkos (S&D, Grèce ; pour qui les agissements actuels de la Turquie « rappellent l’époque ottomane »). Le fait que ce soit un Etat membre de l’UE qui soit visé rend évidemment la chose encore plus préoccupante pour l’Union. C’est un aspect sur lequel ont particulièrement insisté Jaroslaw Walesa (PPE, Pologne) et Javier Couso Permuy (GUE, Espagne) qui a dénoncé des « menaces concrètes sur un pays de l’UE (…) menaces qui concernent toute l’UE » et a appelé la Haute Représentante, Mme Mogherini, à condamner la Turquie et à menacer de geler les négociations d’adhésion de ce pays à l’Union. M. Tannock a parlé de Famagouste et invité la Turquie à se retirer de cette zone, ce qui serait, de son point de vue, un geste d’apaisement important.

Certains ont profité de l’occasion pour critiquer l’attitude de l’Union à l’égard de ce problème, bien souvent pour en déplorer le manque de fermeté et le manque de soutien à l’égard du peuple chypriote et appeler à remédier à cela. Sont intervenus en ce sens Mme Gardini, M. Walesa, M. Ferrand, Miguel Viegas (GUE, Portugal ; qui a dénoncé la « provocation » de la Turquie d’être le seul Etat du monde à reconnaître un Etat sur la partie nord de Chypre et invité, lui aussi, l’UE à ne pas suivre forcément les Etats-Unis et l’OTAN), Eva Kaili (S&D Grèce), Emmanouli Glezos (GUE, Grèce ; qui n’a pas hésité à parler d’ « occupation » et dénoncé, tout comme le député PPE roumain Cristian Dan Preda, un « deux poids, deux mesures » lié au fait que la Turquie soit membre de l’OTAN donc « on accepte tout », c’est pourquoi il « condamne l’attitude de l’UE »), Konstantinos Papadakis (Non-Inscrits, Grèce ; qui regrette que « l’UE n’[ait] pas condamné l’occupation de Chypre par la Turquie, ni les violations perpétrées par la Turquie (…) le Parti Communiste grec souhaite condamner les actions provocatrices de la Turquie qui vont à l’encontre de toutes les résolutions adoptées en particulier sur le partage des hydrocarbures et une solution acceptables pour tous » a-t-il détaillé), Costas Mavrides (S&D, Chypre) et M. Synadinos (qui a parlé de « honte » et regretté que « l’UE ferme les yeux sur ce qu’il se passe a Chypre » alors que « 45% d’une île qui fait partie de l’UE est occupé illégalement par la Turquie, pays qui ose maintenant venir frapper à la porte de l’UE » et que « le comportement de la Turquie est une attaque contre l’UE »).

Seul Van Orden (ECR, Royaume-Uni) a tenu un discours différent en estimant que les deux parties portent des responsabilités dans la situation actuelle.

Eviter la division de l’île

La question de l’état de séparation de l’île a été évoquée par plusieurs députés. Certains ont apporté des chiffres pour décrire l’état de l’occupation turque : Sofia Sakorafa (GUE, Grèce) a parlé de 35 000 soldats turcs présents à Chypre, Mme Kaili et M. Marias ont parlé d’1/3 et 37% du pays occupé. M. Brok, M. Tannock et M. Howitt ont, eux, appelé à éviter la division de l’île et plaidé pour des pourparlers pour rapprocher les deux parties ; M. Kyrkos parlant, lui, d’ « une solution qui respecte les deux communautés de Chypre », appuyant notamment la démarche enclenchée par le Conseil de sécurité des Nations Unies. M. Costas Mavrides, Mme Theocharous et Mme Kaili ont même établi, en cette période de commémoration du 25ème anniversaire de la chute du Mur de Berlin, un parallèle avec la division de Berlin du temps du mur et ont voulu mettre en avant la nécessaire solidarité de l’UE avec Chypre.

Quelle réaction pour l’UE face à la Turquie : la voie du dialogue ou celle des sanctions ?

Mme Kaili s’est inquiétée que la combinaison de l’action turque et du manque de réaction de l’Union ; elle craint que cela ne crée un précédent et voit cela comme potentiellement menaçant à l’avenir pour les pays baltes ou la Finlande. Partant du constat que l’Union doit prendre une position claire à l’égard de la Turquie, les députés ont proposé des stratégies différentes.

Plusieurs parlementaires ont plaidé la poursuite du dialogue avec la Turquie comme stratégie de désescalade et de résolution du conflit (M. Brok, M. Bostinaru, Mme Zimmer, M. Howitt).

Peillon a affiché sa déception du peu de progrès, et même des régressions, après les espoirs suscités par l’accord du 11 février 2014 (cf Pour en savoir plus). Après avoir insisté sur l’importance stratégique de la Turquie dans la région, il a prôné la ligne suivante : condamner très fermement mais maintenir absolument le dialogue en clarifiant la position de l’UE à l’égard de la Turquie. Mme Piri a regretté la tournure que prenaient les évènements, estimant que la situation s’est dégradée au cours de cette année. En effet, elle a rappelé l’accord du mois de février 2014 entre les communautés grecque et turque de l’île pour relancer les pourparlers en vue de l’unification de l’île et trouver une solution acceptable et équitable. Mais aujourd’hui, cela semble loin pour la députée qui regrette la présence turque dans la ZEE de Chypre, l’impact de ceci sur les négociations et les potentielles « conséquences délétères » pour toute la région. Dès lors, elle invite les dirigeants à « agir avec un sens des responsabilités » et à « revenir à la table des négociations ». Elle a rappelé le soutien de l’Union à la démarche des Nations Unies en ce sens.

D’autres députés ont proposé une ligne plus agressive à l’encontre de la Turquie. Mme Theocharous considère qu’il faut être critique et suspendre les négociations avec la Turquie. M. Marias a appelé à « prendre des mesures contre la Turquie. Chypre est membre de l’UE et il faut faire clairement comprendre à la Turquie que la souveraineté de Chypre doit lui permettre de procéder elle-même à des recherches (…) En plus il faut que le droit de la République de Chypre ne soit pas remis en question et qu’elle puisse exploiter les hydrocarbures ». M. Papadakis s’est, lui, prononcé en faveur de sanctions économiques arguant que la Turquie « viole clairement » le droit international. Elissavet Vozemberg (PPE, Grèce) a ajouté une charge contre la Turquie : certes, la Commission européenne a reconnu les violations du principe de territorialité par la Turquie à Chypre, mais on oublie, a-t-elle fait valoir, la violation de l’espace aérien de la Grèce autour de Mykonos récemment, par la Turquie là encore. Elle en déduit un non respect profond par la Turquie des accords internationaux. Elle s’est inquiété de la, à ses yeux, trop longue attente montrée par l’Union avant de prendre des mesures contre une Turquie qui ne fait pas preuve de « retenue » contrairement à ce à quoi appelle l’Union.

Certains députés ont aussi eu une position plus discordante pour pointer la part de responsabilité de Chypre sur l’état actuel de la situation. Outre M. Tannock qui a signalé que c’était le gouvernement de Chypre qui avait suspendu les pourparlers, c’est surtout M. Van Orden qui a développé ce point de vue. D’abord, il rejoint l’idée qu’il faille tout mettre en œuvre pour relancer les négociations et trouver une solution équitable qui ne désavantage pas profondément ni ne rejette l’intégralité de la faute sur une des parties. Puis, il a avancé que lors de son adhésion en 2004, « Chypre a tout de suite voulu bloquer toute avancée sur les projets lancés par le Conseil pour mettre fin à l’isolement de Chypre nord. Si ces promesses avaient été tenues aucune des difficultés dont nous parlons aujourd’hui n’aurait pu se produire » a-t-il affirmé. Une affirmation qui a évidemment fait réagir les eurodéputés chypriotes dont Takis Hadjigeorgiou (GUE, Chypre) et Mme Theocharous qui a, elle, accusé M. Van Orden de souvent « rejeter la faute sur les chypriotes grecs car ils ont rejeté la proposition de 2004 ». Au final, selon M. Van Orden, si l’on veut atteindre l’objectif de réunification de l’île, la seule solution et une « solution qui respecte les intérêts des deux communautés qui vivent sur l’île ».

Une affaire qui n’est pas sans conséquences sur les relations Union Européenne / Turquie

Bostinaru a rappelé la position commune du groupe S&D qui est favorable à l’entrée de la Turquie dans l’UE. Cependant, pour rendre cela possible, il est clair que ce pays doit en respecter les règles, et cela passe, entre autres, par mettre fin à sa présence dans les eaux chypriotes. Cet aspect a notamment été rappelé par M. Papadakis et Marco Affronte (ELDD, Italie). Ce dernier a d’ailleurs cité une étude disant que 30% des chypriotes pensent que faire partie de l’UE est mauvais pour eux ; il estime que cela n’est pas étonnant et que cela découle directement du manque de fermeté de l’Union à l’égard de la Turquie ce qui crée une défiance au sein de la population chypriote envers l’UE.

Concernant l’aide pré adhésion dont bénéficie actuellement la Turquie, au même titre que tous les autres pays candidats, William Dartmouth (ELDD, Royaume-Uni) a interrogé l’assemblée sur l’opportunité de la maintenir malgré le comportement de la Turquie. M. Kefalogiannis s’est, lui, prononcé contre le maintien de ces crédits mais a rappelé que la possibilité de modifier cela revenait au Conseil et non au Parlement.

Fabio Massimo Castaldo (ELDD, Italie) et Maria Spyraki (PPE, Grèce) se sont montrés perplexes face aux actes de la Turquie. Le premier a regretté que le pays, malgré son potentiel et tous les progrès qu’il serait possible de faire, multiplie les signes de distance à l’égard de l’UE (autoritarisme à l’encontre des médias, situation à Kobané et à Chypre évidemment). Il a mis en avant l’importance stratégique de ce pays au Moyen-Orient et dans la méditerranée et le besoin d’une solution pacifique pour l’exploitation des ressources au sud de Chypre. Il a conclu son intervention par ces mots : «Je crois que l’entrée dans l’Union se conquiert par des faits et non par des belles paroles ». Mme Spyraki, elle, a exprimé ses doutes sur le fait que la Turquie soit encore réellement un candidat à l’adhésion : en dix ans, il y a eu peu de progrès, a-t-elle dit, et Chypre n’est toujours pas respectée par la Turquie qui bafoue aussi la convention des Nations Unies. Elle s’est aussi interrogée sur la pertinence d’un soutien économique à ce pays. M. Dzhambazki a été encore plus affirmatif ; pour lui il est clair que la Turquie ne souhaite plus poursuivre ses efforts pour entrer dans l’UE.

 

Clément François

 

Pour en savoir plus :

 

– Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, Montego Bay 1982 :

http://www.un.org/depts/los/convention_agreements/texts/unclos/unclos_f.pdf (FR)

http://www.un.org/depts/los/convention_agreements/texts/unclos/unclos_e.pdf (EN)

 – Joint declaration of February 11th, full text :

http://cyprus-mail.com/2014/02/11/joint-declaration-final-version-as-agreed-between-the-two-leaders/ (EN)

 – Statement from the European Union on the agreement reached by the Greek Cypriot and Turkish Cypriot leaders on a joint declaration and on the resumption of the negotiations

http://europa.eu/rapid/press-release_MEMO-14-103_fr.htm (EN)

 – France Diplomatie, Chypre – reprise des négociations intercommunautaires (11 dévrier 2014) : http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/chypre/la-france-et-chypre/evenements-22931/article/chypre-reprise-des-negociations?xtor=RSS-4

 – France Diplomatie, l’Union européenne et Chypre :

http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/chypre/l-union-europeenne-et-chypre/ (FR)

 – France Diplomatie, les Nations Unies et Chypre :

http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/chypre/les-nations-unies-et-chypre/ (FR)

 

Adeline Silva Pereira

Après avoir effectué la deuxième année du master Sécurité Globale analyste politique trilingue à l'Université de Bordeaux, j'effectue un stage au sein d'EU Logos afin de pouvoir mettre en pratique mes compétences d'analyste concernant l'actualité européenne sur la défense, la sécurité et plus largement la coopération judiciaire et policière.

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