Lors de sa réunion du 17 novembre 2014, la commission AFET du Parlement européen a reçu Pavlo Klimkine, ministre ukrainien des affaires étrangères. Cela a été l’occasion d’évoquer les élections des dernières semaines, la situation du pays en général et les défis qui attendent la majorité pro-européenne du parlement ukrainien (la Rada) et le gouvernement. Les relations entre l’Ukraine et l’Union européenne semblent devoir s’intensifier, le ministre ayant, à plusieurs reprises, remercié l’Union pour son aide « fondamentale » et réclamé la poursuite de celle-ci tandis que les députés s’y sont généralement montrés favorables.
Le programme de travail de la nouvelle majorité
Andrej Plenković (PPE, Croatie et Président de la délégation à la commission de coopération parlementaire UE-Ukraine) a félicité l’Ukraine pour les élections du 26 octobre, qui ont été reconnues internationalement. Il a exprimé le souhait que le gouvernement et la Rada s’installent rapidement et a voulu des précisions sur les parties ayant signé l’accord de coalition. Le ministre a indiqué que tous les partis pro-européens étaient présents dans le processus (bien qu’il soit encore trop tôt pour savoir pour chaque parti s’il soutiendra le gouvernement ou y prendra part activement), et ont tous participé à la rédaction de l’accord de coalition. M. Klimkine a présenté ce dernier comme « un document unique et ambitieux qui prévoit les réformes fondamentales à mener ». Ceci est maintenant le défi de la nouvelle majorité ukrainienne. Ce travail sera plus difficile en raison de « la déstabilisation russe de l’Ukraine », a regretté M. Klimkine, avant d’ajouter que cela « ne doit pas être un frein ».
Le ministre a présenté lesdites réformes en quatre grands groupes. D’abord, sur la lutte contre la corruption : un train de mesures a été adopté par le Parlement ukrainien. Il n’entrera cependant en vigueur qu’au printemps ; le ministre a justifié ce délai par le fait qu’il fallait créer les institutions prévues par les textes (Agence anti-corruption), en s’inspirant de ce qui existait dans les Etats membres de l’UE. Il a insisté sur le fait que l’aspect législatif ne représente pas tout et qu’un changement des mentalités devait l’accompagner.
Ensuite, une vague de décentralisation pour donner plus de libertés et de responsabilités (fiscales notamment) aux régions est prévue. Le ministre justifie cela par le fait que l’Ukriane est un pays diversifié avec « plusieurs langues et plusieurs histoires » même si « les derniers évènements ont rassemblé l’Ukraine ». Souhaitant que le M. Klimkine commente ses propos, Marc Demesmaeker (ECR, Belgique) a rappelé que Vladimir Poutine avait proposé l’option d’une fédéralisation de l’Ukraine. Le ministre ukrainien voit dans cette issue la volonté par la Russie d’imposer un veto sur le pouvoir central concernant la politique économique et les affaires étrangères pour, in fine, empêcher l’Ukraine de se rapprocher de l’Europe. Il rejette donc cette piste mais il s’est tout de même bien prononcé pour un plus grand pouvoir, une plus grande capacité d’initiative des régions.
Puis, il y a la réforme du secteur dit de la sécurité civile (police, justice) et de l’Etat de droit qui sera l’une des priorités du gouvernement (question de Ana Gomes S&D, Portugal pour plus détail à leur propos). Le gouvernement ukrainien entend là encore s’inspirer de ce qu’ont fait les Etats entrés dans l’Union en 2004 dans les années précédant leur adhésion pour mener ce travail. Un accord d’assistance européenne sur la sécurité civile permettant à une aide de l’Union européenne a d’ailleurs été conclu le 17 novembre 2014. Ces réformes seront aussi menées en collaboration avec le Conseil de l’Europe.
Enfin, des réformes dans le secteur économique seront réalisées. Elles sont mentionnées dans l’accord d’association et répondront à un calendrier précis.
De façon plus transversale et afin d’intensifier la relation avec l’Union européenne, Le ministre a annoncé qu’il souhaitait voir constituée une équipe européenne dans chaque ministère afin de bénéficier des avis d’experts européens à tous les niveaux. Il a aussi parlé d’un système spécifique de coordination avec un bureau de l’intégration européenne qui pourrait voir le jour. La mise en œuvre de l’accord de l’association, pour laquelle M. Klimkine a dit que son pays était « impliqué à 100% », sera évidemment un axe fort de la coopération entre l’UE et l’Ukraine. Il a, plus généralement, demandé à l’UE un soutien global pour tout le processus de réformes dans lequel veut s’engager la nouvelle majorité : ainsi, l’Ukraine a « besoin du soutien européen », d’une « aide concertée » (sous diverses formes possibles : assistance technique, militaire, dissuasion par la politique de sanctions à l’encontre de la Russie) et « d’un vrai message de l’UE en terme de perspective et d’intégration ».
Un processus électoral pas exempt de critiques
Le fait qu’une partie des dépenses de campagne de certains candidats lors des élections du 26 octobre aurait été financée par de riches hommes d’affaires et des oligarques, dans un pays qui annonce placer parmi ses priorités la lutte contre la corruption et l’instauration de nouvelles règles électorales, a fait réagir des députés. M. Klimkine a minimisé, voire nié, le problème soulevé en disant qu’il y avait effectivement eu des allégations de ce type dans les médias mais qu’il n’y avait pas de preuves probantes. Selon lui, les programmes consacrés aux élections à la télévision ont même fait la preuve de « la modestie » des moyens dont disposaient les candidats.
Javier Nart (ALDE, Espagne) a exprimé sa préoccupation à propos de la légitimité du nouveau gouvernement, qui selon lui est relativement faible. En effet, les élections se sont tenues dans un pays en guerre ce qui nuit évidemment à leur déroulement et seulement 50% des inscrits ont voté (40% même dans les régions de l’Est) alors même que c’était là un moment capital pour l’avenir du pays (« le peuple n’a pas réagi », pour reprendre les termes du député espagnol). Ainsi, pour lui, ce ne sont pas 80% des électeurs qui ont voté pour les partis pro-européens (contrairement à ce qu’avait dit le ministre ukrainien pour ouvrir son intervention) mais moins de la moitié ce qui affecte la force, l’aura et la légitimité du nouveau parlement. En réponse, M. Klimkine a d’abord dit son étonnement à propos de ce chiffre alors que de nombreuses enquêtes d’opinions montrait qu’un grand nombre de citoyens étaient favorables aux choix pro-européens. Puis, il a avancé, qu’en fait, c’était justement parce que les citoyens étaient tellement sûrs que de telles idées triompheraient lors des élections qu’ils ne sont pas allés voter. Mais au final, « on a voté pour l’Europe dans tous le pays » a-t-il dit, avant de s’appuyer sur les résultats à Kiev et dans le sud du pays, où les partis pro-européens ont remporté une très large majorité de voix, pour conforter la légitimité du parlement. Il a aussi pointé le manque de confiance de la population dans les institutions publiques et les normes électorales encore assez peu performantes pour servir une vie politique démocratique comme facteurs explicatifs de cette faible participation. Y remédier pour les élections futures est donc « un défi » pour l’Ukraine.
Préoccupations humanitaires
En plus des élections, les conditions de vie de la population ukrainienne ont fait l’objet d’une partie de la discussion. Rebecca Harms (Les Verts, Allemagne) et Sofia Sakorafa (GUE, Grèce) ont mis l’accent sur le besoin urgent d’aide humanitaire en Ukraine (y compris hors des régions de Donetsk et Lougansk) avant de demander ce que pouvait faire l’Union et ce que comptaient faire les autorités ukrainiennes (assez peu actives à ce niveau jusqu’à présent selon Mme Sakorafa). M. Klimkine a évoqué une situation « critique ». Il a expliqué que le gouvernement de Kiev avait tenté d’organiser l’arrivée de plusieurs convois de la Croix Rouge vers Donetsk et Lougansk mais ce sont « les terroristes sous contrôle russe qui nous ont empêché car ils craignent que cela ne renverse l’opinion des populations à l’est qui comprendraient alors qui s’occupe vraiment d’eux ». Mais il a invité à continuer de soutenir les tentatives d’aides sur le terrain et en a réclamé plus de la part de l’Union y compris pour essayer d’en livrer à l’Est.
Tibor Szanyi (S&D, Hongrie, Vice-président de la délégation à la commission de coopération parlementaire UE-Ukraine) et Johannes Cornelis Van Baalen (ALDE, Pays-Bas) ont posé des questions sur l’approvisionnement énergétique de l’Ukraine. M. Klimkine a alors salué l’importance de l’accord entre l’UE, l’Ukraine et la Russie sur le gaz pour éviter que l’Ukraine ne connaissent des pénuries durant l’hiver. Il a aussi rappelé qu’il s’agissait d’un accord transitoire qui arrivera à expiration à la fin du mois de mars. Enfin, M. Klimkine a affirmé que, bien qu’il n’y ait pas de paiement venant de ces régions, le pouvoir central continuait d’organiser la fourniture de gaz et d’électricité vers l’Est « pour que les gens ne meurent pas de froid ».
Violences et violations des Droits de l’homme en Crimée et à l’Est
La question de la Crimée a été abordée par Petras Auštrevičius (ALDE, Lituanie). Il a avancé qu’il existait de plus en plus de preuve de harcèlement contre les populations s’opposant à la Russie en Crimée, notamment les Tatars et les médias critiques à l’égard de la Russie. M. Klimkine a exprimé son inquiétude sur ces nombreuses violations des Droits de l’homme constatées en Crimée. Il a invité l’UE et l’OSCE à davantage suivre cette situation, et pourquoi pas à inviter des représentants des communautés tatars. Il aussi signalé les conséquences évidemment néfastes de la situation sur le tourisme, secteur qui fait vivre une part non négligeable de la population de cette région.
Le ministre s’est aussi exprimé sur l’est de l’Ukraine où il craint l’instauration d’un conflit gelé. La situation des droits de l’homme s’y détériore, particulièrement depuis les élections organisées par les séparatistes au début du mois de novembre. Il s’est appuyé sur les rapports des missions d’observations pour affirmer que, dans les régions de Donetsk et Lougansk, « des soldats contrôlent le territoire, des centaines de véhicules blindés circulent » et « des armes, des mercenaires et de l’argent » franchissent régulièrement la frontière russo-ukrainienne. Il a jugé que tant que la Russie agirait comme elle le fait aujourd’hui, il n’y aura pas de possibilités de résoudre le conflit ; l’Europe ne doit, selon lui, « pas se laisser diviser par la Russie et parler d’une seule voix » et maintenir la pression sur ce pays pour faire respecter les accords de Minsk. « Nous ne récupèrerons pas Donetsk et Lougansk par la guerre » a-t-il dit. M. Klimkine a aussi évoqué la situation des prisonniers politiques ukrainiens qui seraient détenus en Russie.
Interrogé par M. Demesmaeker sur l’accord de cessez-le-feu, M. Klimkine en a, tout comme plusieurs députés, déploré les violations régulières et nombreuses. Le ministre a ajouté que le pouvoir de Kiev avait fourni des blindés à la mission de l’OSCE. Cette dernière compte aujourd’hui 500 observateurs et le ministre a prôné le maintien de cette force « pour rétablir un contrôle sur la frontière avec la Russie », notamment pour répondre à Mme Harms qui s’inquiétait de « l’effondrement » de cette mission.
La stratégie vis-à-vis de la Russie
Les relations avec la Russie ont évidemment été au cœur de l’échange, particulièrement dans la perspective des évènements du dernier G20. Selon M. Klimkine, le projet de la Russie est de contrôler l’Ukraine coûte que coûte et ne pas la laisser progresser vers l’Europe. Il a aussi parlé d’une part d’émotion et d’irrationnel qui nuit à la résolution du conflit (pour le député espagnol de la GUE également Vice-président de la commission Affaires étrangères, Javier Couso Permuy, visant clairement la Russie, « certains pays essayent de faire renaître la Guerre froide »).
Pour stabiliser Donetsk et Lougansk, la première étape, d’après M. Klimkine, est de mettre en œuvre ce qui a fait l’objet d’un accord à Minsk en ce qui concerne la ligne de contact et de tenter d’éliminer les cas de rupture du cessez-le-feu. M. Klimkine a été clair à propos du processus de Minsk : c’est pour lui la seule issue et si l’on s’écarte de ce que ces accords de septembre prévoyaient « la situation est vouée à se détériorer ». Il a réclamé une ligne claire de la part de l’UE et un maintien des sanctions contre la Russie. Alors que Mme Kalniete a fait remarqué que beaucoup de personnalités politiques en Ukraine étaient favorables à des pourparlers sur le modèle de Genève plutôt que sur le modèle prévu par les accords de Minsk, le ministre ukrainien des affaires étrangères s’est aussi prononcé en faveur d’un format de négociation du même type que le groupe de Genève crée pour la Géorgie. Cela inclurait donc les Etats-Unis à la table des négociations mais, selon le ministre, la Russie est réticente à une telle démarche. Aussi, le ministre a affirmé ne pas attendre d’évolutions positives dans l’immédiat mais un processus long, exigeant un soutien prolongé de l’UE.
Deux autres sujets ont été abordés rapidement. Interrogé sur le refus par la France de livrer les navires Mistral à la Russie par Sandra Kalniete (PPE, Lettonie), M. Klimkine a répondu que « nos collègues français devraient trouver une autre solution et ne pas livrer [ces navires] » car cela irait à l’encontre de la sécurité de l’Union. L’enquête sur le crash du vol MH17 le 17 juillet dernier (298 morts) a été abordée par Tibor Szanyi (S&D, Hongrie, Vice-président de la délégation à la commission de coopération parlementaire UE-Ukraine) et Johannes Cornelis Van Baalen (ALDE, Pays-Bas). La réponse du ministre ukrainien a été de dire qu’il avait récemment rencontré le procureur général des Pays-Bas pour évoquer la possibilité de saisir des débris de l’avion. Cependant, selon lui, alors que « les terroristes bloquent » l’accès à ces pièces, il est du « devoir politique et moral » de l’Ukraine d’aider les Pays-Bas à traduire les responsables en justice. Pour cela, il a notamment promis un rapport transparent et non biaisé sur l’accident.
Clément François
Pour en savoir plus :
– Service européen d’action extérieure, information sur l’accord d’association UE-Ukraine :http://eeas.europa.eu/top_stories/2012/140912_ukraine_fr.htm (FR)http://eeas.europa.eu/top_stories/2012/140912_ukraine_en.htm (EN)
– Commission européenne, programme de soutien à l’Ukraine :http://europa.eu/newsroom/files/pdf/ukraine_fr.pdf (FR)http://europa.eu/newsroom/files/pdf/ukraine_en.pdf (EN)
– Communiqué de presse de la Commission européenne, 30 octobre 2014, Avancée majeure: un accord de 4,6 milliards de dollars garantit l’approvisionnement en gaz de l’Ukraine et de l’UE : http://europa.eu/rapid/press-release_IP-14-1238_fr.htm (FR)