L’étude intitulée « Sécurité nationale et preuves secrètes dans la législation et devant les tribunaux : analyse des défis » a été présentée en commission LIBE (Liberté civiles, justice et affaires intérieures) du Parlement européen le 31 mars. Didier Bigo, Directeur du Centre d’Études sur les Conflits, Liberté et Sécurité et Professeur à Sciences Po Paris et King’s College London, ainsi que Sergio Carrera, Responsable de la section Justice et affaires intérieures du Centre for European Policy Studies, sont intervenus à cette occasion.
En prenant la parole, le professeur Didier Bigo a souligné que la « sécurité nationale » n’était pas un concept partagé et souvent, il ne figure même pas dans la loi nationale. C’est la raison pour laquelle il est difficile de transférer des mesures d’un État membre à un autre.
Qu’est-ce que la sécurité nationale ? C’est précisément la question posée par Claude Moraes, Président de la commission LIBE du Parlement européen, à Matthias Ruete, Directeur général « Migration et affaires intérieures » de la Commission européenne, suite aux débats du 6 Novembre 2014. La question écrite comme sa réponse apportent quelques éléments de réponse.
Le Président de la commission LIBE a ainsi posé une série de questions : Comment se définit le terme de « sécurité nationale » ? Comment ce terme est-il utilisé dans les actes adoptés par la Commission ou lorsque la Commission est l’institution chargée de la mise en œuvre de ces actes ? Comment la Commission veille-t-elle à ce qu’il soit défini et appliqué de manière prévisible, constante et non-discriminatoire ? Considérant que ce terme apparaît dans de nombreux textes législatifs de l’UE, comment la Commission définit et applique ce terme lorsqu’elle suit la mise en œuvre et l’exécution du droit de l’UE en tant que gardienne des Traités ?
Pour réponse, Monsieur Ruete a indiqué que conformément aux articles 4(2) TUE et 73 TFUE, la sécurité nationale est de la seule responsabilité des États membres.
Article 4 TUE
- L’Union respecte l’égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre.
Article 73 TFUE
Il est loisible aux États membres d’organiser entre eux et sous leur responsabilité des formes de coopération et de coordination qu’ils jugent appropriées entre les services compétents de leurs administrations chargées d’assurer la sécurité nationale.
La Déclaration N°20 ad article 16 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne indique également que « chaque fois que doivent être adoptées, sur la base de l’article 16, des règles relatives à la protection des données à caractère personnel qui pourraient avoir une incidence directe sur la sécurité nationale, il devra en être dûment tenu compte ».
En tant que concept juridique du droit de l’Union, le concept de « sécurité nationale » est sujet à une interprétation autonome et uniforme dans l’Union, peut-on lire dans la réponse de la Commission. Ce concept inclut le travail de la police et des services de renseignement pour le maintien de la sécurité interne, notamment la collecte d’informations et l’évaluation des menaces. Même dans les cas où les États membres invoquent la sécurité nationale, ils sont liés par les Traités, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et leurs constitutions. Toute restriction de l’exercice des droits ou libertés reconnus par la Charte doit cependant remplir les objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou la nécessité de protéger les droits et libertés d’autrui et respecter les principes de nécessité et de proportionnalité. Conformément à l’Article 52 de la Charte :
« 1. Toute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par la présente Charte doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés. Dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui. »
Concluant sa réponse, la Commission rappelle qu’en vertu de l’Article 4(2) TUE pré-cité, la sécurité nationale en elle-même est un objectif d’intérêt général reconnu par le droit de l’Union.
Ces quelques éléments ne définissent pas de manière précise ce qu’est la sécurité nationale. L’insécurité juridique qui en résulte est pointée du doigt dans l’étude consacrée à l’usage des preuves secrètes. Alors que la « sécurité nationale » est souvent l’objet de débats politiques et juridiques dans les sphères nationales comme européennes, les régimes juridiques nationaux ne comportent aucune définition précise et les pratiques doctrinales ne permettent pas de satisfaire à une sécurité juridique et aux standards de l’État de droit. Une telle situation offre à l’exécutif un degré d’appréciation disproportionné, sans pour autant prévoir une supervision judiciaire indépendante. Pour Sergio Carrera, l’Union européenne pourrait définir ce que la sécurité nationale n’est pas. Définir ce qu’est la sécurité nationale est un moyen de lutter contre l’arbitraire, a ajouté Didier Bigo.
Preuves secrètes et sécurité nationale. Au nom de cette sécurité nationale indéfinie, des preuves peuvent être tenues secrètes devant les tribunaux des États membres de l’Union. L’étude examine la façon dont les systèmes judiciaires d’un certain nombre d’États membres (Allemagne, Espagne, France, Italie, Pays-Bas, Royaume-Uni et Suède) utilisent et s’appuient sur des informations recueillies par les services de renseignement qui sont tenues secrètes et ne sont communiquées ni à la défense ni aux autorités judiciaires, au nom de la sécurité nationale.
Didier Bigo a insisté sur le fait que la comparaison des systèmes judiciaires nationaux est complexe, les pratiques nationales étant liées à des traditions historiques, politiques et constitutionnelles propres à chaque système judiciaire. Le Royaume-Uni, par exemple, fait figure d’exception dans le paysage européen avec ses « Closed Material Procedures » (CMPs) qui sont des auditions secrètes pour lesquelles seuls le juge et des avocats spécialement dotés d’une habilitation de sécurité ont accès aux données sensibles émanant des services de renseignement. La principale difficulté mise en évidence par l’étude consiste à garantir les droits de la défense malgré une utilisation croissante de ces CMPs. Les Pays-Bas, en revanche, ont mis en place un système de « témoins protégés » qui prévoit que les responsables du renseignement soient auditionnés par un magistrat spécialement habilité. L’Allemagne, l’Espagne et la Suède recourent à des pratiques judiciaires qui conduisent à ce que certaines preuves ne soient pas communiquées à l’une des parties sous certaines conditions.
Au-delà de cette variété des systèmes judiciaires et pratiques nationales, les auteurs de l’étude ont constaté une augmentation conjointe des échanges transnationaux et de l’utilisation devant les tribunaux d’informations recueillies par les services de renseignement. Cet accroissement de la coopération des services est principalement transatlantique et asymétrique au regard du rôle important joué par les États-Unis. Dans ce contexte, comment juger de la qualité, de la légalité et de la justesse des informations transmises ? Dans quelle mesure ces informations peuvent-elles être considérées comme des preuves devant un tribunal ? Ce sont autant de questions soulevées par les auteurs de l’étude. La dépendance aux renseignements fournis est également problématique considérant l’absence de supervision judiciaire quant aux décisions prises « au nom de la sécurité nationale ».
L’étude montre également que les documents concernés par le secret vont au-delà de la sécurité nationale. Dans des pays comme l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, les droits de la défense et le droit à un procès équitable ne font pas le poids face à la sécurité nationale ou les intérêts de l’État. Pour cette raison, Sergio Carrera a plaidé pour une intervention de l’Union européenne. La sécurité nationale est du ressort des États membres donc l’Union n’intervient pas. Ceci étant, l’argument de la « sécurité nationale » brandi par les États membres dans certaines affaires porte atteinte aux droits de la défense. En ce sens, l’Union européenne est légitime pour agir. De surcroît, le rapport Moraes sur le programme de surveillance de la NSA, les organismes de surveillance dans divers États membres et les incidences sur les droits fondamentaux des citoyens européens et sur la coopération transatlantique en matière de justice et d’affaires intérieures, adopté par le Parlement européen le 12 mars 2014, a montré que l’Union était compétente « dans les domaines relatifs à la sécurité intérieure (article 4, paragraphe 2, point j), du traité FUE) et exerce cette compétence en adoptant un certain nombre d’instruments législatifs et en concluant des accords internationaux (sur les données PNR, le TFTP) visant à lutter contre la grande criminalité et le terrorisme ainsi qu’en élaborant une stratégie pour la sécurité intérieure et des agences travaillant dans ce domaine ». L’étude sur les preuves secrètes et la sécurité nationale a ainsi souligné l’émergence de normes juridiques européennes. La Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) comme la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) se sont intéressées aux renseignements, à la sécurité nationale et aux secrets d’État, en particulier lorsqu’ils portent atteinte aux droits de la défense. De même, elles se sont posées la question de la compatibilité des CMPs avec les droits fondamentaux. La CEDH a appelé à de nombreuses reprises à l’adoption de lois nationales assurant une protection juridique suffisante afin d’éviter que l’exécutif n’exerce un pouvoir discrétionnaire et illimité. La CJUE, de son côté, a jugé que les États membres devaient limiter l’impact du secret sur les droits de la défense. Pourtant, l’étude met en évidence les difficultés rencontrées dans les États membres étudiés quant à la déclassification et la diffusion des informations secrètes qui, souvent, manquent d’une supervision judiciaire indépendante et confèrent une marge d’appréciation disproportionnée aux autorités de l’État. Pour la CJUE, des lois qui permettent le recours au secret ne sont pas des lois en ce qu’elle ne respectent pas les standards juridiques européens.
La conclusion des auteurs consiste à dire qu’il y a un risque que les accords internationaux prévalent sur l’utilisation de nouveaux mécanismes, conformes à l’esprit du traité de Lisbonne, qui pourraient améliorer le respect des droits fondamentaux et de l’État de droit sans pour autant interférer avec la souveraineté des États membres en matière de sécurité nationale. Il est alors nécessaire de renforcer l’action des tribunaux et des acteurs judiciaires pour la défense de l’État de droit. L’Union européenne a un rôle à jouer pour consolider, promouvoir et assurer la mise en œuvre des principes développés par la CEDH et la CJUE en matière de droits fondamentaux et de préservation de l’État de droit. A cet égard, les quatre auteurs de l’étude adressent les recommandations suivantes à l’Union européenne :
- Le nouveau cadre européen pour renforcer l’État de droit devrait être utilisé pour encourager les États membres concernés à modifier leur législation sur l’utilisation de la sécurité nationale, des secrets d’État et des renseignements dans les procédures judiciaires.
Pour rappel, ce cadre comporte un outil d’alerte précoce qui permet à la Commission d’entamer un dialogue avec l’État membre dans lequel des violations de l’État de droit – c’est-à-dire de « principes de droit visant à préserver les valeurs fondamentales de l’UE, notamment en garantissant à tous les citoyens un traitement égal devant la loi et en veillant à ce que la puissance publique exerce ses pouvoirs dans le respect du droit » – ont été constatées. Si dans le cadre de ce dialogue aucune solution n’est trouvée, l’Article 7 du traité sur l’Union européenne stipule que « le Conseil, statuant à la majorité qualifiée, peut décider de suspendre certains des droits découlant de l’application des traités à l’État membre en question, y compris les droits de vote du représentant du gouvernement de cet État membre au sein du Conseil. »
L’utilisation croissante de preuves secrètes constitue un enjeu important pour le contrôle judiciaire ainsi que pour les droits de la défense et la liberté de la presse qui figurent dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Les auteurs de l’étude font valoir que le Parlement européen pourrait appeler la Commission à faire de ce cas un moyen de rendre opérationnel le nouveau cadre européen.
- Un code professionnel pour les services de renseignement dans l’Union européenne devrait aussi être adopté. L’objectif serait alors de s’assurer que les pratiques de ces services sont conformes aux droits de l’homme ainsi qu’aux principes et standards de l’État de droit. Ce code fournirait également des lignes directrices quant au recours à la sécurité nationale et au secret dans l’Union.
- Les recommandations comportent également la création d’un observatoire européen permettant le suivi des usages et interprétations de la sécurité nationale et du secret d’État dans les pays membres. Cette structure permettrait aux États membres d’identifier les situations qui ne justifient pas le recours à la sécurité nationale.
- L’Union européenne devrait en outre assurer la promotion et la mise en œuvre des droits fondamentaux et des standards de l’État de droit d’une meilleure manière. Le Parlement européen devrait soutenir l’idée d’un partenariat consolidé avec des acteurs supranationaux tels que le Conseil de l’Europe et les Nations Unies.
- Enfin, un cadre européen pour la protection des lanceurs d’alerte dans le domaine de la sécurité nationale devrait être adopté.
A l’issue de la réunion, Sergio Carrera a conclu en indiquant qu’une réflexion était nécessaire à l’échelle de l’Union européenne. Des individus sont accusés sans avoir accès aux faits et cela est inacceptable dans certains États. Un débat pourrait être engagé et le Parlement européen peut apporter sa pierre à l’édifice a-t-il expliqué. Une audition à ce sujet est prévue les 28 et 29 mai prochains.
Charline Quillérou
Pour en savoir plus
Commission européenne, « L’UE prend des mesures pour protéger l’État de droit », 12.03.2014 http://ec.europa.eu/news/justice/140312_fr.htm
European Commission, « EU takes action to protect rule of law », 12.03.2014
http://ec.europa.eu/news/justice/140312_en.htm
Versions consolidées du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne
http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:12012M/TXT
Consolidated versions of the Treaty on European Union and the Treaty on the Functioning of the European Union
http://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/?uri=CELEX:12012M/TXT
Texte adopté le 12 mars 2014, Programme de surveillance de la NSA, organismes de surveillance dans divers États membres et incidences sur les droits fondamentaux des citoyens européens http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?type=TA&reference=P7-TA-2014-0230&language=FR&ring=A7-2014-0139
Text adopted, 12 March 2014, US NSA surveillance programme, surveillance bodies in various Member States and impact on EU citizens’ fundamental rights http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//TEXT+TA+P7-TA-2014-0230+0+DOC+XML+V0//EN
Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:C:2010:083:0389:0403:FR:PDF
Charter of fundamental rights of the European Union http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:C:2010:083:0389:0403:EN:PDF