La réforme de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) n’est pas une question nouvelle. Déjà en 2011 le Parlement et le Conseil, co-législateurs, s’étaient penchés sur ce dossier sans parvenir à trouver un accord. A l’automne 2014, un nouveau projet leur a été présenté par le président de la Cour de Justice, Vassilios Skouris, dans le but d’accélérer le traitement des affaires et remédier aux lenteurs de la justice européenne. Confromément aux traités, la Cour dispose d’un pouvoir d’initiative dans les domaines qui la concerne. En l’état, ce projet ne semble faire l’unanimité ni au Parlement européen où le député Antonio Marinho e Pinto (Portugal, ADLE) a été désigné rapporteur, ni au sein de la principale institution concernée, la CJUE.
Pour rappel, la CJUE est une institution juridictionnelle qui assure « le respect du droit européen dans l’interprétation et l’application » des traités. Elle est donc garante de l’application uniforme du droit puisqu’elle est la seule interprète des traités. Cette mission est exercée dans le cadre d’un dialogue nourri et permanent entre la Cour et les juges nationaux par le biais de la procédure du renvoi préjudiciel. Cela signifie qu’en cas de doute, un juge national peut saisir la Cour pour lui demander un éclairage sur l’interprétation ou la validité d’une règle européenne. Elle assure également le contrôle de la légalité des actes des institutions de l’Union et veille au respect par les Etats membres, des obligations qui découlent des traités. Pour ce faire, la Cour est appelée à statuer sur les différends opposant les gouvernements des Etats membres et les institutions de l’Union mais aussi à juger des différends que peuvent avoir les particuliers avec ces mêmes institutions. Les particuliers jouissent ainsi d’un accès direct à la justice européenne puisqu’ils peuvent adresser une requête au Tribunal de l’Union. Les arrêts de la CJUE ont force obligatoire, c’est-à-dire qu’ils s’imposent aux juges nationaux.
Pour assurer ses différentes missions, la CJUE, dont le siège est à Luxembourg, se compose de trois juridictions : la Cour de Justice créée en 1952, le Tribunal créé en 1988, et le Tribunal de la Fonction publique créé en 2004.
La Cour de Justice compte 28 juges et neuf avocats généraux, désignés d’un commun accord par les Etats membres de l’Union européenne pour une durée de six ans. Ceux-ci « sont choisis parmi des personnalités offrant toutes les garanties d’indépendance et qui réunissent les conditions requises pour l’exercice, dans leur pays respectif, des plus hautes fonctions juridictionnelles ou qui possèdent des compétences notoires ». Les juges désignent ensuite parmi eux le président et le vice-président pour une période renouvelable de trois ans. Actuellement, ce sont les juges Vassilios Skouris et Koen Lenaerts qui occupent respectivement ces fonctions. La Cour traite les renvois préjudiciels formulés par les juges nationaux ou les citoyens qui souhaitent faire préciser les règles de l’Union qui les concernent. Le recours en manquement, autre procédure relevant de la compétence de la Cour, consiste à contrôler le respect par les États membres des obligations qui leur incombent en vertu du droit de l’Union. Ce recours est le plus souvent engagé par la Commission européenne mais peut aussi l’être par un Etat membre. Le recours en annulation consiste, comme son nom l’indique, à demander l’annulation d’un acte d’une institution, d’un organe ou d’un organisme de l’Union. La Cour de Justice traite seulement les recours formés par un État membre contre le Parlement européen et/ou contre le Conseil ou introduits par une institution de l’Union contre une autre institution. Le Tribunal est compétent pour tous les recours de ce type en première instance.
Le Tribunal se compose actuellement d’un juge par Etat membre, soit 28. Une fois nommés par les gouvernements, les juges désignent parmi eux leur président pour une durée de trois ans renouvelable. Le juge Marc Jaeger occupe ce poste depuis septembre 2007. Conformément à ce qui figure sur le site internet de la CJUE, le Tribunal est compétent pour les recours introduits par les personnes physiques ou morales visant à l’annulation d’actes des institutions, des organes ou des organismes de l’Union européenne, ainsi que des actes réglementaires ; les recours formés par les États membres contre la Commission ainsi que contre le Conseil dans certains domaines ; les recours visant à obtenir réparation des dommages causés par les institutions ou par les organes ou organismes de l’Union européenne ou de leurs agents ; les recours se fondant sur des contrats passés par l’Union européenne, qui prévoient expressément la compétence du Tribunal ; les recours dans le domaine de la propriété intellectuelle ; les pourvois, limités aux questions de droit, contre les décisions du Tribunal de la fonction publique ; et enfin, les recours formés contre les décisions de l’Agence européenne des produits chimiques. Dans un délai de deux mois, les décisions du Tribunal peuvent faire l’objet d’un pourvoi devant la Cour de justice, uniquement pour des questions de droit.
Le Tribunal de la fonction publique est quant à lui composé de sept juges nommés par le Conseil, pour une période de six ans renouvelable. De la même manière que la Cour et le Tribunal, le président est désigné pour trois ans. Il s’agit actuellement du juge Sean Van Raepenbusch. Depuis 2004, le Tribunal de la fonction publique est la « juridiction spécialisée dans le domaine du contentieux de la fonction publique de l’Union européenne ». Il est compétent, en première instance, pour les litiges opposant l’Union européenne à ses agents, ce qui représente en moyenne 150 affaires par an. Il est également compétent pour les litiges qui concernent les personnels d’Eurojust, d’Europol, de la Banque centrale européenne, de l’Office de l’harmonisation dans le marché intérieur et du Service européen pour l’action extérieure.
Le président de la Cour de Justice, Vassilios Skouris, a soumis une proposition de réforme de ce système judiciaire européen fin 2014. Le communiqué de presse de la CJUE du 28 avril 2015 souligne que cette proposition « vise à renforcer l’efficacité de la justice de manière durable dans l’intérêt du citoyen européen ». Pourquoi réformer ? Le contexte actuel est celui d’une augmentation constante du contentieux devant le Tribunal, le nombre d’affaires introduites étant passé de 398 en 2000 à 912 en 2014. Sans compter que ces affaires sont également de plus en plus complexes. Cela conduit mécaniquement à une augmentation de la durée de traitement des contentieux, notamment économiques.
Comment réformer ? En 2011, la solution proposée par la Cour consistait à porter le nombre de juges du Tribunal de 27 à 39. Les Etats membres, représentés au Conseil par leurs Ministres, ne sont pas parvenus à se mettre d’accord sur le mode de désignation des 12 juges supplémentaires. Si les grands Etats membres ont accepté que ceux-ci soient désignés au mérite, les petits Etats exigeaient une rotation égalitaire qui leur assure, à tour de rôle, deux juges au Tribunal. Les grands Etats membres ayant des juges qualifiés en nombre suffisant pour en avoir deux en permanence n’avaient pas ce genre de préoccupation. Les négociations se sont donc enlisées. En 2013, dans une ultime tentative de faire aboutir la réforme, le président de la Cour de Justice a proposé de ramener le nombre de nouveaux juges à 9 au lieu de 12, sans plus de succès. La présidence italienne a donc demandé à la Cour en juillet 2014 de formuler une nouvelle proposition de réforme. La version actualisée propose de doubler le nombre de juges du Tribunal et de le porter à 56 en trois étapes. En 2015, 12 nouveaux postes de juge seraient créés. En 2016, les septs juges du Tribunal de la fonction publique intégreraient le Tribunal. Enfin, en 2019, neuf nouveaux postes seraient créés. Dans la mesure où les 21 juges supplémentaires comprennent les sept juges du Tribunal de la fonction publique qui sont déjà en activité, seuls 14 postes seraient créés pour un total de 56 juges à la CJUE. Avec environ 1 000 affaires ouvertes chaque année, les juges n’auraient à en traiter que plus ou moins 18 chacun. Pour le président de la Cour, il s’agit de « stopper l’accroissement du nombre d’affaires pendantes » mais aussi d’ « entamer la résorption de son stock » par la réduction de la durée des procédures. Le coût de la proposition est estimée par la Cour elle-même à 13,875 millions d’euros par an. Le communiqué de presse fait valoir que l’absence de réforme fait peser un risque sur le bon fonctionnement du marché intérieur. « Le montant des
amendes infligées par la Commission contestées devant le Tribunal et celui des récupérations ordonnées dans les affaires d’aide d’État se chiffrent en milliards d’euros, qui sont autant de sommes bloquées dans l’attente d’une décision judiciaire et dont le marché intérieur est privé » peut-on lire dans le document. L’article 47 de la Charte des droits fondamentaux stipule : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi ». A ce titre, cinq recours en indemnité ont été formés en 2014, pour un montant total de 26.8 millions d’euros réclamés. Pour la Cour, cette situation « expose l’Union au risque d’être condamnée dans le cadre de recours en indemnité, dont les conséquences financières devraient être prises en charge par le budget de l’Union. »
Le député Antonio Marinho e Pinto, rapporteur sur ce dossier, conteste, entre autres choses, cette estimation. Il n’y a pas encore eu de décision de justice fixant le montant du préjudice a-t-il expliqué dans une interview accordé à l’hebdomadaire luxembourgeois Le Jeudi, avant d’ajouter : « Il ne s’agit que de demandes des entreprises. C’est une fiction. […] On ne peut pas se servir des prétentions financières des entreprises pour quantifier ce que coûterait le fait de ne pas voter cette réforme. ». Monsieur Marinho e Pinto conteste également la suppression du Tribunal de la Fonction publique, arguant du fait que le Traité de Nice prévoyait la création de tribunaux spécialisés. « Nous ne voulons pas faire une réforme dans l’intérêt de la Cour, mais dans celui des citoyens et des entreprises. » Quant au doublement du nombre de juges, l’eurodéputé considère qu’il s’agit de la pire solution qui soit. « Que chaque Etat veuille un juge n’est pas la vraie façon de rendre la justice. Et, en plus, c’est la solution la plus chère […] ». Pourtant, tous ses collègues de l’hémicycle strasbourgeois ne partagent pas cet avis. Heidi Hautala (Finlande, Verts) soutient la proposition de Vassilios Skouris et plaide pour une solution urgente. « Je ne participerai pas au report de la réforme. » a quant à lui déclaré Tadeusz Zwiefka (Pologne, PPE) d’après les propos rapportés par Le Jeudi. Pour Mady Delvaux (Luxembourg, S&D), la question est de savoir si le Parlement doit tout bloquer au motif que « les Etats membres sont lamentables de ne pas se mettre d’accord ».
Du côté du principal concerné, le Tribunal, son président Marc Jaeger a adressé une lettre à la présidence italienne le 9 décembre 2014 dans laquelle il exprime son désaccord avec la proposition de la Cour portée par Vassilios Skouris. Il explique que « la proposition de doubler le nombre de juges du Tribunal et de supprimer le Tribunal de la fonction publique présente un caractère inapproprié par rapport aux perspectives à moyen terme du contentieux ». En revanche, « un accroissement limité des référendaires et un renforcement des services du greffe présenteraient un bénéfice immédiat ». En réponse, le président de la Cour a fait valoir que le courrier adressé par Monsieur Jaeger ne représentait pas la position des organes compétents. Confromément à l’article 281 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, le Parlement européen et le Conseil peuvent modifier les dispositions du statut de la CJUE. Pour ce faire, ils « statuent soit sur demande de la Cour de justice et après consultation de la Commission, soit sur proposition de la Commission et après consultation de la Cour de justice. » Il n’est donc pas fait mention du Tribunal. Monsieur Skouris a également fait valoir dans sa réponse que les arguments exposés par le Tribunal dans la lettre en question avaient d’ores et déjà été présentés et débattus à l’occasion des travaux préparatoires engagés par la CJUE.
C’est dans ce contexte que les discussions se poursuivent sur la réforme du système judiciaire dans l’Union. Le député portugais Antonio Marinho e Pinto doit remettre son rapport prochainement. La suite au prochain épisode…
Charline Quillérou
Pour en savoir plus
-. Cour de Justice de l’Union européenne http://curia.europa.eu/jcms/jcms/Jo1_6308/ (FR & EN)
-. CJUE, Communiqué de presse du 28 avril 2015 http://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2015-04/cp150044fr.pdf (FR)http://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2015-04/cp150044en.pdf (EN)
-. Lettre du président du Tribunal, Marc Jaeger, à la présidence italienne le 9 décembre 2014 http://www.europaforum.public.lu/fr/actualites/2015/04/cjue-reforme/lettre-marc-jaeger-pr-it-141209.pdf (FR)
-. Jean Quatremer, « La réforme de la Cour de justice européenne ou l’art de créer une usine à gaz » http://bruxelles.blogs.liberation.fr/2015/04/07/cour-de-justice-europeenne-comment-creer-une-usine-gaz/
-. Le Jeudi, Interview d’Antonio Marinho e Pinto, « Si tu ne me donnes pas les juges… » 19 mars 2015 http://www.jeudi.lu/si-tu-ne-me-donnes-pas-les-juges/ (FR)
-. Le Jeudi, « Auditionner les juges ? », 23 mars 2015 http://www.jeudi.lu/auditionner-les-juges/ (FR)