Plus sûrement, le retour de la nouvelle idéologie dominante du nationalisme, du chacun pour soi qui prend l’ascendant dans les têtes. Un grand silence laisse la parole et toute sa place à la haine, l’égoïsme. Le nationalisme s’habille de mots nouveaux plus décents : le souverainisme. Europhobes, eurosceptiques et populistes de tout acabit en usent. Mais ne nous y trompons pas : il s’agit bien de nationalisme que François Mitterrand dans un dernier discours avait fustigé devant le Parlement européen : « le nationalisme c’est la guerre ! » ;
Les réponses et répliques manquent regrette un Alain Duhamel dans Libération : « personne dans le débat publique n’incarne le rêve européen, personne ne défend la thèse(…) que l’Europe est la poursuite du patriotisme par d’autres moyens ». Cela nous ramène plus d’un siècle en arrière, à l’écoute de Jean Jaurès qui pressentant la montée inexorable des périls et les atrocités de la première guerre mondiale essayait de conjurer le mal en prêchant inlassablement la paix : « un peu d’internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’internationale, beaucoup de patriotisme y ramène. » On peut en dire autant de l’Europe. C’est le trop peu d’Europe et le trop peu de patriotisme qui créent la situation actuelle.
Pourquoi ? certains l’expliquent par le fait que les citoyens de nos nations voient avec appréhension, peur ou angoisse le moment où l’existence même de la nation comme la communauté de base qui donne du sens et donne la forme de la vie commune sera radicalement mise en cause. Au contraire certains vivent cette perspective comme un soulagement : être débarrassé du fardeau de la souveraineté avec tout ce que cela comporte comme obligations, devoirs et engagements.
Mais où est l’alternative ? Il n’y en a pas en dehors de la construction d’une Union sans cesse plus étroite. Des fractures en Europe ! mais il n’y en a toujours eu, relisez ce que l’on écrivait au moment où George W Bush déclenchait la guerre en Irak. Qui était à la manœuvre, sinon les mêmes qui aujourd’hui refusent de jouer le jeu en matière de flux migratoires. Notons au passage que la situation migratoire est aujourd’hui la conséquence de cette funeste guerre lancée de façon irréfléchie. Notons qu’alors la France de Chirac et l’Allemagne de Schroeder étaient radicalement opposés à l’initiative Bush. Le refus persistant des pays de l’Europe orientale est dans doute ancré dans leur histoire et leur culture. Ils ne connaissent pas le multiculturalisme, même sous une forme atténuée et les minorités s’affrontent durement et si pour eux l’Europe rapproche les économies elle ne doit pas rapprocher les esprits, les cultures, les manières d’être.
Que des tensions traversent l’Europe, n’est pas nouveau, que des conceptions différentes de la souveraineté s’y opposent il n’y a là rien de nouveau, ni de particulièrement inquiétant. Mais que le moteur des principes de responsabilité et de solidarité perde de sa force, cela est plus inquiétant. Retourner en arrière c’est aller dans une impasse mortelle. L’Europe c’est plus que la somme des Etats. L’euro est plus qu’une zone de taux de change fixe, la crise des migrants c’est d’abord une Europe qui n’a pas encore une politique extérieure commune et une diplomatie suffisamment offensive.
Retrouver la force de l’unité collective est-il à ce point un objectif inatteignable ? D’ailleurs si l’on jette un regard objectif, on constate qu’à l’occasion des deux dernières crises, celle de l’Euro et de la Grèce comme celle des migrants , l’Europe a été en mesure de faite un sursaut salvateur. Personne n’a osé rompre. Ces crises ont laissé des traces en voie de cicatrisation mais ont aussi donné naissance à des approfondissements de la Construction européenne. A l’issue de débats très vifs, l’Europe a progressé , elle n’est pas à l’arrêt, celui de l’eurosclérose du tournant des années 80 à laquelle la Commission Delors a mis fin. Période où l’Europe semblait à l’arrêt, confrontée à l’apathie de ses dirigeants et de ses peuples. Il n’en est rien. Les projets fourmillent, les avancées sont multiples : une des dernières et des plus emblématiques, celle sur laquelle personne n’aurait parié, la fiscalité et la chasse aux paradis fiscaux. De façon judicieuse Yves Bertocini parle dans Notre Europe de « Euroscoliose » (1) ! Ce n’est pas la même chose explique-t-il : « à l’occasion de crises qui divisent les peuples de l’UE et mettent sous tension sa colonne vertébrale (Euro et espace de Schengen) mais sans l’empêcher de persévérer dans son être et de croître, fût-ce de manière oblique ».
D’où vient cet étrange somnambulisme des démocraties européennes qui traversent le siècle sans rien voir dans une démarche si peu assurée. Les somnambules c’est le titre du remarquable livre de l’historien Christopher Clark où il décrit les évènements tragiques de l’été 1914 qui conduisirent à une guerre que personne n’avait voulu mais n’avait pas su éviter. Des somnambules dont Paul Valéry disait : « la plupart des crimes étant des actes de somnambulisme, la morale consisterait à réveiller à temps le terrible dormeur ».
Puisse l’Europe des architectes succéder à nouveau à celle des pompiers !
(1) Yves Bertocini : « Mieux partager solidarité et souveraineté » : au-delà de « l’Euroscoliose » (Notre Europe) http://www.institutdelors.eu/media/lemoteuroscolioseybertonciniijdoct2015.pdf?pdf=ok