Le 5 octobre 2015, le président turc Recep Tayyip Erdoğan a rencontré le Président du Conseil européen, Donald Tusk, le Président de la Commission, Jean-Claude Juncker et le Président du Parlement européen, Martin Schultz. « La Turquie fait partie de la solution » à la crise des réfugié, affirmait au même moment un responsable bruxellois. La Turquie ne serait-elle pas plutôt la seule solution dont dispose actuellement l’Union, pour que chacun des gouvernements des 28 États membres n’ait pas à faire des concessions courageuses contre les franges populistes xénophobes de son électorat ? Les négociations qui ont eu lieu ont, en effet, pour but de contenir les réfugiés en Turquie. En échange, l’Union a accepté de remettre sur la table plusieurs promesses anciennes : un accord d’exemption de visa de court séjour pour les citoyens turcs, l’inscription de la Turquie sur la liste des « pays d’origine présumés comme sûrs », et plus largement, l’adhésion de cet État à l’Union européenne. S’y sont ajoutés, à la demande la Turquie, la création d’une zone de sécurité et d’exclusion aérienne à la frontière turco-syrienne, et la condamnation ferme par l’Occident des activités militaires russes en Syrie. Des éléments de négociation disparates qui laissent une désagréable impression de transactions de marchands de tapis. Sans compter qu’il s’agit d’une énième réponse partielle et de court terme à une situation politique et militaire désastreuse au Moyen-Orient, que l’Europe se refuse à affronter. L’Union est-elle à ce point en position de faiblesse à l’intérieur de ses propres frontières qu’elle est prête à toutes les concessions avec un « partenaire stratégique » dont on connaît les « imperfections » de longue date ? L’Union européenne vendrait-elle son âme au Diable ?
Accord UE-Turquie à propos de la crise des réfugiés syriens : des négociations de marchands de tapis
Les promesses européennes : un jeu de dupe diplomatico-politique
Les européens, par la voix des représentants des trois institutions de l’Union, ont annoncé vouloir mettre sur pied un « plan d’action coordonné » ne plus être débordés la vague migratoire que connaît actuellement l’Europe, composée pour une bonne partie de réfugiés syriens.
On estime en effet qu’un tiers des individus entrés illégalement sur le territoire européen en 2014 venaient de Syrie, ce qui représente 79 000 personnes, soit 0,015% de la population totale de l’Union européenne. Un chiffre ridicule comparé aux 7,6 millions de syriens toujours déplacés à l’intérieur de leur propre pays, et les 3,7 millions réfugiés dans la région du Moyen-Orient. Ce n’est rien non plus comparé à l’hospitalité exceptionnelle du Liban, pour ne prendre que cet exemple, mise à rude épreuve par 1,3 millions de réfugiés syriens recensés par le HCR (1/4 de la population libanaise) !
Depuis le retrait de la délégation diplomatique de l’Union européenne à Damas en 2012, les syriens ne peuvent plus introduire de demande de protection internationale depuis la Syrie. Ils sont donc contraints de migrer vers le Liban, la Jordanie ou la Turquie, ou d’entrer illégalement en Europe, afin de pouvoir introduire ensuite une telle demande.
En quoi consiste le plan d’action turco-européen ? L’Union européen a promis de financer partiellement la création de six nouveaux « camps de réception » dans le sud-est du pays, qui devraient pouvoir accueillir jusqu’à 2 millions de réfugiés. L’enregistrement des demandeurs d’asile y sera systématisé. Le but pour l’Union est d’éviter l’arrivée sur son territoire de demandeurs d’asile qui, une fois leur demande déboutée, restent sur place et disparaissent dans la foule des sans-papiers anonymes.
La Turquie doit également « mieux surveiller ses frontières » selon les propos de Jean-Claude Juncker. L’accord UE-Turquie pourrait donc prévoir des patrouilles conjointes de garde-côtes grecs et turcs dans l’est de la mer Égée, passage obligé pour rejoindre la Grèce par bateau. Ces patrouilles seraient coordonnées par l’Agence européenne de surveillance des frontières Frontex. Une telle coopération a déjà eu lieu dans le cadre de l’opération Poséidon, qui s’est déroulée du 1er mai 2014 au 31 janvier 2015. Cette opération est issue d’un « accord de travail » entre Frontex et la Turquie, et a pour but de secourir en mer les réfugiés et d’arrêter les passeurs. Des activités à la limite entre le militaire et l’humanitaire, censées placer le respect des droits fondamentaux au centre des préoccupations des garde-côtes.
En échange, l’Union européenne s’engage à accueillir jusqu’à 500 000 syriens auquel le statut de réfugié aura été reconnu en Turquie, à l’aide d’un hypothétique « mécanisme de réinstallation », dont on sait qu’il peine à s’imposer parmi les États membres depuis que la Commission a présenté en mai 2015 son Agenda européen pour la migration. Une proposition d’autant plus irréaliste quand on se souvient que le mois de juillet a été marqué par un bras de fer particulièrement dur entre ministres de la Justice et des Affaires intérieures (Conseil JAI) pour décider de la réinstallation de « seulement » 20 000 réfugiés se trouvant en dehors du territoire de l’Union.
Il nous semble opportun ici d’apporter une précision : on parle de « réinstallation » des réfugiés lorsqu’il s’agit d’offrir la possibilité à des individus et des familles, qui se sont vus reconnaître un statut de protection internationale (réfugié ou protection subsidiaire) de s’installer durablement dans un nouvel État pour reconstruire leur vie. On parle de « relocalisation » des demandeurs d’asile lorsqu’il s’agit de répartir entre États membres les nouveaux arrivants à la frontière extérieure commune, afin de répartir plus équitablement la charge administrative que représente la gestion des demandes d’asile entre les États membres. Les systèmes de relocalisation ont donc essentiellement pour but de pallier à la défectuosité du Règlement « Dublin III » qui désigne comme responsable de la demande d’asile le premier État membre dans lequel le demandeur est arrivé – le plus souvent en Espagne, Italie, Grèce, Chypre et Malte. Il en résulte une surcharge administrative pour les États qui ont la « malchance géographique » de se trouver à la frontière commune européenne.
Mais l’ambition de l’Union ne s’arrête pas là : pour assurer une « zone de retenue » à long terme des réfugiés syriens, la Turquie doit leur offrir la possibilité de « rester, y travailler et avoir les moyens d’attendre que la situation en Syrie trouve une issue » selon les mots de François Hollande en septembre dernier. Un objectif auquel l’Union a promis de travailler main dans la main avec la Turquie.
De nouvelles aides financières seront évidemment incontournables. Selim Yenel, ambassadeur turc auprès de l’Union européenne, a notamment fait savoir qu’Ankara ne s’engagerait pas dans une coopération renforcée avec l’Union sur la crise migratoire tant que cette dernière ne compenserait pas une partie des efforts fournis par la Turquie pour l’accueil des réfugiés depuis 2011 : 6,6 milliards d’euros, pour 371 millions d’euros d’aide internationale reçue jusqu’à présent.
Cet argent sert à fournir les 25 camps de réfugiés installés le long de la frontière turco-syrienne, où seulement 260 000 personnes ont trouvé refuge. Le reste de l’enveloppe doit venir soutenir un service public saturé par 1,9 millions d’ « invités » syriens livrés à eux-mêmes. En effet, la Turquie leur offre une protection temporaire garantissant un minimum de droits, au nom de la notion sacrée d’hospitalité, mais non l’asile politique, ce qui suppose que la prise en charge par l’État n’est pas automatique. Pour le député européen Fabio Massimo Castaldo (Italie, ECR), cet accord UE-Turquie revient purement et simplement à « parquer les réfugiés loin de nos yeux et de notre conscience ».
Même en Turquie, l’accueil des réfugiés reste un sujet politiquement sensible. Pour convaincre Ankara de supporter la lourde charge – financière et sociale – que représente l’accueil prolongé de réfugiés, l’Union a également fait des propositions politiques alléchantes à un Erdoğan en pleine campagne électorale dans son pays : dispense de visas pour les ressortissants turcs et inscription sur la liste européenne des pays d’origine sûrs.
Le 16 décembre 2013, la Turquie et l’Union européenne ont signé un accord qui doit permettre aux citoyens turcs de circuler librement dans l’espace Schengen pour une durée maximum de 90 jours d’ici à 2017. Les visas de long séjour restent la prérogative des États membres. Ce qui signifie que les diplomates ont laissé aux deux co-législateurs de l’Union (Parlement européen et Conseil) jusqu’à cette date pour voter en faveur d’un accord d’exemption de visas de court séjour (aussi dit « visa uniforme » ou « visa Schengen de court séjour »). Sauf que rien ne garantit que les eurodéputés acceptent de voter un tel accord, eux qui se montrent si promptes à freiner tout approfondissement dans les relations avec un pays décrédibilisé par ses violations répétées des droits fondamentaux.
En échange, un accord de réadmission a été imposé à la Turquie, comme cela est devenu systématiquement le cas dans les négociations d’accords d’exemption de visa. Signé le 21 janvier 2014, il engage la Turquie à reprendre les migrants ayant franchi illégalement la frontière turco-européenne, y compris, d’ailleurs, si ceux-ci sont des demandeurs d’asile légitimes, qui n’ont pas eu le temps d’introduire une demande, ou si leur demande n’a pas encore aboutie.
La question de l’inscription de la Turquie sur la liste européenne des pays d’origines sûrs est plus épineuse encore. La composition de cette liste est en plein débat législatif. Elle prévoit une procédure d’examen accélérée des demandes de protection internationale de la part d’individus possédant la nationalité de pays considérés comme « sûrs » par l’Union européenne. Un pays considéré comme sûr est un État de droit démocratique pluraliste, avec une justice indépendante qui assure le respect les droits fondamentaux, et condamne les discriminations. Pour cette raison, les demandes émanant de ces pays sont suspectées d’être « illégitimes » et fondées sur des motifs économiques.
Cette liste, si elle devait entrer en vigueur en l’état actuel des choses, comprendrait les pays des Balkans occidentaux et la Turquie. Sauf que lors du débat sur la proposition de la Commission à la commission Liberté civile, justice et affaires intérieures (LIBE) du Parlement européen le 9 septembre, les députés se sont insurgés contre l’inscription de la Turquie sur cette liste. Il suffit de feuilleter le rapport annuel d’Amnesty International sur l’état des droits humains dans le monde en 2014-2015 pour réaliser à quel point la Turquie est éloignée de la définition de « pays d’origine sûr ».
Concernant l’indépendance de la justice d’abord : exemple parmi d’autres, les autorités ont étouffé une information judiciaire ouverte le 17 décembre 2013 sur des actes présumés de corruption au sein du cercle proche du Président Erdoğan. L’affaire a été officiellement close par le Ministère public le 16 octobre 2014, après que policiers et procureurs travaillant sur l’affaire aient été dessaisis.
Pour ce qui est de la démocratie, en août 2014, Erdoğan, alors Premier ministre, est devenu le premier Président élu au suffrage universel direct. Une présidentialisation du régime qui s’apparente à une dérive autocratique. La liberté de la presse n’est toujours pas respectée : des journalistes et autres voix dissidentes continuent de faire l’objet de poursuites pénales sur la base de lois antiterroristes ou punissant la diffamation. Enfin, les rares manifestations pacifiques autorisées sont le plus souvent réprimées durement par la police, « au moyen d’une force excessive, injustifiée et souvent à vocation punitive ».
De plus, la situation des minorités dans le pays reste préoccupante. Le cas de la minorité kurde est emblématique à cet égard : des militants politiques kurdes sont toujours poursuivis en raison de leur appartenance présumée à l’Union des communautés du Kurdistan (KCK), proche du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Ainsi, Davut Nas, mort le 8 octobre 2014 lors d’une manifestation de soutien à la ville kurde de Kobané. Le gouverneur de la province a déclaré que cet homme était mort étranglé par des manifestants, alors que son corps portait des impacts de balle et aucune trace de blessure au cou. L’enquête ouverte en fin d’année est au point mort, malgré de nombreux témoins oculaires. D’une manière générale, les enquêtes ouvertes sur des violences commises par des fonctionnaires de police demeurent sans suite.
Enfin, selon les estimations d’Amnesty international, 30 000 réfugiés kurdes sont arrivés d’Irak en août 2014, mais contrairement aux syriens, ils n’ont pas bénéficié du statut d’invité ni des droits qui en découlent. Et ce n’est pas le seul manquement aux droits des réfugiés : des informations continuent de faire état d’un « recours illégal et abusif à la force à des lieux de passage non officiels par des gardes-frontières turcs, qui ont notamment utilisé des munitions réelles, ont roué de coups des réfugiés et les ont repoussés vers la Syrie ». Comment l’Union européenne peut-elle s’en remettre, dans ces conditions, au « partenaire » turc pour la gestion de la crise des réfugiés ?
Les exigences turques au cœur des guerres d’influence
Lors des négociations, la Turquie a réclamé la création d’une « zone de sécurité » le long de la frontière turco-syrienne, entre deux cantons kurdes, à surmonter d’une zone d’exclusion aérienne.
Le 27 juillet 2015, Ankara et Washington annonçaient s’être mis d’accord sur la mise en place, le long cette même frontière, d’une « zone protégée », d’où le groupe EI aurait été totalement chassé, et qui pourrait abriter d’éventuels réfugiés. La création d’une zone de sécurité va plus loin dans la mesure où elle suppose l’aval du Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU) en tant que zone internationale interdite d’accès aux armées nationales. La dernière zone de sécurité avait été établie en 1995 autour de la ville bosniaque de Srebrenica (Bosnie), avec le résultat qu’on sait.
L’accord UE-Turquie revient donc, en fait, pour cette dernière, à demander à la France et au Royaume-Uni de se faire le porte-parole de ses ambitions auprès du CSNU. Cela revient également pour l’Union européenne à s’opposer à Moscou, dans la mesure où la zone d’exclusion aérienne est réclamée par Ankara à la suite d’une violation de son territoire aérien par la Russie le 3 octobre. Bien que le Ministère de la Défense ait expliqué que le chasseur russe était entré dans l’espace aérien turc en raison de « mauvaises conditions météorologiques », et bien qu’il ait nié les accusations de « harcèlement » des avions turcs par des patrouilles de Mikoyan-Gourevitch (« MiG-29 ») – avions de chasse soviétiques qui n’ont cependant pas été clairement identifiés comme battant pavillon russe – ces raids ont soulevé indignations et protestations de la part des États-Unis et de l’OTAN. Le Département d’État de Washington a jugé l’intrusion russe « irréfléchie, dangereuse et provocatrice ». L’ONU, pour sa part, s’inquiète de ce que la présence dans le ciel syrien d’avions militaires de différents pays « crée[r] une situation pleine de dangers et très délicate ».
Autre point de vigilance : c’est précisément à la frontière turco-syrienne que le PKK – l’opposition kurde au parti d’Erdoğan qui réclame la création d’un État fédéral – est le mieux implanté. La création d’une zone de sécurité sous contrôle international permettrait ainsi à Erdoğan d’empêcher les Kurdes d’établir définitivement leur contrôle sur ce territoire. Les kurdes sont pourtant des combattants féroces de Daesh, d’autant plus qu’ils espèrent que leur résistance, et plus encore qu’une victoire contre l’EI, leur apportera la visibilité et la légitimité qui leur manque pour obtenir de la communauté internationale qu’elle fasse pression sur Erdoğan, afin qu’il cesse les persécutions et cède à leurs revendications.
Les kurdes dénoncent, une collusion entre Ankara et Daesh depuis un attentat-suicide commis par Daesh contre des militants pro-kurdes le 20 juillet dernier. En effet, ils accusent Erdoğan de ne pas protéger la population kurde afin de contraindre le PKK à prendre les armes pour défendre les civils, et ainsi pouvoir accuser ses militants de « terroristes ». Une stratégie que le parti d’Erdoğan, l’AKP (Parti de la justice et du développement) a déjà pu utiliser par le passé pour effrayer son électorat. Ce scénario est envisagé avec beaucoup de sérieux par l’Europe et les États-Unis, dans la mesure où Erdoğan a subi un revers électoral aux élections législatives du 7 juin 2015, menaçant sérieusement ses ambitions autocratiques.
Si la Turquie cherche des alliés en la personne de l’Union européenne, c’est aussi pour la soutenir dans son combat contre Moscou. La « stratégie de puissance » de Poutine ne fait plus de doute depuis l’implication de la Russie dans les conflits du Caucase entre 1991 et 2009 et la crise ukrainienne de 2014-2015. Au cours de leur histoire, la Russie orthodoxe, descendante des Tsars, et la Turquie sunnite, héritière de l’empire Ottoman, se sont affrontées dans le Caucase, pour répandre leurs sphères d’influence culturelle et religieuse. C’est pourquoi Ankara considère le soutien de Moscou au régime syrien alaouite de Bachar el-Assad (branche du chiisme considérée par la majorité des sunnites comme n’appartenant pas à l’Islam et surtout beaucoup plus conservatrice) comme une manœuvre pour affaiblir encore l’État turc.
Les responsables occidentaux ont conscience que ce que propose Poutine relève du marchandage inique : la Syrie ou l’Ukraine. Soit les européens laissent la Russie s’étendre à l’ouest au détriment de la construction européenne, soit il la laisse s’étendre au sud, au détriment du « partenaire » turc. Les mots prennent ici tout leur sens…
Il était question de négocier le 5 octobre un « contrat de confiance mutuelle » entre turcs et européens. Une expression qui ne relève même plus de l’euphémisme quand on dresse la liste de toutes les raisons qui motivent véritablement chacune des parties à cet accord. La vraie question que pose aujourd’hui l’accord UE-Turquie est celle de savoir si l’Union européenne est réellement prête à participer au bras de fer qui oppose Moscou et Ankara pour ne pas avoir à trouver une solution européenne à la crise des réfugiés?
Préfère-t-on vraiment encourager les velléités guerrières de deux dictateurs qui ne respectent pas les droits fondamentaux plutôt que d’affronter le fantasme d’une invasion de l’Europe nourrie par un populisme xénophobe ? On ne compte plus, en effet, y compris dans l’hémicycle du Parlement européen, les déclarations relatives au risque d’ « islamisation » du continent, à la « menace pour l’identité chrétienne de l’Europe », au « mensonge » sur un afflux de réfugiés composé en réalité « à 90% de migrants économiques », ou encore à la façon dont les « terroristes [musulmans] entrent dans l’espace Schengen » en se faisant passer pour des réfugiés. Il n’est pas certain que demander à la Turquie de retenir les syriens sur son territoire apaise ces inquiétudes, puisqu’en réalité le fond du problème ne se trouve pas dans la crise des réfugiés mais dans une « crise de confiance » dans l’aventure européenne.
Accord UE-Turquie : « sous-traiter » la crise des réfugiés pour ne pas assumer ses erreurs
On ne peut pas parler de l’accord UE-Turquie sans parler de la guerre en Syrie. En effet, l’accord concerne essentiellement les réfugiés syriens. De plus, il ne se passe pas un jour sans qu’un homme ou une femme politique, tant à l’échelle nationale qu’européenne, n’appelle l’Union européenne à « prendre ses responsabilités » vis-à-vis de l’afflux massif de réfugiés. Mais de quelle responsabilité parle-t-on exactement ? L’Union européenne n’est-elle pas partiellement responsable de la situation désastreuse que connaît actuellement la Syrie, et plus largement le Moyen-Orient ?
Revenons quelques années en arrière. En décembre 2010, les Printemps arabes s’enflamment. Le départ de plusieurs dictateurs – Zine el-Abidine Ben Ali en Tunisie le 14 janvier 2011, Hosni Moubarak en Egypte le 11 février 2011, Mouammar Kadhafi le 20 octobre 2011, Ali Abdallah Saleh le 27 février 2012 – ou des promesses de réformes constitutionnelles – Algérie, Oman, Maroc – laissent présager, par un effet domino, une destitution proche de Bachar el-Assad par le peuple syrien. Une confiance trompeuse qui aujourd’hui coûte cher aux occidentaux.
L’unique parti en Syrie est le parti Baas, verrouillé par la famille Assad et ses clients. Ceux-ci sont issus de la communauté alaouite, minoritaire dans le pays (10 et 13% de la population syrienne) et gouvernent une population à majorité musulmane sunnite (entre 75 à 80% de la population selon les estimations). Toutefois, presque 72% des soldats professionnels de l’armée syrienne sont alaouites, surtout la garde républicaine, dirigée par le frère du président, Maher el-Assad. L’armée s’approvisionne auprès de la Russie et de l’Iran, autre régime chiite dans la région.
À partir d’avril 2011, des groupes armés sunnites se joignent aux manifestants pacifiques. Ils prennent pour cible l’armée syrienne, dévouée au pouvoir en place. Derrière les manifestations en faveur des libertés, l’Islam se révèle rapidement le moteur de la révolution et des interventions armées. Cet aspect confessionnel est accentué par l’aide fournie par les États sunnites (Qatar et Arabie saoudite) aux groupes rebelles pour combattre le régime alaouite (chiite) de Bachar el-Assad.
Les occidentaux attendront le massacre chimique de la Gouta en août 2013 pour décider d’intervenir dans ce qui se profile de plus en plus comme une véritable guerre civile. Ceci résulte autant de la politique répressive et autoritaire de la famille Assad que du ressentiment de la population sunnite envers la minorité alaouite au gouvernement, qui n’est pas considérée comme représentative.
Cependant, les États-Unis se refusent à une nouvelle intervention armée au Moyen-Orient et la Russie soutient fermement le régime de Bachar el-Assad. Un compromis est trouvé avec la signature d’un traité russo-américain de démantèlement des armes chimique le 14 septembre 2013. Ce traité est approuvé à l’unanimité par le CSNU le 27 septembre. Il doit éviter le massacre aveugle de la population, mais a surtout eu pour conséquence de confirmer Bachar el-Assad à la tête du pays.
Le soutien de la Russie au régime syrien d’el-Assad n’est pas surprenant dans la mesure où il se place dans la continuité de quarante ans de relations diplomatiques fortes, avec notamment en 1980 la signature d’un « traité d’amitié et de coopération », établissant des « liens stratégiques spéciaux ». À titre d’illustration, quelque 50.000 binationaux syriens habitent en Russie et 80% des officiers syriens y ont été formés. De plus, la grande majorité des chrétiens syriens sont orthodoxes et reconnaissent le patriarche de Moscou.
Comme on pourrait s’y attendre, les raisons de ce soutien sont également économiques : la Russie, qui n’exporte quasiment plus que des armes et des matières premières, trouve de nombreux débouchés sur les marchés syriens. Ensuite, pour en revenir aux guerres d’influence, « la crainte, à terme, de l’effondrement du régime de Bachar el-Assad et une sorte d’extension d’un front panislamique soutenu par la Turquie, le Qatar, l’Arabie saoudite et que ce front gagne toute la base du Caucase » est une peur très forte de Vladimir Poutine, comme l’explique Pascal Le Pautremat, géopoliticien et spécialiste en questions militaires. Enfin, l’idée de s’opposer frontalement aux États-Unis sur le thème « Russia is back » n’est pas sans déplaire à Vladimir Poutine. Pour toutes ces raisons, Moscou apporte une aide militaire massive au régime d’el-Assad depuis le début du conflit en 2011.
La situation en Syrie se complique avec l’arrivée de l’État Islamique d’Irak et du Levant (EIIL), anciennement branche d’al-Qaïda en Irak, dans l’opposition syrienne en avril 2013, époque à laquelle il se renomme État Islamique (EI). L’organisation trouve dans l’opposition à la dictature syrienne une nouvelle légitimité pour imposer son pouvoir.
Le but de l’EI est en effet le retour vers un « Islam des Lumières » par le rétablissement d’un califat appliquant strictement la charia (« chemin pour respecter la loi [de Dieu] » qui codifie à la fois les aspects publics et privés de la vie d’un musulman, ainsi que les interactions sociétales). On appelle « fondamentaliste » un individu qui s’attache à respecter strictement ce qu’il considère comme les principes originels d’une doctrine, dans le but de revenir à un « âge d’or » déchu et fantasmé, le califat des Abassides. L’EI est aussi un projet profondément anti-occidentaliste.
Bachar el-Assad a peut-être sous-estimé la dangerosité de l’EI. Toujours est-il qu’il a immédiatement commencé à « se servir » de celui-ci pour faire taire l’opposition islamique modérée à son régime, et pouvoir l’accuser plus facilement de terrorisme. C’est ainsi que dès mai 2011, el-Assad n’a pas hésité à libérer des prisonniers islamistes radicaux qui sont venus renforcer les rangs des djihadistes, puis de Daesh.
En 2014, Laurent Fabius, Ministre des Affaires étrangères de la France, soulignait le résultat prévisible d’une telle stratégie : moins aguerrie, moins riche (ne pratiquant pas le pillage, ni l’impôt forcé ou la prise de possession de puits de contrôle), et surtout contrainte de se battre sur deux front, il était évident que l’opposition modérée, malgré une alliance des groupes rebelles en janvier 2014 contre l’ennemi commun, finirait par reculer.
Cependant, la menace représentée par l’EI et son extension territoriale ont fini par devenir incontrôlable. Daesh contrôle désormais les deux tiers du territoire syrien, essentiellement dans l’Est du pays (englobant la capitale Raqqa, Palmyre, les berges de l’Euphrate, les principaux puits de pétrole et de gaz ainsi que les pipelines associés). Le 9 juin 2014, l’EI a lancé une vaste offensive à l’ouest de l’Irak, mettant en déroute une armée irakienne trop affaiblie par les guerres récentes. Dès le 29 juin, l’EI proclame un califat sur les territoires qu’elle contrôle à cheval entre la Syrie et l’Irak.
Les exactions s’organisent alors à l’échelle du califat, grâce à différents « Ministères » et à une propagande bien orchestrée : esclavage, viols quotidiens, tortures, humiliations, privations de soins et de nourriture, mises à mort sommaires, … Mais ce qui attire le plus le regard des européens reste sans conteste les destructions archéologiques, comme à Palmyre, motivées directement par la volonté des fondamentalistes de faire disparaître toute représentation humaine pour combattre l’« idolâtrie », et de détruire toutes traces de civilisation humaine ayant existé après « l’âge d’or » car « impures ».
Le doute commence alors à naître en Occident sur la conduite à tenir : faut-il soutenir el-Assad comme rempart à l’EI ? Le 20 août 2014, François Hollande confiait au journal La Monde que le « choix terrible » se situe entre el-Assad et les djihadistes.
Dictature sanglante ou chaos terroriste ? Empêtrée dans ses peurs d’un nouveau 11 septembre 2001, et sous la pression d’une opinion publique européenne dont le terrorisme est devenu une des premières préoccupations, l’Occident semble préférer la première option. Après tout, une dictature sanguinaire comme celle de Bachar el-Assad peut être contenue entre quatre frontières, pas l’EI.
Les frappes aériennes russes, qui ont débuté ce 30 septembre, on violemment ravivé ce terrible dilemme. La Russie, dans son soutien à Bachar el-Assad, entérine la vision de celui-ci qui considère tout opposant politique au parti Baas comme un « terroriste ». Ainsi, seulement 9 des 20 raids aériens commandités par Moscou le 4 octobre ont eu pour cible des zones sous contrôle de l’EI.
Au contraire, l’Union européenne et les États-Unis font la différence entre les djihadistes de l’EI (soutenus par le Qatar et l’Arabie saoudite) et les « rebelles islamistes modérés » qu’ils approvisionnent. Dans l’idéal, les européens souhaitent le renversement de Bachar el-Assad par les islamistes modérés en même temps que l’effondrement de l’EI.
Cependant, plus le conflit s’enlise et plus cette éventualité s’éloigne. De plus, peut-on vraiment espérer que les rebelles modérés, après quatre ans de conflits sanglants, sauront former un gouvernement stable et installer durablement la démocratie ? Il faudrait également, sans doute, envisager la possibilité que ce nouveau gouvernement se retourne ensuite contre l’Occident ou se radicalise.
« Comme la guerre civile au Liban, le drame syrien va se terminer par un accord de Taëf sur un partage communautaire et confessionnel du pays entre les puissances régionales » prédit un diplomate arabe au Moyen-Orient.
Finalement, l’Union européenne compte sur la Turquie pour endiguer les flots de migrants à défaut de savoir à quel saint se vouer au Moyen-Orient. Au risque de confirmer un mégalomane sexiste et fanatique à la Présidence de la Turquie, et d’encourager les velléités russo-turques.
L’Union européenne est en train de payer les conséquences de son immobilisme passé. La recherche active d’une solution – diplomatique ou militaire – devrait apparaît en tête de l’agenda politique si l’Union veut s’en sortir avec la « crise des réfugiés » actuelle. Comme l’a dit un député lors de la plénière du Parlement européen à Strasbourg le 7 octobre : « Il n’y a pas de bonne solution, mais mieux vaut maintenant que quatre ans trop tard ».
Dans tous les cas, les négociations s’annoncent difficiles. À peine esquissées le 5 octobre, la Turquie a fait savoir dès le 7 octobre qu’elle pensait renoncer à l’accord. Celui-ci doit être débattu lors du Conseil des ministres des Affaires intérieures et le Justice (Conseil JAI) les 8 et 9 octobre.
Lauriane Lizé-Galabbé
Pour en savoir plus :
-. Pour en savoir plus sur la situation des réfugiés syriens en Turquie, consulter l’article du Monde intitulé « La Turquie a du mal à retenir les réfugiés venus de Syrie » (24.09.2015) (FR) http://www.lemonde.fr/europe/article/2015/09/24/la-turquie-a-du-mal-a-retenir-les-refugies-venus-de-syrie_4770072_3214.html
-. Pour en savoir plus sur les accords d’exemption de visa et les accords de réadmission, consulter la deuxième partie de l’article du Portail de référence pour l’Espace de Liberté, de Sécurité et de Justice intitulé « Refonte du Code des visas et nouveaux accords relatifs à l’exemption de visa de court séjour : des changements à la marge loin de la polémique autour de la crise migratoire » (01.10.15) (FR) http://europe-liberte-securite-justice.org/2015/10/01/refonte-du-code-des-visas-et-nouveaux-accords-relatif-a-lexemption-de-visa-de-court-sejour-des-changements-a-la-marge-loin-de-la-polemique-autour-de-la-crise-migratoire/
-. Pour en savoir plus sur le débat à propos de la liste européenne des pays d’origine sûr, consulter l’article du Portail de référence pour l’Espace de Liberté, de Sécurité et de Justice intitulé « Liste des pays d’origine sûrs : quand la gestion politique d’une situation réunit contradiction, hypocrisie et aberration » (25.09.15) (FR) http://europe-liberte-securite-justice.org/2015/09/25/liste-des-pays-dorigine-surs-quand-la-gestion-politique-dune-situation-reunit-contradiction-hypocrisie-et-aberration/
-. Pour consulter le rapport d’Amnesty International sur l’état des droits humains dans le monde en 2014-2015 (FR, EN) https://www.amnesty.org/en/documents/pol10/0001/2015/en/
-. Pour en savoir plus sur comment Recep Tayyip Erdoğan utilise les kurdes à des fins électorales, consulter l’article de La Croix intitulé « Quelle est la stratégie d’Erdogan vis-à-vis des Kurdes ? » (08.0915) -. http://www.la-croix.com/Actualite/Monde/Quelle-est-la-strategie-d-Erdogan-vis-a-vis-des-Kurdes-2015-09-08-1353611
-. Pour en savoir plus sur l’utilisation de l’EI par Bachar el-Assad à des fins politiques, consulter l’article du Point intitulé « Syrie : comment Bachar el-Assad a utilisé l’État islamique » (27.08.2014) (FR) http://www.lepoint.fr/monde/syrie-comment-bachar-el-assad-a-utilise-l-etat-islamique-27-08-2014-1856868_24.php
-. Pour en savoir plus sur les raisons du soutien russe à la Syrie, consulter l’article de Clémence Lemaistre sur BFMTV.fr intitulé « Syrie: les raisons profondes du soutien russe à Bachar el-Assad » (30.08.2013) (FR)http://www.bfmtv.com/international/syrie-raisons-profondes-soutien-russe-a-bachar-el-Assad-592214.html