Les organisations criminelles, estimées à 3.600 sur le territoire européen, avancent de jour en jour, créent des réseaux internationaux d’assistance mutuelle, de division du travail et d’échange de biens et services. Vu la faiblesse de l’action des institutions européennes et du monde politique face à la criminalité organisée: quel est le rôle de la société civile dans la lutte contre ce phénomène complexe qui dissipe des ressources économiques, financières, sociales, met en danger les citoyens et empêche les institutions de respecter pleinement leur mandat ?
Cette question a été au centre du débat d’une série de conférences organisées par l’association Culture Contre Camorra dans le cadre de la semaine européenne sur la lutte contre la criminalité organisée, avec l’engagement de nombreux acteurs : représentants des institutions européennes et nationales, représentants de la société civile et aussi des agences européennes tel que Interpol, Europol et OLAF.
« En Europe, en ce qui concerne la criminalité organisée, nous ne sommes pas organisés : organisation et culture sont les deux choses fondamentales à la base de la lutte ». Tels sont les mots de Franco Ianniello, Président de Culture Contre Camorra.
Il faut comprendre, en Europe, que les yeux aveugles et l’apathie de la société civile agissent comme un « carburant » pour l’enracinement et l’expansion de la criminalité organisée et des Mafias.
La société civile : complice et force externe des réseaux criminels
En suivant une analyse fournie par le professeur et sociologue Nando Dalla Chiesa, expert de criminalité organisée, il convient de clarifier la manière dont la société civile est plus ou moins directement engagée dans les réseaux et les systèmes de fonctionnement du crime organisé.
L’engagement le plus direct est représenté par cette partie de la société civile complice des criminels. Les organisations criminelles deviennent de plus en plus structurées et ont souvent la possibilité de bénéficier d’un réseau à capital social: fonctionnaires, professionnels, politiciens, policiers et magistrats ne sont pas exclus de tout cela. Ils composent la catégorie des corrompus, qui collaborent en échange d’argent ou de prestige et qui constituent l’oxygène vital des systèmes criminels, sans lequel ils ne réussiraient pas à atteindre leur fins et à survivre.
La corruption est une des armes privilégiées par les organisations. Elle constitue l’image même de la violence. Mais si la violence tend à attirer l’attention, la corruption passe inaperçue, au moins jusqu’au moment où elle fonctionne, et fournit des ressources précieuses. En effet, une fois que quelqu’un a été corrompu, le pouvoir du chantage des criminels devient plus facile et leur permet de gagner une fidélité de longue durée.
La tranquillité donc, n’est rien d’autre que le signe d’une solidité majeure et du fonctionnement parfait des réseaux sociaux sur lesquels les systèmes criminels se basent.
La société civile peut aussi bien contribuer à la santé des réseaux criminels d’une manière indirecte et inconsciente. En premier lieu il faut mettre en cause la catégorie des lâches : ceux qui ne dénoncent pas ou qui nient face aux actes criminels qui se déroulent sous leurs yeux. Cela, soit à cause de la peur de subir des représailles, soit à cause de la volonté de poursuivre leur vie tranquillement.
Les lâches se plient aux logiques du système et leur silence ne fait qu’alimenter la légitimité dont les organisations bénéficient.
La troisième catégorie est composée par ceux qui ignorent complètement le phénomène qui est souvent rapproché à la corruption, à de simples bandes criminelles ou encore à la vieille image folkloriste des mafieux italiens caractérisés par « coppola e lupara ».
C’est facile à comprendre, donc, comment ceux-ci peuvent prodiguer aux réseaux criminels des faveurs, d’une manière complètement inconsciente, spontanée et gratuite.
Les citoyens européens doivent se rendre compte que la criminalité organisée de type mafieux est strictement liée à leur quotidienneté, du moment où ils constituent la source de demande de biens et services illégaux tels que la prostitution, la drogue, le travail au noir, l’évacuation de déchets à prix cassés, les produits et biens de contrefaçon. Tout cela est offert par les organisations criminelles qui suivent alors les simples règles du marché de la demande et de l’offre.
Le succès des réseaux criminels, donc, ne dépend pas seulement des ressources propres des organisations telles que la violence, la corruption et le pouvoir économique, mais aussi par les caractéristiques de la société d’accueil. Le concept de société civile, à ce moment-là, n’englobe pas seulement les systèmes judiciaire et policier qui peuvent être vus comme plus ou moins adaptés à la lutte contre ces phénomènes, mais aussi, et surtout, la présence de la demande de biens et de services offerts par les organisations, le niveau de confiance des citoyens dans les institutions, le niveau de culture civique, morale et démocratique de la société et le niveau de connaissance des phénomènes. Tout ça, en effet, détermine largement l’acceptation, plus ou moins complaisante, de modèles illégaux proposés par les organisations.
Parfois, la société civile constitue elle-même une véritable « force externe » pour les organisations. Dans le cadre de la lutte à la criminalité organisée, donc, elle peut et doit jouer un rôle tout à fait actif.
Perspectives au sein du débat
« Il faut accroître la prise de conscience de l’impact du crime organisé sur l’économie et promouvoir le rôle de la culture dans la lutte contre le crime organisé » c’est ce qui est écrit dans le manifeste de Culture Contre Camorra.
Emmanuel Verny, représentant de la Chambre française de l’économie sociale et solidaire, a affirmé pendant le débat qu’en France, par exemple, il y a une sous-estimation générale et une vision encore folklorique des phénomènes de la criminalité organisée. Fabrice Rizzoli, de Crim’HALT, a ajouté : « la criminalité organisée n’est pas visible en France si ce n’est quand quelque chose arrive ». En France, il y a le mythe de l’invasion des mafias étrangères, même si en réalité 75% des infractions liées au crime organisé sont faites par des organisations criminelles françaises.
Chaque année, le Ministère de l’Intérieur français fait un rapport sur le crime organisé en France, toutefois il n’est pas rendu public. Il y a une prise de conscience, mais cela reste au niveau policier et judiciaire : il manque encore un mouvement social fort.
La connaissance de l’ennemi constitue la condition préalable pour pouvoir le combattre. Un des atouts majeurs est de donner pleine attention et pleine visibilité à ces phénomènes, contredisant leur tendance à opérer d’une manière totalement cachée. Un système politique et social et celui qui ne connaît pas les organisations et leur modus operandi ne fait rien d’autre qu’alimenter un terrain fertile pour leur enracinement, en favorisant leur impunité, leur légitimité et leur expansion.
En Italie, la formation d’un mouvement culturel au sein de la société civile a contribué énormément à la construction d’un système judiciaire opérationnel qui a signé des nombreuses victoires en matière de criminalité organisée.
En Europe, au contraire, il semble y avoir encore un manque de conscience généralisée du côté des citoyens à l’égard de la réelle menace existante. La lutte n’est pas efficace aussi à cause de l’insuffisance culturelle.
La société civile et ses organisations jouent un rôle fondamental dans la promotion d’une citoyenneté et d’une démocratie participative, ainsi que des valeurs de l’état de droit et de la légalité.
C’est justement par une action focalisée sur l’éducation à la légalité qu’Adriana Musella a commencé sa lutte, après la mise à mort de son père par la Mafia en 1982. Soutenue par le juge Caponnetto, elle s’est engagée dans une activité de sensibilisation et d’éducation dans les écoles. Elle a affirmé avoir constaté un changement positif. « Aujourd’hui, les jeunes sont conscients des relations qui existent entre mafia et politique, entre mafia et entrepreneuriat. Cela constitue un changement éducationnel important pour la croissance de la conscience civile. »
En France, Fabrice Rizzoli, en faisant le même type d’intervention dans des écoles et des collèges, a découvert, dans des quartiers qui ne sont pas très favorisés, que « les jeunes ne font pas absolument confiance à l’autorité ».
Si on ne donne pas des bases culturelles solides à ceux qui ignorent le phénomène et si on ne réussit pas à présenter les institutions comme des interlocuteurs légitimes et fiables, quelqu’un se tournera toujours vers une alternative illégale.
C’est aussi en relation à ça que Fabrice Rizzoli, déjà engagé dans les activités de FLARE Network France, a fondé en février 2015 l’association française Crim’HALT , avec le but de « contribuer à l’émancipation des citoyens face à toutes les formes de criminalité préjudiciables à la société, telles que le crime organisé, la corruption ou encore la délinquance économique et financière ».
La volonté principale est celle d’offrir une alternative tout en impliquant les citoyens contre la criminalité organisée. Une de mesures les plus fortes proposées est celle de l’utilisation sociale des biens confisqués.
Un aspect important du rôle joué par la société civile, concerne la protection des victimes et des témoins. Si on veut affaiblir la catégorie des lâches, non seulement il faut donner des bases culturelles afin de leur faire comprendre l’extrême importance de leur rôle, mais aussi de véritables garanties de protection. Les témoins sont considérés par les autorités comme des ressources précieuses pour la lutte contre les réseaux criminels, toutefois, ils ne bénéficient pas toujours d’une protection adéquate, cela en créant une véritable dissuasion à la dénonciation.
On a besoin de quoi en Europe ?
En 2008, on a vu la naissance de FLARE, le premier network social international pour la lutte contre la criminalité organisée transnationale. Cela a constitué un pas historique : aussi en Europe la société civile semble commencer à donner sa pleine contribution dans la lutte contre la criminalité organisée. En plus, FLARE a joué un rôle très important dans le parcours qui a permis la constitution en 2012, de la première commission parlementaire européenne contre le crime organisé, la corruption et le blanchiment d’argent. La commission temporaire CRIM, a effectué un travail d’étude, de recherche, de compréhension et de confrontation. Un travail de sensibilisation aussi, surtout dans les lieux institutionnels Bruxellois.
Á la fin de son mandat, la résolution adoptée par le parlement européen en octobre 2013 a constitué un autre pas historique important, en constituant un projet structuré des mesures spécifiques et particulièrement innovatrices afin de relancer la lutte contre la criminalité organisée en Europe.
Toutefois, les institutions européennes et les gouvernements nationaux semblent demeurer dans un certain immobilisme face à ce type de phénomènes. Et du moment où ceux-ci abdiquent dans l’exercice de leur fonctions, il ne reste que la société civile pour agir.
Une société civile forte, responsable et très attachée aux valeurs démocratiques et de la légalité, peut vraiment faire la différence dans cette lutte. On a besoin, en Europe, d’une société civile plus consciente et plus organisée afin de ne pas « opposer à une armée de professionnels, une armée d’amateurs ».
Paola Tavola
Pour en savoir plus
-. La lutte contre la criminalité organisée : les institutions européennes entre immobilisme et nécessité d’agir (1/3)
-. La lutte contre la criminalité organisée : focus sur la traite d’êtres humains aux fins de l’exploitation sexuelle (3/3)
-. Cultura Contro Camorra – Culture Contre Camorra http://www.culturacontrocamorra.eu/index_fr.html
-. FLARE, Freedom Legality and Rights in Europe http://flarenetwork.org/home/home_page.htm
-. Parole in libertà, Adriana Musella http://adrianamusella.blogspot.be
-. Crim’HALT http://crimhalt.org