« Si la « traite des Noirs » et la « traite des Blanches » appartiennent au passé, la traite des êtres humains est une réalité de notre temps ». On parle d’une «nouvelle forme d’esclavage », un phénomène global qui a été favorisé par la mondialisation, les nouvelles technologies mais surtout par l’internationalisation de la criminalité organisée. Pour avoir une idée de l’ampleur de ce phénomène, selon l’Organisation internationale des migrations (OIM), le trafic humain en Afrique dépasse aujourd’hui en volume celui de l’esclavage ancien !
Entre 2010 et 2012, 30 146 victimes de la traite des êtres humains ont été enregistrées dans les États membres de l’Union européenne. Derrière ces chiffres se cachent des tragédies humaines, des espoirs et des rêves de vie meilleure qui ont été anéantis.
Les victimes de ce crime dégradant sont souvent recrutées, transportées ou hébergées avec la force, par la contrainte ou par la tromperie à des fins d’exploitation, qu’il s’agisse d’exploitation sexuelle, de travail ou de services forcés, de mendicité, d’activités criminelles ou de prélèvement d’organes.
Dans tous ces cas, on est face à une violation grave de la liberté et de la dignité des personnes et d’une forme sérieuse de criminalité qui doit être combattue à l’échelle nationale, européenne et internationale.
Différence entre la traite et le trafic des êtres humains
Considérant le caractère de vulnérabilité qui distingue les victimes de la traite, souvent associées aux réfugiés en tant que groupe hautement vulnérable, la traite des êtres humains est habituellement comparée, de façon erronée, au phénomène du trafic.
Il est nécessaire ici, de faire une distinction car les deux phénomènes, bien que liés, sont différents et donnent naissance sur le plan juridique à des obligations distinctes en vertu du droit international et du droit de l’Union européenne.
La traite des êtres humains se distingue du trafic de clandestins par le fait qu’elle comporte un recours à la force et une exploitation des victimes et qu’elle n’implique pas nécessairement que ces dernières franchissent une frontière ou soient déplacées.
Il y a trois éléments qui différencient la traite du trafic :
- La réalisation d’un profit: dans le cas de la traite, l’exploitation de la victime permet de gérer un profit sur l’exploitation suivant à l’arrivée des victimes ; dans le cas du trafic, c’est seulement l’argent versé par les personnes au service du passeur qui est source de profit.
- Le caractère transnational : la traite peut avoir lieu dans un seul pays, sans franchissement ; tandis que le trafic implique, par définition, le franchissement illégal de frontières internationales.
- Le consentement des victimes : alors que dans le trafic, les migrants utilisent le service des passeurs consentant au franchissement illégal de frontières (bien que évidement ils subissent souvent des violences pendant le voyage) ; dans le cas de la traite, il y a une coercition des personnes. La traite implique, en fait pour définition, l’exploitation des personnes qui deviennent par conséquence des victimes.
Le lien direct entre prostitution, traite et criminalité organisée
D’après Eurostat, en Europe, le but principal de la traite des êtres humains est l’exploitation sexuelle.
Bien que la traite des femmes et des enfants à des fins d’exploitation soit criminalisée en vertu du droit international (Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui de 1951) et des lois de 128 pays, celle-ci représente l’activité criminelle ayant la plus forte croissance au monde. D’après l’ONUDC (Office des Nations Unies contre la drogue et le crime) et Icmpd (Centre international pour le développement des politiques migratoires), le trafic en Europe a fait 52,340 morts en seulement cinq ans (2003-2007) et dans le monde, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), 2 à 4 millions de morts, dont 70 % destiné à l’exploitation sexuelle.
La prostitution est le secteur le plus important dans l’activité de la criminalité organisée, que ce soit du point de vue de l’étendue et de la portée du phénomène comme des sommes d’argent concernées. La prostitution n’est supplantée que par la drogue. Le site internet Havocscope estime les recettes de la prostitution à près de 186 milliards de dollars par an dans le monde.
À L’échelle planétaire, on estime que la traite aux fins d’exploitation dans le cadre de réseaux de proxénétisme, représente 58% de tous les cas de traite. Dans l’Union, de toutes les victimes enregistrées, 69% ont été objet de la traite liée à l’exploitation sexuelle et 95% d’entre elles sont des femmes. Pour ce qui concerne la marchandisation des enfants, surtout des jeunes filles, L’UNICEF a évalué que, le nombre d’enfants soumis à l’exploitation sexuelle dans le monde augmente de 2 millions chaque année. La moyenne d’âge d’entrée en prostitution est estimée à 14 ans, mais la tendance est à la baisse.
Quelles sont les victimes ?
Les victimes de la traite à des fins sexuelles sont principalement des femmes européennes originaires de l’Europe centrale et orientale, y compris les États baltes et les Balkans : 70% des victimes sont originaires de ces deux régions européennes.
On retrouve aussi un bon pourcentage d’immigrés venant d’Afrique (12%) ; d’Amérique Latine et des Caraïbes (11%) et d’Asie-Pacifique (4%). Les migrants qui sont particulièrement susceptibles d’être victimes de la traite, traversent des mers dangereuses et des déserts torrides pour échapper à des conflits, à la pauvreté ou à des persécutions. Par conséquence, la décision de se prostituer devient pour elles la seule option pour s’assurer la survie.
Comment les trafiquants recrutent les victimes ?
Selon le dernier Rapport mondial sur la violence sexuelle publié par la Fondation Scelles, la plupart des femmes dans le monde qui sont prostituées, sont employées par un exploitant.
Les trafiquants utilisent des pratiques de persuasion afin de recruter ces femmes ou jeunes femmes déjà très vulnérables. C’est souvent la promesse d’un emploi bien rémunéré qui amène les personnes à être réduites en servitude. Elles peuvent se retrouver seules dans un territoire étranger où elles se font confisquer leur passeport, sont condamnées à s’endetter et subissent l’exploitation par le travail mais surtout par des services sexuels.
Généralement, les prostituées européennes (les roumaines, particulièrement) sont autorisées à garder une petite partie des gains, de sorte qu’elles pensent que ce soit bénéfique et intéressant pour elles-mêmes et pas seulement pour l’exploitant. Les femmes provenant des Pays Tiers, en particulière les nigérianes, sont réduites, au contraire, dans une position d’asservissement total. Elles sont exploitées par une « mère maquerelle », une femme riche et élégante qui les recrute dans un moment dramatique de leur vie (à la suite d’une tragédie familiale ou économique qui les rend vulnérables) et les envoie en Europe avec la promesse d’un emploi comme coiffeuses.
Une fois arrivée sur le vieux continent, les filles ont une dette déjà très élevée, jusqu’à 60 000 € selon les données de Befree. Cette somme doit être remboursée à travers des prestations sexuelles qui seront payées seulement 15 Euros l’acte.
Ce qui nous laisse vraiment sans voix, c’est le fait que la traînée de sang et de violence que ce marché entraîne, ne s’arrête pas seulement sur les corps des filles, mais elle se recycle en continu, alimentant tous les domaines de la criminalité.
L’argent que les organisations touchent grâce à l’exploitation de la prostitution forcée est réinvesti dans les drogues dures afin d’augmenter de façon exponentielle le capital initial. De la drogue, on passe ensuite au trafic d’armes et de métaux précieux, arrivant à énormes gains, évidemment toutes illégales et illicites.
Mettre fin à la traite à des fins sexuelles
Étant donné que la prostitution est, dans les faits, très largement gérée par la criminalité organisée et qu’elle fonctionne à l’image d’un marché où la demande encourage l’offre, les services répressifs dans l’ensemble de l’Union devraient mener une action énergique et appropriée visant à poursuivre les criminels tout en protégeant les victimes de la traite à des fins d’exploitation sexuelle.
Mais, considérant que le processus décisionnel en matière de prostitution relève de la compétence exclusive des États Membres, il devient difficile de lutter efficacement et en synergie, bien que la directive 2011/36/UE du Parlement et du Conseil, concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes, prévoie à son article 18 § 4, consacré à la prévention, que les États membres devraient envisager d’infliger des sanctions aux utilisateurs des services d’une personne lorsqu’ils savent que cette personne est une victime de l’exploitation.
Deux approches différentes de la prostitution et de l’exploitation sexuelle en Europe
La question de la lutte contre la prostitution est compliquée par la présence de deux modèles concurrents et opposés pour régler le problème.
Le premier modèle considère la prostitution comme une violation des droits des femmes et comme un moyen de perpétuer l’inégalité entre les sexes. L’approche législative correspondante est abolitionniste. Elle criminalise les activités relatives à la prostitution, y compris l’achat de services sexuels : la prostitution en tant que telle n’est pas illégale. Cette approche encourage les gouvernements à prendre des mesures en vue de pénaliser la demande. Même si la plupart des États relèvent de ce modèle, jusqu’au présent, seule la Suède l’a mis en pratique en 1999.
Le second modèle soutient que la prostitution elle-même encourage l’égalité entre les sexes parce qu’elle favorise le droit des femmes à contrôler ce qu’elles veulent faire de leur corps. Les partisans de ce modèle affirment que la prostitution est une forme de travail comme une autre et que la meilleure manière de protéger les femmes qui se prostituent consiste à améliorer leurs « conditions de travail » et à professionnaliser la prostitution, qui devient alors un « travail sexuel » , tout en s’opposant à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF), qui appelait les États parties à lutter contre la traite des êtres humains et l’exploitation de la prostitution.
Par conséquent, dans le cadre de ce modèle « régulationniste« , la prostitution et ses activités connexes sont légales et régulées. Les femmes sont libres d’engager des managers, que l’on appelle aussi des souteneurs. Mais le fait de se livrer à la prostitution et fournir des activités normales, ou les légaliser d’une quelconque façon, contribue à légaliser l’esclavage sexuel et l’inégalité des genres pour les femmes.
Le proxénétisme est légal dans plusieurs États membres, notamment aux Pays-Bas, en Allemagne, en Autriche et au Danemark tandis que les personnes prostituées ou certaines de leurs activités (comme le racolage) sont criminalisées ou partiellement criminalisées au Royaume-Uni, en France et en République d’Irlande, entre autres. Pourtant, ni l’inégalité entre les sexes, ni la subordination sexuelle ne peuvent être combattues efficacement en supposant une symétrie de genre dans les activités de l’industrie du sexe qui n’existe pas[1].
Là où prostitution et proxénétisme sont légaux, de plus en plus d’éléments montrent les faiblesses du système. En 2007, le gouvernement allemand a admis que la loi légalisant la prostitution avait réduit la criminalité et que plus d’un tiers des procureurs allemands avaient fait savoir que la légalisation de la prostitution avait « compliqué leur travail relatif aux cas de poursuites pour traite des êtres humains et proxénétisme ». Aux Pays-Bas, le maire d’Amsterdam a déclaré en 2003 que la légalisation de la prostitution n’avait pas permis de prévenir la traite: « il s’est avéré impossible de créer une zone sûre et contrôlable qui soit fermée aux abus de la criminalité organisée ». Selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime, les Pays-Bas sont désormais l’une des premières destinations des victimes de la traite des êtres humains.
L’efficacité du modèle nordique
L’exemple de la Suède, qui a adopté justement une approche globale et cohérente pour lutter contre la prostitution et le trafic humain, est vue comme une bonne pratique à suivre pour les autres États membres.
La Suède a modifié ses lois en matière de prostitution en 1999 afin d’interdire l’achat de services sexuels et de dépénaliser la personne prostituée. La législation se concentre donc sur les clients, selon la logique affirmant que sans demande, il n’y aurait pas de prostitution. La Suède a promulgué cette loi dans le cadre d’une initiative globale qui visait à lever tous les obstacles contrecarrant l’égalité entre les femmes et les hommes dans le pays.
L’effet de cette législation en Suède a été spectaculaire. Comparé aux autres pays nordiques, les prostituées suédoises sont dix fois moins nombreuses qu’au Danemark voisin où l’achat de services sexuels est légal et la population, moindre.
De surcroît, la police suédoise confirme que le modèle nordique a produit un effet dissuasif sur la traite à des fins d’exploitation sexuelle. Prévoyant le code pénal suédois, une peine d’emprisonnement de maximum quatre ans, pour les personnes qui se rendent coupables de proxénétisme et d’un maximum an ans (ou d’une amende, cela dépend de la gravité des cas) pour les acheteurs de services, plusieurs répondants ont modifié leur comportement dans le sens où ils ne font plus recours aux services sexuels. Dans des enquêtes qui se sont déroulés en 1996, environ 13,6% des hommes déclaraient avoir fait recours au sexe tarifé, contre 8% en 2008.
Pour ce qui concerne l’aide aux victimes, des unités spécialisées ont été créées en matière de prostitution pour développer des programmes d’aide aux personnes prostituées. Ces unités fournissent des services de gestion de crises, de conseil, de traitement en cas d’addiction, d’accompagnement pour porter plainte et d’aide dans les démarches pour contacter les services sanitaires, sociaux ou psychiatriques.
En conclusion si on veut lutter efficacement contre le trafic humain, il nous faut développer une approche globale et des stratégies d’action fondées sur trois principes de base : – ne pas dissocier le trafic humain de la prostitution; – agir à la fois sur la prostitution et sur la demande des clients; – lutter simultanément contre la prostitution des enfants et celle des adultes.
Myria Vassiliadou, coordinatrice européenne de la lutte contre le trafic des êtres humains, pendant son intervention lors de la conférence organisée par Culture Contre Camorra du 19 novembre a souligné la gravité de ce phénomène. Elle a témoigné d’une rencontre avec une fille de 15 ans, victime d’exploitation sexuelle à laquelle elle a demandé ce qu’il aurait pû être fait afin de l’aider à recommencer sa vie. « Quelle vie ? » a été la réponse de la fille.
Cristina De Martino
Pour en savoir plus :
– La lutte contre la criminalité organisée : les institutions européennes entre immobilisme et nécessité d’agir (1/3)
– La lutte contre la criminalité organisée : le rôle de la société civile européenne (2/3)
– La traite des êtres humains. Réalités de l’esclavage contemporain, Georgina VAZ CABRAL, La Découvert, Novembre 2006
– Organisation International pour les Migrations :
– Observatoire du marché mondial de l’Information :
http://www.havocscope.com/tag/prostitution
– UNICEF La traite des enfants:
http://www.unicef.org/french/protection/index_exploitation.html
– Directive 2011/36/UE du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2011 concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes :
http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex:32011L0036
– Le modèle suédois :
http://www.equalitynow.org/sites/default/files/Nordic_Model_EN.pdf
– Le modèle allemand : comment la légalisation de la prostitution a échoué :
– L’exploitation sexuelle et la prostitution et leurs conséquences sur l’égalité entre les femmes et les hommes 2014 :
http://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/etudes/join/2014/493040/IPOL-FEMM_ET(2014)493040_FR.pdf