« Maintenant plus que jamais , la France devra être irréprochable en matière de droits de l’homme » (Human Rights Watch). La France a informé le Conseil de l’Europe « de sa décision de déroger à la convention européenne des droits de l’homme », du fait de l’adoption de l’état d’urgence après les attentats de Paris, a annoncé l’organisation paneuropéenne dans un communiqué. Dans un passé récent la France avait déjà envisagé cette éventualité avant d’y renoncer. Puisse-t-elle , à nouveau, être aussi bien inspirée!
Les autorités françaises ont informé le secrétaire général du Conseil de l’Europe, Thorbjorn Jagland, « d’un certain nombre de mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence instauré à la suite des attentats terroristes de grande ampleur perpétrés à Paris« . Ces mesures « sont susceptibles de nécessiter une dérogation à certains droits garantis par la convention européenne des droits de l’homme« . Cette dernière reste cependant en vigueur en France et certains de ces droits ne pourront tolérer de dérogation, a prévenu le Conseil de l’Europe, notamment le droit à la vie et l’interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants.
De même, l’interdiction de l’esclavage et le principe affirmé à l’article 7 – pas de peine sans loi – ne peuvent faire l’objet de dérogations. La notification de cette dérogation est prévue à l’article 15 de la convention européenne des droits de l’homme: en « cas de guerre ou d’autre danger public menaçant la vie de la nation », un État signataire « peut prendre des mesures dérogeant aux obligations » de la convention, sous réserve d’en informer le Conseil de l’Europe.
Il ne revient pas pour l’instant au Conseil de l’Europe de se prononcer sur le bien-fondé de cette démarche de la part de la France. En revanche, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), garante de la convention, pourra se prononcer sur la validité de cette dérogation, lorsqu’elle sera saisie de requêtes précises, alléguant d’éventuelles atteintes, par la France, aux droits fondamentaux.
L’état d’urgence a été proclamé en France le soir des attentats meurtriers du 13 novembre à Paris et Saint-Denis (130 morts et plus de 350 blessés). Prolongé jusqu’à fin février par le Parlement, il donne à la police de nouveaux pouvoirs, sans passer préalablement par un juge, notamment pour les perquisitions ou la surveillance électronique de personnes. Le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve avait rappelé que l’état d’urgence n’était « pas l’abandon de l’État de droit parce que l’État de droit le prévoit ». »Il faut faire très attention à la manière dont sont mises en œuvre les conditions de l’état d’urgence ».
1-. Comment une telle déclaration est-elle possible? Cela pose des questions : le juriste Serge Slama y répond dans le journal le Figaro
La Convention européenne des droits de l’homme intègre un article prévoyant la dérogation à certaines de ses dispositions. Ce fameux article 15 établit qu’«en cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente Convention».
Autrement dit, dans le cadre d’un état d’urgence tel que celui mis en place en France depuis la 14 novembre, un pays peut déroger à la CEDH sans que cela ne puisse lui valoir une condamnation, à condition d’en informer les autres États. C’est ce qu’a fait la France, où les assignations à résidence, les perquisitions administratives ou encore l’interdiction de manifester seraient passibles de condamnations par la CEDH. Cette dernière garantit en effet le droit à la vie privée ou le droit de manifester
Certaines dispositions restent toutefois valables. Il est impossible de déroger, notamment, au droit à la vie ou à l’interdiction de la torture. L’article 15 implique également une proportionnalité des mesures avec la situation. Une obligation rappelée par Human Rights Watch.
Par définition, cette dérogation est exceptionnelle, puisque liée à un état d’urgence. Plusieurs États y ont toutefois eu recours ces dernières décennies, y compris la France. «En 1985, cette dérogation était liée à l’état d’urgence déclaré en Nouvelle-Calédonie», rappelle au Figaro Serge Slama, maître de conférences en droit public à l’Université Paris Ouest Nanterre (CREDOF).
Aucune déclaration en ce sens n’a été faite, en revanche, au moment de l’état d’urgence de 2005 «contrairement aux affirmations du ministère de l’intérieur à l’époque à une audience de référé-liberté contestant l’état d’urgence», précise ce spécialiste des droits fondamentaux, requérant, à l’époque, avec d’autres universitaires. «Il y a eu énormément de cas avec la Grande-Bretagne, en lien avec l’Irlande du Nord» dans les années 1960, rappelle le juriste. Puis en 2005, après les attentats de Londres.
Dans la situation actuelle, les recours que déposeraient des personnes faisant l’objet d’une mesure liée à l’état d’urgence en France ne donneraient effectivement lieu à aucune condamnation. «S’agissant de personnes sanctionnées en raison d’une participation à des manifestations interdites, la France pourrait écarter l’application des dispositions de la Convention protégeant la liberté de manifestation puisque l’interdiction est prise dans le cadre de l’état d’urgence», confirme Serge Slama. Cela ne signifie pas qu’il est impossible de saisir cette instance. Cette dérogation vaut pour les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence. Dans le cas actuel, une mesure prise sans lien avec celui-ci pourrait être examiné comme à l’habitude par les juges.
Enfin, une saisine de la Cour visant une mesure prise en lien avec la situation d’urgence reste possible notamment parce que certaines dispositions restent en tout état de cause applicables. «Dans l’affaire Abu Quatada, un islamiste lié à Al Quaida, la CEDH avait bloqué jusqu’en 2012 son expulsion vers la Jordanie compte tenu de l’absence de garanties suffisantes que la torture ne serait pas utilisée contre lui et qu’un procès équitable lui serait assuré alors même que les Britanniques invoquaient l’article 15 de la CEDH sur l’état d’urgence du fait des attentats terroristes», rappelle Serge Slama.
Y a-t-il un risque de ne pas pouvoir faire valoir ses droits individuels ? Les autres recours possibles n’ont pas disparu. Les justiciables peuvent évoquer les droits et libertés garantis par la Constitution, par le biais d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) déposée par exemple dans le cadre d’un référé liberté devant le juge administratif. «On ne reste pas sans outil. Mais c’est évidemment plus lourd car il faut suivre tout le processus de la QPC alors que la CEDH peut être soulevée directement devant la juridiction y compris si l’atteinte à la liberté découle de la loi», pointe Serge Slama. Il est aussi possible d’invoquer le Pacte sur les droits civils et politiques de 1966 sauf si la France déclare sa suspension au secrétaire général des nations unies. «Dans certains cas d’application du droit de l’Union européenne on peut aussi se prévaloir de la charte des droits fondamentaux qui n’a pas de mécanisme d’exception».
Le juriste rappelle surtout que «hormis le noyau dur de droits intangibles (droit à la vie, prohibition de la torture), les libertés fondamentales peuvent être restreintes de façon plus importante que d’habitude dans le cas d’un état d’urgence». Les règles fondamentales de droit du procès et du respect des droits de la défense ne sont pas remises en cause, mais «il est classique que dans de telles situations, les juges administratifs reconnaissent à l’administration une plus grande latitude pour protéger la sécurité et l’ordre public et par suite une atteinte plus grande aux libertés». «Mais un état d’urgence n’est pas un blanc seing. Il ne saurait tout justifier tout et n’importe quoi : interdiction de vente d’alcool, perquisitions administratives chez n’importe qui ou interdiction systématique de tout événement extérieur comme par exemple les courses à pied ou les marchés de Noël.»
«On reste dans un État de droit et les mesures doivent rester nécessaires et proportionnées. La liberté reste la règle et les restrictions de police l’exception. Il est bon de le rappeler…», conclut le juriste
Combien de temps dure cette dérogation ?
Cette dérogation étant liée à un statut d’urgence et déclarée de façon unilatérale par un État, il en est de même pour sa fin. En France, cette dérogation cessera donc lorsque l’état d’urgence sera abandonné. Dans le cas où l’état d’urgence serait une nouvelle fois prorogé, là encore, une possibilité de recours existerait toutefois. Le dépôt d’un référé liberté par certains organismes permettrait d’examiner ses fondements. Cela avait été le cas en 2005. La fin de l’état d’urgence n’avait pas été immédiatement exigée, mais fixée, au plus tard, au 1er janvier 2006.
2-. Déjà des voix s’élèvent contre la démarche de la France. Parmi elles, Human Rights Watch
La proclamation de l’État d’urgence menace de porter atteinte au droit à la vie privée :en raison des perquisitions administratives ou au droit à la liberté de circulation pour les personnes assignées à résidence, par exemple. La mesure a permis de frapper tous azimuts et cela sur simple décision du ministère de l’Intérieur ou des préfectures, sans mandat judiciaire. La cadre fixé par la loi est particulièrement extensif, évoquant « un comportement qui constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ». Le lien avec le terrorisme est parfois lointain. L’action des autorités françaises s’est par exemple tournée vers des militants écologistes contestant la COP 21. Au total sur les 1836 opérations menées depuis les attentats, 293 armes ont été saisies, 232 personnes interpellées et 305 assignées à résidence. Le choix des cibles est fait à partir d’un grand nombre de critères. Des répercussions musclées sont relatées par la presse. Christine Lazerges, présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’homme compte alerter le Parlement et le gouvernement sur les bavures : il faut être raisonnable, a-t-elle répéter à plusieurs reprises. De nombreuses associations s’alarment également : « l’exercice de tels pouvoirs dans un contexte de pression politique considérable augmente les risques d’abus » signale Human Rights Watch qui rappelle « l’obligation faite au gouvernement de respecter le principe de proportionnalité et de ne pas pratiquer la discrimination ». Une limite déjà franchie selon Yasser Louati, porte parole du Comité contre l’islamophobie en France (CCIF) : « les autorités s’en prennent à des lieux perçus comme étant associés, de près de loin ou de loin, à la communauté musulmane ». Il dénonce « des opérations brutales qui bien souvent ne reposent sur aucun élément tangibles ». Le CCIF vient de rédiger et diffuser un guide, comment mieux défendre ses droits dans une situation « d’état d’urgence ». Cependant au terme d’une analyse comparative détaillé Serge Slama a conclu que nous n’étions pas dans une situation équivalente au Patriot Act.
Henri-Pierre Legros
Pour en savoir plus :
-. Communiqué de presse de Human Rights Watch https://www.hrw.org/fr/news/2015/11/24/france-les-pouvoirs-lies-letat-durgence-risquent-de-porter-atteinte-aux-droits
– . CCIF : Guide de l’Etat d’urgence, défendre ses droits http://www.reperes-antiracistes.org/2015/11/guide-de-l-etat-d-urgence-ccif.html
-. Etat d’urgence Versus Patriot ACT http://info.arte.tv/fr/letat-durgence-un-patriot-act-la-francaise