Doru Perincek d’un côté, Dieudonné de l’autre, avis d’une experte en génocide arménien et d’un expert en matière de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. L’avis de l’experte, Sévane Garibian est rapporté par le journal le Temps du 1er décembre 2015. Elle est l’auteure de «De la rupture du consensus. L’affaire Perinçek, le génocide arménien et le droit pénal international», in Le génocide des Arméniens. Cent ans de recherche 1915-2015, Armand Colin, Paris, 2015. D’un côté, Dogu Perinçek est blanchi par la CEDH au nom de la liberté d’expression. De l’autre, la même Cour confirme déboute Dieudonné de son appel devant la CEDH pour injure raciale. L’argument de la liberté d’expression serait-il à géométrie variable ? Quant à l’avis de l’expert, il s’agit de celui de Nicolas Hervieu.
Commentaires de Sévane Garibian
Le 15 octobre 2015, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) concluait, par dix voix contre sept, à la violation par la Suisse de la liberté d’expression de Dogu Perinçek. Cet homme politique turc avait préalablement été condamné pour avoir nié publiquement le génocide des Arméniens de 1915. L’arrêt définitif de la Grande Chambre a été salué comme une «victoire» par les gouvernements turc et arménien, pour des raisons différentes. Quant à l’Office fédéral de la justice, il a pris acte en affirmant qu’il «est trop tôt pour mesurer les conséquences de ce jugement sur le plan juridique».
Ces réactions traduisent l’ambivalence d’une décision européenne qui soulève plus de questions qu’elle n’en résout. Ceci d’autant plus depuis la publication, le 10 novembre dernier, de la décision de la même Cour dans l’affaire Dieudonné (condamné en France pour injure raciale), déclarant avec fermeté que la liberté d’expression ne protège pas les spectacles négationnistes et antisémites. Cette actualité s’inscrit au cœur d’une année marquée par le centenaire du génocide arménien d’une part, et par un regain d’attention sur la portée et les limites de la liberté d’expression en Europe d’autre part. Elle offre l’occasion de revenir sur quelques-uns des points les plus saillants de l’arrêt Perinçek.
Tout d’abord, la courte majorité ne fut manifestement pas évidente à obtenir au sein de la Grande Chambre qui traitait, pour la première fois, de négationnisme. L’arrêt de 139 pages contient nombre d’opinions dissidentes importantes – dont celles des présidents et vice-président de la Cour – illustrant de fortes dissensions internes.
Par ailleurs, la Cour abandonne l’argument préalablement utilisé dans l’arrêt de première instance de 2013, selon lequel il n’existerait pas de «consensus général» sur la qualification juridique de génocide s’agissant de l’extermination des Arméniens. Elle précise en outre qu’elle n’a ni l’obligation, ni la compétence, de se prononcer sur la qualification de ces événements. Reste que les juges dissidents soulignent la «timidité certaine» de la Cour et affirment que «le génocide arménien est un fait historique clairement établi». «Le nier – disent-ils – revient à nier l’évidence».
Ensuite, l’issue de l’affaire Perinçek découle d’une appréciation contestable de la nature des propos litigieux, du contexte général de leur énonciation et de la différenciation avec la négation de l’Holocauste. En effet, la Cour considère que la protection des droits et de la dignité des Arméniens ne nécessitait pas, en l’espèce, une condamnation pénale de Dogu Perinçek, pour trois raisons principales. Premièrement, seul un mobile haineux ou raciste justifierait une limitation de sa liberté d’expression: ses propos, de nature «politique» et portant sur une question «d’intérêt public», bénéficieraient d’une protection renforcée. Celle-ci réduirait d’autant la marge d’appréciation des autorités suisses.
Deuxièmement, l’appel à la haine ou à l’intolérance ne serait pas prouvé dans ce cas, vu le contexte que la Cour résume ainsi:
1. la Suisse n’est pas directement liée aux faits historiques en question (elle n’est ni responsable ni complice) ;
2. rien ne prouve qu’il y avait ici, à l’époque des discours du requérant, un climat dangereux de tensions entre Turcs et Arméniens ;
3. le temps écoulé entre les atrocités de 1915 et les propos de M. Perinçek amenuisent leurs effets nuisibles.
Enfin, au regard du contexte historique européen, seule la négation de l’Holocauste supposerait une présomption automatique du caractère antidémocratique et antisémite des propos litigieux, donc du mobile raciste ou haineux. La Cour souligne, pour ce seul cas, l’existence d’une «responsabilité morale» des États. Chacun de ces points, désavoués par les juges dissidents, mérite réflexion tant d’un point de vue juridique que philosophique.
S’ajoute à cela un autre point réfuté par quatre juges contre treize: la non application, dans cette affaire, de l’article 17 de la Convention européenne des droits de l’homme sur l’abus de droit (c’est-à-dire sur le fait de se prévaloir de sa liberté d’expression pour défendre des valeurs contraires à celles protégées par la Convention, telles que la justice et la paix). La Cour a pourtant déjà appliqué cette disposition dans le passé s’agissant, notamment, de propos islamophobes, négationnistes et/ou antisémites. Elle le fait à nouveau le 10 novembre dans l’affaire Dieudonné, où elle refuse de mettre sur le même plan des faits historiques clairement établis et une thèse idéologique négationniste.
En conclusion, l’arrêt Perinçek ne remet pas en question la norme antiraciste suisse – que la CEDH estime conforme au principe de légalité –, mais sa seule application au cas d’espèce. En outre, l’appréciation de la Cour, elle le dit elle-même, s’opère «au cas par cas» à la lumière d’une conjonction de facteurs. Plus globalement, rien ne permet d’affirmer que cet arrêt mette fin à la pénalisation du négationnisme en Europe. Il confirme toutefois l’importance, et la nécessité, de la preuve d’une incitation à la haine ou à la violence au travers des propos litigieux, analysés dans leur contexte. Si cet élément n’est pas nouveau, son évaluation reste incertaine et fondée sur des critères discutables, remis en cause par les juges dissidents.
Conclusions : des leçons à tirer et les commentaires de Nicolas Hervieu
Première leçon ; ces problèmes de liberté d’expression ne sont pas faciles à régler tant les aspects émotionnels, passionnels et politiques sont forts. Leur importance cruciale n’est pas à démontrer. Beaucoup de cas d’espèces. Une fois de plus ayons recours à Nicolas Hervieu pour tenter de discerner une conduite à recommander
Quoi que l’on pense de la pénalisation du négationnisme en général, et de l’issue de l’affaire Perinçek en particulier, force est de constater que l’appréciation de la Cour soulève de nombreuses interrogations. Par exemple : s’agissant du facteur historico-géographique, qu’en serait-il donc d’une potentielle négation du génocide rwandais en Suisse ? Et si l’on tient compte du facteur temporel, alors quid de la négation de l’Holocauste dans quarante ans ? Quant à l’examen de la nature des propos du requérant, comment ne pas tenir compte, entre autres, du fait qu’il soit le fondateur du Comité Talaat Pacha visant la réhabilitation de la mémoire d’un génocidaire – Comité condamné en 2006 par le Parlement européen pour être «xénophobe et raciste» ? Et pourquoi ne pas analyser avec la même précision que dans d’autres cas, tel que dans la récente affaire Dieudonné, la mécanique de la rhétorique négationniste et ses usages multiformes? Que penser de la distinction de principe posée par la CEDH entre la négation de l’Holocauste et celle des autres crimes contre l’humanité au risque de créer une inégalité de traitement ?
La question, inévitable, fera prochainement l’objet d’un examen par le Conseil constitutionnel en France : celui-ci est appelé à se prononcer pour la première fois sur la loi Gayssot de 1990, qui réprime la seule négation des crimes nazis, à la lumière du principe de l’égalité. Quant à la négation du génocide arménien : quelles conséquences après la décision de la Cour européenne des droits de l’homme ? Nicolas Hervieux de l’Université Paris-Ouest analyse la décision. La CEDH a jugé que la Suisse ne pouvait pas condamner les propos négationnistes tenus pas un politicien turc sur son sol.
Un «mensonge international». C’est ainsi que l’homme politique turc, Dogu Perinçek, qualifie le génocide arménien. Pour ces propos, tenus à trois reprises lors de conférences en Suisse, il a été condamné en 2007. Mais la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a donné tort à la justice suisse, le 15 octobre dernier. Ces propos n’ont pas porté atteinte «à la dignité des membres de la communauté arménienne au point d’appeler une réponse pénale en Suisse» ont estimé les juges. Une décision qui pourrait avoir des conséquences en France, où François Hollande avait promis, en 2012, une nouvelle loi pénalisant la négation du génocide arménien. Un premier texte avait été invalidé par le Conseil constitutionnel, quelques mois plus tôt.
Cette décision de la Cour européenne des droits de l’Homme peut-elle être considérée comme une remise en cause du génocide arménien ? Pour Nicolas Hervieu pas du tout ! La Cour ne s’est pas prononcée sur l’existence ou non du génocide, mais sur la question de savoir s’il était contraire à la liberté d’expression de pénaliser des propos qui le nient. De plus, elle a bien précisé qu’elle n’avait pas à dire si la pénalisation du négationnisme peut ou non se justifier en soi. La CEDH s’est prononcée sur une affaire particulière, celle concernant les propos tenus en Suisse par un homme politique turc et qui ont conduit à sa condamnation pour négationnisme.
Dans ce cas, en quoi le discours de Dogu Perinçek, qui nie le génocide, est-il jugé «acceptable» ? La CEDH part du principe que le négationnisme n’est pas, en soi, un discours prohibé, que nier un fait historique ne sort pas des limites acceptables de la liberté d’expression. Évidemment, il y a des exceptions, en cas d’appel à la violence, à la haine ou à l’intolérance. Mais les propos de cet homme politique, aussi incisifs soient-ils, n’ont pas été jugés assez violents pour relever de tels cas
La CEDH a aussi tenu compte du contexte du pays où la sanction a été prononcée. Elle juge que la Suisse n’a pas de liens historiques, géographiques et humains assez forts avec le génocide arménien pour justifier de pénaliser sa négation. Même la présence d’une communauté arménienne en Suisse n’a pas suffi.
Est-ce sur ce point qu’il y a une distinction entre le génocide arménien et la Shoah aux yeux de la Cour ? La CEDH le dit explicitement : dans des États qui ont connu les horreurs nazies – comme la Belgique, la France ou l’Allemagne -, la négation de l’existence de la Shoah peut être sanctionnée, compte tenu de la forte sensibilité de cet évènement historique. Dès lors, dans ces pays, de tels propos sont toujours présumés haineux et antisémites. Mais tout dépend du contexte particulier d’un État. Ainsi, en Arménie ou en Turquie, les propos niant le génocide arménien pourraient en soi être interdits. Mais ce n’est pas le cas en Suisse.
Cette décision est-elle une défaite pour les partisans de la pénalisation du génocide arménien en France ? Elle fragilise considérablement leur argumentation juridique. En 2012, le Conseil constitutionnel avait déjà censuré une loi qui allait dans ce sens. Cet arrêt ne renverse pas la jurisprudence, au contraire, il la renforce. Il serait donc étonnant que le législateur prenne le risque d’adopter une nouvelle loi, car elle aurait toutes les chances de subir le même sort. C’est aussi une mauvaise nouvelle pour ceux qui revendiquent la pénalisation du génocide rwandais ou cambodgien : il n’est pas acquis qu’un lien direct et suffisamment fort existe entre la France et ces faits commis dans des pays lointains. En revanche, la loi Gayssot – qui pénalise la négation de la Shoah et qui est actuellement contestée devant le Conseil constitutionnel – sort nettement renforcée.
Certes, la jurisprudence européenne n’est pas intangible, et pourrait varier dans quelques années, à la faveur d’une nouvelle affaire. Les juges sont très divisés sur cette question. L’arrêt concernant le génocide arménien a été rendu à une courte majorité de 10 contre 7. Les juges minoritaires ont critiqué cette décision, car elle risque d’ouvrir, selon eux, la porte à une forme de relativisme des génocides – selon les pays – et donc affecterait l’universalité des droits de l’homme. Mais cet arrêt, rendu par la Grande chambre de la CEDH, après de longs et riches débats, conservera pour longtemps une autorité considérable.
Ces deux points de vue nous confortent dans notre opinion que les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme sont d’une subtilité très grande dans leur recherche d’un équilibre entre plusieurs tentations. Une dose importante de sagesse et de prudence dans des matières hautement inflammables et à l’impact politique redoutable.
Henri-Pierre Legros