Il est de bon ton de parler, d’écrire, sur le retour de la question allemande, mais à y regarder de plus prés, la question allemande n’a jamais disparu et plutôt que de s’interroger sur le poids, écrasant de l’Allemagne, ne conviendrait-il pas mieux de s’interroger sur le vide à Bruxelles, Londres ou Paris ? C’est ce qui sape la politique de Angela Merkel qui de ce fait n’a aucune confiance dans ses partenaires et ces derniers pas plus entre eux. Or la confiance est une chose essentielle : dans un récent entretien, Jacques-René Rabier, l’ ancien chef de cabinet de Jean Monnet, faisait remarquer que la confiance était pour Jean Monnet essentielle et il l’a pratiqué très souvent :elle avait été la marque de la construction européenne. Les pères fondateurs avaient grande confiance entre eux, d’ailleurs faisait remarquer Jean Monnet si on réfléchit un peu on s’aperçoit que la confiance est chose simple et facile, il suffirait de le vouloir un peu.
Dans la démarche de Angela Merkel, la confiance est certainement une limite de sa personnalité. La crise en Europe, c’est d’abord une crise de la confiance et sans doute n’a-t-elle pas perçu qu’elle a sa part de responsabilité.
Avec la réunification allemande on a pu croire que la question allemande était close. Or elle restait ouverte : la puissance économique, la centralité de l’Allemagne, la puissance économique et commerciale, une Europe désormais très ouverte à l’est, mais n’ayant pas trouvé une réponse à la question russe assure une permanence à la question allemande à laquelle Merkel doit faire face. C’est la peur de voir l’Allemagne se tourner vers l’Europe centrale et rompre avec ses engagements communautaires qui a précipité prématurément l’Union économique et monétaire sans avoir assuré les préalables.
D’où une Union européenne qui n’est pas unie ni économiquement, ni politiquement et qui n’est pas le fruit d’une conviction des citoyens ou des dirigeants. Le phénomène de l’engrenage automatique (« spillover » ne fonctionne plus, pis même, l’irruption de l’opinion publique dans la sphère communautaire a mis fin au consensus tacite qui avait prévalu jusque là et la chancelière n’a pas su développer une pédagogie alors que plus que quiconque elle en possède toutes les qualités. L’Europe de Maastricht passe de 12 à 27, c’est celle de Lisbonne, ces nouveaux adhérents n’ont jamais caché que leur adhésion s’expliquait non pas par le désir de perdre leur souveraineté fraichement retrouvée mais pas leur volonté de consolider leur émancipation, elle aussi toute fraiche à l’égard de Moscou sans que la vielle Europe, ni l’autre Europe n’y soient réellement prêtes. La vision des pères fondateurs et de leurs successeurs n’est partagée par aucun des nouveaux venus. Angela Merkel n’ a pas su se dégager de cette approche expiatoire, pensant acheter (au travers des fonds structurels) sa réconciliation avec les victimes du nazisme. C’est ainsi qu’une lourde responsabilité des échecs porte sur ses épaules : la dilution du projet européen et la remise en question de sa finalité fédérale. Les sommets européens avec leur président, un instant entrevus comme la panacée sont en réalité des réunions où les pays membres défendent d’abord leur intérêt national et se consacrent à la répartition des bénéfices et des charges et non pas à la recherche de l’intérêt général. La chancelière tentée de lutter contre cette dérive a dû battre en retraite sous la menace de voire les Conseils européens être contourné par des « dissidents », se réunissant entre eux dans le mépris du fonctionnement des institutions. Comble de l’infortune, les opinions nationales s’en sont saisies opposant nord et sud, souverainistes et pro européens, vieille et nouvelle Europe, europhobes et eurosceptiques d’un jour ou de toujours.
Le respect des grands principes de l’orthodoxie économique a pris le pas sur trop d’autres considérations, c’est le côté frileux ou craintif de l’Allemagne : compétitivité des entreprises, maîtrise des dépenses, stabilité monétaire et stabilité des prix. Il n’y aurait rien à redire s’il y avait eu un débat conclusif sur une mutualisation des dettes publiques et les transferts financiers. Bref une vision insuffisante du plus long terme et de l’intérêt commun. Car la solution demande du temps. Le respect des normes de la gouvernance de l’eurozone n’a fait qu’aggraver les fractures existantes entre le nord et le sud sur le plan économique, l’ouest et l’est sur le plan idéologique. L’effet a été constant : montée des populismes de droite et de gauche, instabilité politique dans beaucoup de pays en l’absence de majorité parlementaire stable, remise en question du projet européen et méfiance croissante entre européens. La force de l’Allemagne ne suffit pas pour infléchir les décisions d’un Orban, Kaczynki et bien d’autres. Pour éviter la déconstruction de l’Union, il faut convaincre l’Allemagne ! en renforçant l’intégration, en transférant des pans entiers des souverainetés étatiques , désormais impotentes, vers un centre de nature fédérale, d’ailleurs il s’agit plus de partager des souveraineté plus que de les transférer, enfin en rompant avec la méthode intergouvernementale, plus d’adhésion de la part des citoyens européens.
Outre un surplus d’adhésion de la part des citoyens européens, une telle approche suppose un cadre d’action différenciée, sur la base d’une Europe à plusieurs vitesses, avec un noyau doté d’un budget propre, d’une fiscalité commune, de politiques migratoires convergentes, voire d’un Parlement pour les membres de la zone euro, d’une politique sociale plus homogène et d’une politique de sécurité et de défense mieux intégrée. Dans tout cela , rien qui n’effraye l’Allemagne qui vit déjà dans un tel schéma et avec à la clé la promesse d’un regain d’efficacité susceptible de reconquérir l’opinion publique sans laquelle rien ne peut être entrepris .
Force est de constater qu’en Allemagne , et à la différence d’autres Etats membres, il n’y a pas de discussion réelle sur la sortie, de l’Union, de l’Euro ou de Schengen. La chancelière y veille, ce seraient autant de combats perdus d’avance. L’idéal « d’une union toujours plus étroite » animée par une avant garde ou un noyau dur est toujours au centre de la vision de Angela Merkel, mais il faut reconnaître que dans la pratique des gestes sont parfois faits en contradiction avec les idéaux proclamés :actions unilatéralistes,(sortie du nucléaire, crise migratoire) recherche de partenariats bilatéraux dans des formats hors des instances communautaires, tentations que partenariat franco allemand tente d’adoucir dans ses effets tout cela au nom du pragmatisme, maître mot du vocabulaire de Angela Merkel et qu’au bout du compte la grande excuse est qu’il faut bien essayer d’avancer…
Si l’Allemagne n’est pas tentée de faire bande à part et de quitter le navire : il y a toujours chez elle une réelle fidélité aux engagements européens, mais le consensus est moins naturel, plus contraint sous l’action notamment d’une opinion publique qui limite désormais la liberté de manoeuvre du gouvernement. La Cour Constitutionnelle de Karlruhe de son côté veille, elle est devenue partie prenante du débat.
L’heure de vérité pour un chef d’Etat ou de gouvernement c’est le rendez-vous tant redouté avec la guerre. C’est le point faible de l’Allemagne : elle ne perçoit pas la politique étrangère comme un domaine pouvant exiger le recours à la force. Plus grave que le refus de faire la guerre, c’est le refus de « penser » la guerre en termes de stratégie et de cela les adversaires en ont clairement conscience. La résolution des conflits doit d’abord relever de la diplomatie, de l’aide au développement, de la diffusion des principes de la démocratie, de l’état de droit, de la formation des fonctionnaires pour une administration non corrompue, compétente. L’emploi de la force doit rester l’exception, l’ultime recours dans le cadre d’opérations internationales sou l’égide des Nations Unies, voire de l’OTAN. L’Allemagne s’est engagée dans des opérations militaires, plus que par le passé, mais avec une grande parcimonie. Elle vient de le faire en Syrie au nom de la solidarité avec la France et contre l’Etat islamique. Une opération extérieure dans le cadre de l’UE est envisageable que si sa sécurité de l’Allemagne est directement menacée et de façon imminente. Il faudrait un bouleversement des relations internationales ou un incident d’une exceptionnelle gravité pour que ce principe fondamental soit remis en cause. Faire un tel constat, c’est souligner l’existence d’un handicap majeur.
Ce tour d’horizon sur le mode impressionniste ne serait pas complet si n’était pas évoqué l’impassibilité de la chancelière une impassibilité qui irrite autant qu’elle rassure : sondages, enquêtes d’opinion, prévisions, bilans, bons et mauvais points retirés aussi vite qu’ils sont donnés, rien ne semble ébranler la chancelière. Le tohubohu des évènements, la volatilité des opinions semble la conforter dans sa volonté de poursuivre sa politique quoiqu’il advienne. Il est difficile de l’en blâmer aussi longtemps que n’apparait pas une alternative crédible. A cet égard deux exemples tirés du journal le Monde ont une certaine force démonstrative : le 17 mars le journal écrivait de façon péremptoire et avec un gros titre : « la nuit où Merkel a perdu l’Europe » (rien de moins)celle de l’accord avec la Turquie mais quelque mois plutôt, le 10 septembre 2015, l’éditorial écrit en lettre de feu : « Angela Merkel, la fierté de l’Europe…Angela Merkel chancelière du monde libre ». Face à ce grand écart on est tenté de faire notre la morale du « bien faire et laissez dire »…Ne vaut-il pas mieux dénoncer les résistances abusives des Etats ? ou une méfiance souverainiste qui confine à l’absurde ? Que dire de l’incapacité de presque tous de faire le moindre effort administratif ou financier ?
Certes à son passif on peut remarquer que la chancelière est passée de l’intergouvernemental , sa tentation permanente, à l’unilatéral et singulièrement dans sa négociation avec les turcs .Ce n’est pas sain et c’est oublier que si l’Union a été inventée c’est pour permettre précisément aux Etats d’agir ensemble sans avoir à obéir à l’un d’entre eux ! Au bout du compte n’y a-t-il pas tout simplement le moindre intérêt des européens pour trouver une solution à un problème que n’est pas le leur, pensent-ils, et la chancelière fut la seule à nous rappeler nos valeurs et nos engagements internationaux.
Jean-Louis Bourlanges dans Telos vient de faire un bilan particulièrement sombre : dévoiement du fonctionnement des institutions, apathie , paresse, peur des dirigeants, dissociation du couple franco allemand, sécession de la périphérie, l’Europe centrale et orientale tout particulièrement. Au comble de son pessimisme bien connu de tous, Jean-Louis Bourlanges n’imagine pas que la survie de l’Union soit menacée : « dislocation improbable, sursaut introuvable, l’Europe des âmes grises ne manque pas d’avenir ». Il paraphrase ainsi le célèbre constat de Raymond Aron au cœur de la guerre froide : « guerre improbable, paix impossible ».L’ampleur de la tâche qui attend Angela Merkel est du niveau de celle qu’ont dû affronter Adenauer à la fin de la guerre et Helmut Kohl au lendemain de la réunification. Si l’Allemagne domine grâce à sa puissance économique et commerciale d’aujourd’hui, elle est affaiblie à moyen terme par la remise en cause de points forts à l’origine de ses performances. Les débats sont de plus en plus nourris sur la fragilité à moyen terme du modèle allemand. L’avenir d’une Allemagne prospère est en cause mais aussi par voie de conséquences, celle de l’Europe toute entière. Quoiqu’il en soit l’Allemagne reste le garant de la cohésion européenne tout en demeurant une puissance réticente : Radek Sikorski, alors ministre polonais des affaires étrangères » a pu déclarer en 2011 au Bundestag : « j’ ai moins peur de la puissance allemande que je ne commence à craindre son inaction ».
Henri-Pierre Legros