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Conférence: Journées de Bruxelles: « Comment parler du terrorisme ? »

Lors des journées de Bruxelles, l’intervention du jeudi 20 octobre intitulée « Comment parler du terrorisme ? » a rassemblé quatre intervenants venus échanger en partie sur la manière de communiquer autour de cette thématique, mais surtout sur les traitements potentiels et en cours en amont et en aval de la situation actuelle.
Deux islamologues, Messieurs Rachid Benzine et Alain Grignard, respectivement philosophe et commissaire à la division anti-terroriste à la police fédérale, sont venus compléter avec l’écrivain Fouad Laroui les mesures défendues par Gilles de Kerchove, coordinateur pour la lutte contre le terrorisme auprès de la Commission européenne.

En aval : entre nécessité de faire face à une menace imminente et gestion des retours :

Gilles de Kerchove a dans un premier temps introduit la conférence par une mise en contexte, en insistant particulièrement le caractère « élevé » de la menace à laquelle doit faire face l’Union européenne, tout en soulignant d’une part l’imminence de nouveaux attentats et d’autre part le manque de préparation des services concernés tant belges qu’européens. Toutefois, les vulnérabilités ont bel et bien été réduites entre autre par des actions de prévention et une amélioration des services en charge du renseignement et de la sécurité. Face à cette situation, la menace, en plus de rester imminente, fait preuve d’une grande complexité. M. de Kerchove distingue en effet trois profils-types d’« opérateurs de Daesh » en cours de retour ou déjà opérationnels en Europe : des personnes isolées ‘téléguidées’ depuis le Califat vers des cibles et/ou des modes opératoires, souvent dans des schémas relativement sophistiqués et via des applications de messageries instantanées ; des individus simplement inspirées par l’idéologie et la communication de Daesh via Internet : les fameux ‘loups solitaires’ ; enfin des personnes psychologiquement et mentalement instables. Cette diversité des profils rend le travail des services de renseignement d’autant plus difficile que les canaux de communication sont très souvent restreints à des messageries cryptées, voire quasi-inexistants.
M. de Kerchove a d’ailleurs développé cette problématique de l’usage du numérique : si des progrès significatifs ont été réalisés dans le cadre de l’échange d’informations et de la coopération, il demeure impossible de traduire tous les soutiens présumés de Daesh en Justice. Il souligne par-là deux éléments : d’une part, la difficulté de la charge de la preuve et de la qualification des faits et d’autre part, la complexité de la coopération avec des firmes très majoritairement américaines partagées entre la liberté d’expression, le respect du droit à la vie privée et à la protection des données, et l’impératif de sécurité publique croissant sur le Net. Face à cette difficulté, il développe une alternative axée sur deux possibilités : la mise en place d’une surveillance 24/7 qu’il met rapidement de côté car au-dessus des moyens de l’Union européenne et de ses Etats membres, suivie par l’évocation d’un point central : la déradicalisation. M. de Kerchove a souligné que seule la France avait ouvert un « centre de désengagement », et la question d’offrir des alternatives à la prison, qualifiée d‘ « incubateur » se pose toujours. Dès lors, que faire des soldats européens de Daesh estimés à 2 500 sur le retour, capables de manier des armes et des explosifs ? Que faire également des femmes et des enfants ? Et enfin, des réfugiés : en Allemagne par exemple, le recrutement chez les réfugiés se développe notamment du fait des difficultés d’intégration rencontrées. D’autant qu’il s’accorde avec les principaux experts prévoyant la destruction du Califat physique dans les mois à venir. Restera dès lors le Califat virtuel, imaginaire – l’imaginaire entretient une relation très étroite avec la communication de Daesh – et le risque d’attaque est donc accru puisqu’il s’agit d’un moyen pour l’organisation de rester active et d’occuper la scène médiatique et politique. M. de Kerchove pointe d’ailleurs un élément central : les combattants de l’Etat islamique vont se trouver confronter à deux possibilités : rentrer – avec les problématiques développées plus haut – ou migrer dans d’autres zones et se rabattre vers d’autres organisations comme Al-Qaida qui reste active. Or, il rappelle qu’à la fin des années 1980, à la suite du départ des Russes d’Afghanistan, aucun suivi des moudjahidin n’a été assuré, ce qui a conduit à une déstabilisation globale de toute la région et à la crise actuelle.

En amont : le caractère central de l’imaginaire :

Mais pourquoi et comment la situation en est-elle arrivée là ? Que faire en amont ? C’est sur ces points que Fouad Laroui s’est concentré.
M. Laroui écarte rapidement la thèse du « tout religieux » : le terrorisme tel que développé par Daesh ou Al Qaida est selon lui le résultat de la non confrontation de deux récits historiques, européens et arabes, du XXè siècle. Or, ces organisations ont élaboré et diffusé leur propre récit sunnite devenu audible grâce à Internet pour le premier et aux chaines de télévision satellitaires pour la seconde, en parallèle du récit arabe. Les différences entre les ressentis de ces récits sont fondamentales dans le processus de radicalisation et de popularité des organisations islamistes, et surtout de Daesh qui a su développé le sien en le fondant sur le sentiment d’exclusion via des canaux de communication modernes et offrant un potentiel très vaste de cibles. Les Arabes et les individus se sentant exclus de la société actuelle se reconnaissent dans ce contre-récit et non pas dans celui développé par l’Europe et le reste de l’Occident. M. Laroui invoque la nécessité d’une réconciliation de ces récits dont la narration doit être faite avant tout de manière humaine et non plus européo-centrée. En usant de vecteurs tels que l’éducation, les sciences ou encore la culture, ce rapprochement pourrait permettre en amont de minimiser fortement le message délivré par Daesh et son impact sur les populations.
Ce raisonnement a été repris par Alain Grignard qui privilégie une analyse trans-disciplinaire du processus de radicalisation et de popularisation de l’idéologie de Daesh. C’est par une culture de l’opposition qui trouve son terreau dans l’histoire, les enjeux socio-économiques, la politique et le religieux. L’objectif de Daesh – et d’Al Qaida – au-travers ces différentes références justifiant leur violence est d’en appeler à l’émotionnel : « l’émotionnalisation » du débat est en effet d’une part très complexe à traiter par les populations, les médias et par les politiques, et d’autre part, il tisse un lien étroit avec l’imaginaire. Les médias participent en effet à l’instauration d’un « climat anxiogène » et M. Grignard les qualifie de « toxiques », même s’il admet que la question de diffuser ou non certaines informations et / ou images reste complexe. L’omniprésence de la thématique du terrorisme, des attentats, des témoignages de victimes et de proches diffusée sur la quasi-totalité des médias participe également à la communication des groupes terroristes. Concernant le traitement assuré par la classe politique, très souvent pressée par l’opinion publique de trouver les coupables dans les plus brefs délais et d’édicter des mesures fortes visant à éviter que de telles tragédies ne se reproduisent, les dirigeants basculent généralement facilement dans le « populisme pénal » et des décisions prises dans la précipitation.

Le caractère central de l’imaginaire a été abondamment développé par Rachid Benzine : il s’agit selon lui du principal levier expliquant la popularité de Daesh et la capacité du groupe à rassembler des fidèles.
La pluralité des profils séduits par l’idéologie de l’Etat islamique (d)étonne : selon M. Benzine, cette popularité s’explique par l’appel à l’imaginaire que réalise le « récit théologico-politique » de Daesh. Ce discours repose sur quatre facteurs qui mettent en exergue l’inexistence de contre-offre proposée par le modèle européen et occidental : le Califat vient s’opposer au modèle démocratique et est érigé en organisation symbolique, religieuse, politique visant à lutter contre une démocratie qui ne tient pas ses promesses ; la dignité s’oppose à l’humiliation et permet de créer un sentiment de reconnaissance en plaçant l’auditeur en acteur ; la pureté ensuite revêt une importance toute particulière : l’autorité instaurée repose sur une catégorisation des populations visant à définir un ordre moral et légitimant l’usage de la violence ; une quête de sens enfin, non plus de la vie mais dans la mort. La civilisation européenne est perçue comme « bloquée », elle ne délivre plus d’ « objets de colère », d’où sa remise en cause globale.
M. Benzine souligne que ce type de discours peut faire sens peu importe la connaissance qu’à l’auditeur du Coran et de l’islam. Toutefois, il faut selon lui sortir d’une double déduction : Daesh et l’islam ne sont pas foncièrement sans lien et dire que l’Etat islamique n’a rien à voir avec l’islam ou qu’il a tout à voir avec cette religion serait adopter une position trop tranchée.
A la vue de l’importance de l’imaginaire, la fiction apparaît comme particulièrement adaptée pour présenter un contre-discours à Daesh. L’argumentaire de l’Etat islamique sur l’idéologie est complexe et peu de réponses ont été formulées. Cela s’explique par une non compréhension des problématiques initiales – l’importance de l’imaginaire, des propositions de contre-discours, les deux récits en opposition – mais aussi par une méconnaissance de la théologie, de l’islam et du Coran en particulier : les textes islamiques sont utilisés pour justifier les actes de Daesh et cela fonctionne car la grande majorité des cibles, mais aussi des journalistes et des politiques, a peu de connaissances sur ce sujet. Renforcer les connaissances sur ces savoirs est nécessaire par ne pas laisser ces « territoires imaginaires » être captés par Daesh en cas de sentiment d’exclusion. La culture et l’éducation sont également de nouveau invoquées, et M. de Kerchove évoque notamment un projet d’« Erasmus virtuel » réunissant ces deux éléments : fournir grâce au numérique des cours communs avec des professeurs communs à des élèves de différents pays. Cette proposition, très favorablement accueillie par les autres intervenants, pourrait constituer un moyen efficace de réconciliation et d’imbrication des récits européens et arabes.

La grande question qui se dégage de la stratégie adoptée par Daesh reste cependant celle-ci : qu’est en mesure de proposer la société européenne à sa jeunesse ? et quelles solutions sont envisageables une fois ce constat fait ?

Plusieurs pistes de réponses : le facteur théologique et la gouvernance étatique :

Occuper l’imaginaire, mettre en place des canaux d’information, d’éducation, des prestations culturelles constituent des actions de prévention. Or, la situation actuelle exige des réponses immédiates en parallèle de ces actions préventives élaborées dans une optique de moyen et de long termes.
La religion est rapidement mise sur le devant de la scène : pour M. Grignard, tout ramener au religieux est dangereux, cela doit rester dans l’intimité. Rachid Benzine lui oppose la nécessité de ne pas laisser ce facteur de côté sans pour autant se concentrer exclusivement dessus. Il ajoute la possibilité de mener un travail de réflexion et d’explicitation scientifique pour permettre aux populations de comprendre les processus utilisés par Daesh afin de pouvoir y faire face au mieux. La force du religieux n’est pas à négliger, il s’agit d’un « combustible » au même titre que le politique, le social ou l’économique. La sécularisation invoquée par M. Grignard conduit ces dimensions à s’ignorer, ce qui rend l’idéologie de Daesh si prégnante. Or, renforcer les connaissances et les savoirs sur le religieux constitue un devoir de l’Etat selon Mr Benzine dans la mesure où la dimension politique comporte une part variable certes mais bien présente de théologique : il s’agit d’une nécessité dans les régions le plus touchées par Daesh.
En complément, le coordinateur pour la lutte contre le terrorisme distingue trois types de facteurs sur lesquels Daesh s’appuie pour recruter : cibler des individus en proie à des problèmes d’identité et donc vulnérables, leur offrir une idéologie à connotation religieuse qui leur permet de se forger une appartenance et des facteurs qui facilitent l’approche de ces personnes tels que Internet, la prison ou encore les organisations salafistes. Ces vecteurs se balancent différemment suivant les zones et demandent donc des réponses dissociées : par exemple, en Turquie, la radicalisation emporte une dimension religieuse forte chez les Kurdes souvent érigée en opposition au PKK laïc, alors qu’en Europe, elle concorde davantage avec un environnement criminel. Deux autres facteurs expliquent cette popularité de Daesh, à savoir une augmentation du nombre d’Etats faillis, en mal gouvernance et pratiquant une violence d’Etat – il s’agit d’ailleurs des pays le plus touchés par les attentats terroristes – et les zones où les tensions religieuses entre sunnites et chiites sont le plus cristallisées et attisées par le jeu de certaines puissances régionales comme l’Arabie saoudite et l’Iran.

Comment parler et communiquer autour de Daesh, de la religion et du terrorisme ?

La communication actuelle développée par et dans les médias est très fortement ancrée dans l’émotionnel et l’imaginaire, mais elle a surtout le travers d’être simplificatrice et immédiate. Il s’agit en effet d’une thématique très complexe faisant appel à une multitude d’acteurs et de vecteurs. Dès lors, traiter ce type d’information dans l’instantanéité et la brièveté emporte une vision déformée, nécessairement tronquée de cet enjeu. M. Grignard dénonce une « mercantlisation » du terrorisme et des attentats. M. de Kerchove recommande donc une certaine ‘retenue’ des médias sur cette question, au profit d’une communication plus institutionnelle mais aussi, plus paradoxalement, émotionnelle. Il s’explique en reprenant Spinoza : pour lutter contre une passion, il faut proposer une autre passion. Or, donner des informations rationnelles, dépourvues de cette part d’émotion, ne touche pas le citoyen, ce n’est pas ce qu’il voit. Il souligne ainsi l’importance de travailler sur cet aspect de la communication européenne pour mettre en valeur les réalisations qu’elle a permises : les valeurs européennes ne sont pas en cause, seulement la manière de les expliquer en incluant en leur sein la part d’« islamité » et d’« arabité » qui font partie intégrante de l’Europe. Cela lui permettrait de dérouler un contre-discours faisant face à la fois à celui de Daesh mais aussi à celui des États-Unis dans la région.
Concernant le principal canal de communication de Daesh, Internet, le coordinateur à la lutte contre le terrorisme encourage vivement la coopération entre l’Union européenne et les grandes firmes du numérique. L’Union est selon lui un acteur crédible dans ce domaine et a entamé avec Europol un travail de dialogue avec les autres acteurs digitaux pour limiter l’apologie du terrorisme via Internet, avec des résultats très encourageants.

Voici donc les actions que peut mener l’Union européenne en son sein, mais lui est-il possible de jouer un rôle concret au Moyen-Orient, dans les régions que Daesh tente de conquérir ?
L’Union se pose en soutien de la coalition anti-Daesh dans la région. Messieurs Grignard et de Kerchove appellent l’Union à « présider » les négociations pour la paix pour se placer en tant qu’alternative vis-à-vis des Russes et des Américains. Or, est-ce réellement sa place ? Assurer une médiation, un arbitrage semblerait plus adéquat et pertinent dans le sens où décider à la place des principaux intéressés, est-ce bien le rôle de l’Union ? Soutenir les négociations, les parties dans leur reconstruction et leur processus de paix se rapprochent nettement plus des valeurs européennes, ce qui n’empêche nullement une prise de position des plus fermes via des actions réelles et concrètes, sur la situation à Alep par exemple.

Emmanuelle Gris
Kristell Prigent

Adeline Silva Pereira

Après avoir effectué la deuxième année du master Sécurité Globale analyste politique trilingue à l'Université de Bordeaux, j'effectue un stage au sein d'EU Logos afin de pouvoir mettre en pratique mes compétences d'analyste concernant l'actualité européenne sur la défense, la sécurité et plus largement la coopération judiciaire et policière.

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