L’article était achevé lorsque la nouvelle bouleversante pour l’Europe de l’élection de Donald Trump est tombée. Fallait-il différer la publication de l’article ? Nous avons choisi de le publier sans en changer un mot, ne serait-ce que parce que certains de ses aspects avaient un caractère prémonitoire et parce que le fait d’entrer dans une période de très grandes incertitudes ne justifierait pas un quelconque report car alors on ne fait plus rien dans l’attente d’une éclaircie ! Quand ? Quelle éclaircie ? Quelle stabilité retrouvée ?
L’information est bouleversante pour l’Europe parce qu’elle réfute ses valeurs, parce qu’elle oblige l’Europe à être un leader non choisi du camp des libertés démocratiques, leader non choisi mais aussi non préparé, trop habituée qu’elle était à s’abriter derrière la bannière étoilée. C’est donc aussi une chance à saisir. Le talentueux journaliste Nicolas Gros-Verheyden s’est exprimé dans un style plein de verdeur qui n’est pas celui habituel à Eulogos, mais il a son efficacité et sa pertinence : « Trump élu, l’Europe doit bouger ses fesses ».
C’est un avertissement incontestablement, l’expression d’un rejet profond, mais par quoi remplacer ce qui est aujourd’hui repoussé avec vigueur ? Nul ne le sait mais certainement pas par les fermetures, les replis qui isolent, pas plus que par la haine, la loi du plus fort, les discriminations, sources de conflits et de guerre.
Revenons au bilan du Post Brexit engendré lui aussi par les mêmes causes profondes. Ce que la Presse ne dit habituellement pas.
L’Union est aujourd’hui un espace économique unique et une communauté de valeurs unique. C’est un projet, mais c’est aussi un continent et l’un et l’autre doivent être protégés. L’Europe va-t-elle enfin tourner le dos à ses anciens démons, une Europe « acharnée à se détruire »(Ian Kershaw dans « l’Europe en Enfer ») Le Bilan d’aujourd’hui ne diffère pas fondamentalement de ceux faits à la veille du référendum, c’est dire que le Brexit n’était ni le problème, ni la solution malgré tout il a eu lieu. A-t-il d’une façon quelconque facilité la solution d’un problème ou plus simplement une meilleure prise de conscience ? Pas le moins du monde, pensons un instant à la crise migratoire, le Brexit a exacerbé les passions, éloigné d’une prise de conscience réaliste, entendre enfin ce que les responsables refusent à dire à leurs concitoyens. L’immigration ne va pas cesser : elle commence.
D’ici trente cinq ans, la population active d’une Europe vieillissante va passer de 270 millions à 200 millions. D’ici à 2050-2060, la population de l’Afrique( un milliard aujourd’hui) pourrait doubler…L’Europe de demain se construira sur ce défi des migrations : la gestion et l’intégration du grand flux migratoire va être la marque de ce siècle.
Les problèmes sont peu nombreux, persistants et pas franchement sur la voie d’une solution rapide. L’Union était et reste confrontée à une certaine dégénérescence morale, le syndrome de Korsakoff nous dit Guy Verhofstadt où le malade n’a plus de souvenirs et est incapable de se créer de nouveaux souvenirs. L’Union n’a pas de gouvernement de l’Euro. L’union n’a pas de budget. L’Union n’a pas de défense, ni d’armée. Ce sont les trois axes sur lesquels porter prioritairement l’action de l’Union pour préserver l’espace politique nécessaire à son autonomie de décision.
Le Brexit doit être utilisé comme un catalyseur du processus de réformes et non « comme un facteur de distraction permanente » (Martin Schulz).Pour l’instant (début novembre) nous sommes plongés dans l’incertitude la plus complète quant à l’issue aussi bien quant son contenu que quant à la à la date de son entrée en vigueur s’il doit un jour entrer en vigueur diront les esprits sarcastiques. L’Union ne doit donc pas se laisser détournée de ses tâches essentielles et donc poursuivre sa route sans dévier de ses grands principes établis par les pères fondateurs.
Finalement, comme pour la crise grecque, le Brexit apportera du positif. La crise grecque avait de façon impitoyable mis en lumière des défaillances ignorées jusqu’à aujourd’hui : l’absence d’une démocratie à part entière au sein d’un véritables espace politique européen. Le défi de l’euro est véritablement existentiel. Il est visible et ne peut plus être camouflé par des artifices techniques qui ont leur mérite et leur limite. La zone euro a besoin d’institutions propres, chargées de l’administrer, c’est-à-dire un gouvernement, un budget, une union bancaire, un mécanisme de stabilité, un pacte budgétaire européen, une capacité de prêt, une mutualisation des dettes souveraines, un seul représentant vers l’extérieur, des accord viables plus que des directives vagues, un Trésor public commun. Le tout doit être géré et contrôlé de façon démocratique . Cette vision exige , non pas un nouveau transfert de souveraineté comme il est dit souvent de façon rapide et paresseuse, mais un nouveau et authentique partage de la souveraineté au profit d’institutions démocratiques et représentatives. A défaut existe le risque de sombrer encore plus profondément alors que nous n’avons plus l’alibi de la présence anglaise.
L’Europe est un continent qui doit être défendu et protégé. « L’Union européenne doit disposer d’une capacité d’action autonome soutenue par des forces militaires crédibles, avoir les moyens de décider et d’y recourir et prête à le faire afin de réagir face aux crises internationales, sans préjudices des actions de l’Otan ». Cette déclaration n’est pas nouvelle, elle date de la fin de la guerre des Balkan de 1999.L’Europe doit enfin comprendre que « la récréation est finie » (Guy Verhofstadt), nous ne pouvons plus continuer à déléguer la résolution de nos problèmes de sécurité aux Etats-Unis. Une fois de plus nous n’avons plus l’alibi de la présence anglaise !
Sans budget, l’Union est tombée à un niveau de déchéance matérielle à peine croyable. A quoi sert d’élire un Parlement de manière directe, le Parlement européen ,s ’il n’a pas son mot à dire sur les recettes de son budget! Il ne dispose d’aucune compétence dans l’exercice de la tâche la plus essentielle d’une communauté démocratique. Mais peut-on dire qu’il y a un budget européen et que le Parlement européen joue un rôle essentiel, l’un n’allant pas sans l’autre. Mais il ne s’agit pas d’un budget européen mais « d’un fatras, nous rappelle Guy Verhofstadt, de donations et de subventions circulant entre les Etats membres nationaux, sans aucune valeur ajoutée ».Ce fatras c’est tout le contraire d’un budget qui financerait exclusivement des projets européens et des politiques européennes. Par exemple : financement des projets de recherche européens, établissement de réseaux transnationaux, infrastructures ferroviaires, l’Internet rapide à très haut débit, un réseau unique d’énergie dis posant des interconnexions nécessaires. Outre le soutien aux régions en retard, il convient de mettre en place une nouvelle capacité budgétaire pour faire face aux grands chocs économiques systémiques. Il faut également consacrer des moyens à la surveillance des frontières extérieures et au financement d’une défense européenne capable d’exécuter au nom de l’Europe des opérations militaires dans notre proximité géostratégique.
Bilan : quelques propos d’étapes
La prophétie selon laquelle le Brexit serait le point de départ d’un processus contagieux de sorties et de désintégration de la construction européenne ne s’est pas vérifiée. Bien au contraire les aléas actuels que connait le Royaume-Uni décourage des volontés déjà velléitaires. Le dernier en date est la leçon des juges qui ont sommé le premier ministre Theresa May de saisir le Parlement britannique avant d’enclencher l’article 50 de sortie de l’UE. La bataille politique est relancée alors que le référendum était censé l’avoir éteinte. Ultime ironie, la Cour suprême britannique pourrait saisir la Cour de justice de l’Union européenne, une juridiction avec la quelle tout « bon » britannique a promis de rompre, la Cour européenne deviendrait l’arbitre d’une quelle constitutionnelle britannique, la Cour européenne deviendrait l’arbitre, une humiliation suprême… L’europhobie que le Royaume-Uni possède dans ses gènes est à distinguer des poussées eurosceptiques contradictoires qui prospèrent sur le continent.
Le deuxième enseignement politique confirmé par les Eurobaromètres est que la perception citoyenne de l’appartenance de son pays à l’UE et des bénéfices qu’il tire de cette appartenance est demeurée positive tout au long de la dernière décennie dans l’écrasante majorité des pays membres et qu’elle s’avère même plus positive en 2015 qu’en 2015. L’idée selon laquelle appartenir à l’UE serait une mauvaise chose n’est partagée que par moins de 30% des citoyens de l’ensemble des 28 pays à la fin de l’année 2015.La volonté de continuer à faire partie de ;cette Union apparaît bien ancrée pour une majorité des citoyens ,même si elle n’exclue pas l’expression de vives critiques et des critiques grandissantes quant à la manière dont l’UE fonctionne et décide. La comparaison avec les gouvernements nationaux joue également en faveur de l’UE. Le cas de l’Europe centrale et orientale est significatif : des pays dont les désobéissances renouvelées et proclamées les mettent au bord de la sécession, un euroscepticisme exacerbé et pourtant les opinions publiques ne sont pas désireuses de quitter l’UE malgré les bravaches et provocations auxquelles elles se livrent. A l’évidence les conséquences seraient plus lourdes que la sortie britannique dont on n’a pas encore mesuré toutes les conséquences. C’est aussi cet attachement populaire qui explique pourquoi la zone euro n’a pas subi cet éclatement qui aurait été dramatique et que de nombreux mauvais augures ont prédit pendant de nombreuses années ,au point qu’ils finissaient même par le considérer comme acquis. L’absence répétée de réponse rapide de l’Union aux questions posées et la dégradation de l’image de l’UE exaspèrent mais sans aller jusqu’à une demande de sortie.
Parmi d’autres effets, un changement est attendu : la « relation spéciale » ambiguë entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis sera mise à l’épreuve remplacée par l’axe franco-allemand qui ne devra plus affronter les menaces de veto pour la monnaie, le budget et la défense, ni surpasser les tentatives répétées du Royaume-Uni de rechercher des alliances au prés des dissidents de l’Europe centrale et orientale et nordique. Ces derniers doivent affronter leurs propres contradictions. Certes les uns et es autres participent largement à cette défiance généralisée à l’égard des élites, les élites politiques en particulier mais pour les uns l’Union est trop ouverte et trop généreuse, pour d’autres son austérité punitive est insupportable.
Le sommet de Bratislava, si redouté avant sa tenue, s’est terminé par un soupir de soulagement : ce ne fut pas un moment magique, mais certains ont parlé de déclic, à confirmer par les prochains sommets, si on a pu noter la colère d’après de Matteo Renzi ou les déclarations tonitruantes des pays du Visegrad, tout cela fut considéré comme « business as usual ».
Le Brexit un tremblement de terre ? en tout cas la faille sismique existe depuis l’origine et une constitution non écrite et une démocratie parlementaire forte s’accommodent mal de la machinerie politico-administrative bruxelloise. Il faut en prendra acte mais en soulignant qu’elle est tempérée par le Parlement européen et les Cours souveraines européennes : Cour de Justice de l’Union européenne(CJUE) et Cour européenne des droits de l’homme (CEDH)
Un observateur blasé pourrait conclure par » ce n’est qu’une crise de plus et l’Europe n’a progressé que par crises », mais dans le cas présent elle se combine avec d’autres, dont la plus redoutable restent les transformations du monde qui l’obligent à s’arracher à son inertie, à s’émanciper du carcan américain, à réaliser une communauté de destin, à réaliser un modèle de société, d’abord pour elle-même beaucoup plus que pour les autres, à développer une autonomie stratégique nécessaire pour se préserver et s’affirmer dans le monde.
A l’heure où le Royaume-Uni envisage fortement de quitter le Conseil de l’Europe (une créature de Winston Churchill !) il faudra que l’Europe recommence à respecter partout l’Etat de droit. L’Union européenne est fondée sur l’Etat de droit serait-il nécessaire de le rappeler ? Voir qu’aujourd’hui certains Etats membres se distinguer en ne respectant plus la norme européenne est insupportable. Alors qu’ils quittent l’Union avant d’en être chassé. Cet autre Brexit ,s’il survenait, marquerait une plus profonde césure, irréparable, elle. Un mauvais exemple, un exemple désastreux.
S’éloigner de cet Etat de droit par exemple en matière d’immigration de discrimination à l’égard des personnes vulnérables, selon le sexe, l’âge ou l’origine ethnique, fait que nous nous heurtons au manque de solidarité dont font preuve certains nouveaux Etats membres, qui restent fermés à la réalité multiculturelle d’une Europe ouverte : ils ont de réflexes nationalistes, racistes dont ils n’ont d’ailleurs pas l’exclusivité. Remarquons que le Brexit a été l’occasion de voir ressurgir des comportements que l’on croyait appartenir à un autre âge.
Continuer à appartenir à l’union européenne c’est développer sa capacité à regarder davantage vers l’extérieur et d’abord vers son voisinage immédiat devenu particulièrement instable. Cette attitude déterminera pour une bonne part le destin des européens du XXI ième siècle.
L’évolution des crises à venir dépendra beaucoup de la capacité des leaders européens et des citoyens de l’UE à regarder davantage ou plus attentivement vers l’extérieur, d’abord vers son voisinage si instable. Là résident persévérance, sérénité apaisante et donc possibilité de progrès, de convergence entre les grands ensembles dans une gouvernance globale. L’Europe, à l’évidence, à tout intérêt à éviter toute bipolarisation de type « guerre froide » qui cette fois pourrait tourner à une confrontation stratégique à l’issue hasardeuse.
Faire l’Europe aujourd’hui, avec son modèle économique et social propre, avec sa défense commune, c’est préserver la paix et la prospérité du monde, c’est l’apporter là où elle n’existe pas ou imparfaitement. A l’heure où l’avenir des Etats-Unis soulève beaucoup de questions, le Monde à besoin d’Europe tout autant que chaque citoyen en Europe.
Seule une Europe ayant réalisé son unité politique pourra affronter ce monde nouveau, plein d’inconnues dans un rapport de force avantageux pour elle, réguler son économie dans un monde globalisé et fragmenté tout à la fois. Le « souverainisme » n’est possible qu’au sein d’une Europe unifiée. Proclamer un « Global Britain post-Brexit » dans l’euphorie du Congrès du parti conservateur britannique, c’est « du bluff ! » a pu écrire un observateur particulièrement averti, Pierre Defraigne.
Faisons donc l’Europe ! « Le peu , le très peu que l’on peut faire, il faut le faire quand même » attribué à Ciceron.