Avertissement aux lecteurs : ce texte n’a pas d’autre objectif que celui de susciter le débat et la controverse, notamment en vue des prochaines tables rondes et Workshops. Ce texte est donc appelé à évoluer en fonction des discussions et des contributions écrites des uns et des autres.
Introduction générale
Face à la régression de la démocratie référendaire, le référendum est-il un bon instrument démocratique ou un auxiliaire des régimes autoritaires eurosceptiques ? C’est l’actualité qui nous pousse à poser la question. La question n’est pas théorique, tant la mode référendaire s’étend en Europe avec la volonté des citoyens, mieux informés et plus avertis, de participer à la décision. Sous une fausse apparence technique, le sujet de la Conférence cache une ambition politique qui est grande car il est imbriqué dans une préoccupation grave : comment rénover la participation citoyenne pour donner une nouvelle vigueur à la démocratie. Une autre raison s’est imposée peu à peu, sous le poids des évènements et d’une actualité encore chaude : la peur d’un conflit de légitimité. Des décisions prises au niveau européen selon le fonctionnement normal des institutions seraient contestées, battues en brèche par une autre source de légitimité : le référendum national, d’initiative populaire ou autre.
Comment se pose le problème ?
On est confronté aux déclarations les plus contradictoires, les plus diverses ou les plus surprenantes sur le sujet. Cela va du « non au référendum » ferme, au « peut-être à la condition de… » ; d’autres, plus rares, voudraient que l’on réforme en profondeur le déroulement du référendum qui serait alors fermement encadré par de solides garde-fous qui empêcheraient dérives et malveillance politique ou arrière-pensées. Reste l’exception, ceux qui, comme Pierre Defraigne, se plaçant dans la tradition des pères fondateurs et du modèle communautaire, sont ‘pour’, mais dans le cas de ratification, le même jour, par tous les peuples, d’une avancée majeure de l’intégration politique, sans exclure des référendums thématiques qui, eux, servent d’école d’apprentissage d’une conscience européenne car ils devraient porter uniquement sur de grandes politiques. Jadis, la politique agricole commune fut un prodigieux accélérateur de l’intégration européenne. Peut-on aujourd’hui imaginer un équivalent ? l’Europe de la défense ? l’Europe du numérique ? L’Europe des migrations ? Le défi climatique ? La possibilité de constituer des listes transnationales aux élections européennes ?
Des positions surprenantes existent : ainsi Robert Fico, Premier Ministre slovaque, alors président en exercice du Conseil et eurosceptique notoire, a déclaré dans la même phrase et devant le Parlement européen, en se référant aux sentiments partagés par les citoyens, que l’avenir de l’UE devait passer par moins d’intégration et il a sommé les dirigeants nationaux d‘arrêter de se servir de l’Union pour régler les problèmes nationaux surtout au travers des référendums. En apparence, des propos frappés d’expérience et de sagesse. Que n’en a-t-il fait meilleur usage ?
Il est donc utile de présenter toute la panoplie des positions, pour les comparer, les opposer, en dégager les dominantes et si possible esquisser des recommandations à approfondir au cours d’autres tables rondes.
Thierry Chopin, de la Fondation Robert Schuman, a fait remarquer dans un article que « considérer que seul le référendum serait démocratique conduit à une simplification abusive de ce qu’est la démocratie. »
Tout peut-il relever d’un référendum ? Ce serait excessif, contre-productif et, à y bien réfléchir, la tenue d’un référendum n’est en effet souvent que la preuve d’un déficit démocratique, fait remarquer Jean-Dominique Giuliani, Président de la Fondation Schuman, qui ajoute : « autant s’en remettre aux sentiments populaires éclairés par les tweets ».
La sagesse de la bonne gouvernance devrait inciter les gouvernants à éviter de mettre en contradiction des élus légitimes et des votes populaires qui sont tout autant légitimes. Or ce n’est pas le cas, loin s’en faut. Les risques ne font que grandir.
Les insuccès ne découragent pas. Au cours de ces derniers mois, qu’avons-nous constaté ? Les Pays-Bas ne savent comment résoudre la contradiction entre le vote de leur Parlement et un référendum d’initiative populaire sur l’accord d’association avec l’Ukraine. Faut-il évoquer le Royaume-Uni empêtré dans la mise en œuvre du référendum sur le Brexit, lui aussi purement consultatif ? Quand ? Comment une solution pourra-t-elle se dégager ? Les paris sont ouverts. L’échec référendaire de Matteo Renzi est trop récent pour mériter d’être évoqué. La Suisse, mère du référendum, ne sait pas comment concrétiser des résultats déjà anciens demandant de sortir des accords de Schengen. Comment concilier le respect de la volonté « populaire » avec le souci de ses dirigeants de conserver le contact et les meilleures relations avec l’Union européenne ?
Chaque cas mérite d’être étudié soigneusement, mais toujours est-il que l’on constate de façon répétitive que, pour de nombreuses raisons ne touchant généralement pas à la question posée, les citoyens disent « non » à ceux qui les consultent. Un Viktor Orban n’échappe pas à la règle : cette fois-ci les Hongrois ont voté avec leurs pieds et ne se sont pas dérangés ; le quorum n’étant pas atteint, et de beaucoup, ce fut l’échec. Robert Fico n’a pas, lui non plus, échappé à la sanction par l’échec avec son référendum sur le mariage homosexuel. De telles situations obligent les gouvernements à de bien curieuses acrobaties pour se rétablir. Pensons un instant à ce qui allait devenir le traité de Lisbonne : si la réponse est négative, on fait voter une seconde fois !
Quand le populisme s’invite dans le débat
Réfléchir au référendum se complique singulièrement, car ce n’est pas un produit pur de tout alliage : des interférences fortes se produisent avec le phénomène du populisme et avec la recherche de nouvelles formes de participation citoyenne pour donner de nouvelles forces à la démocratie. Les partis, les consultations traditionnelles au travers des élections sont discrédités. Un discrédit tel que certains en viennent à considérer le tirage au sort avec une certaine complaisance. Nous ne pouvons pas éviter d’évoquer ces deux sujets d’une grande importance, mais sans trop s’y attarder. Ils restent à la marge de notre sujet et ils pourront être approfondis à l’occasion de prochaines tables rondes.
Un mot sur le populisme, il reste incontournable : nous nous référons au livre récent, concis et subtil, de Jan-Werner Müller : « Qu’est-ce le populisme ? Définir enfin la menace ». Il nous met en garde car il recouvre des phénomènes différents, des interprétations tendancieuses pleines d’arrière-pensées. Il reconnaît que « les partis établissent comme bon leur semble l’accusation suprême de populisme dans le but de réduire au silence toute critique des rapports néo-libéraux dominants ». Faut-il rabaisser par ce qualificatif de « populisme » tout « non » à un référendum européen au point de le contourner lorsqu’il survient ? Esquissant une théorie critique du populisme, il fait remarquer que le « populisme n’est pas en soi démocratique et tend même sans aucun doute à être anti-démocratique (…). Les populistes, contrairement à une opinion largement reçue, peuvent tout à fait gouverner et imposer la politique qui leur semble devoir être mise en oeuvre ». Au final, il n’y a rien de bon à en attendre car le « populisme tend toujours à être hostile à la démocratie. Il viole la démocratie représentative pluraliste, le populisme serait le seul à représenter le peuple ? ». Pour reprendre la phrase restée célèbre de Giscard d’Estaing jetant à la figure de François Mitterrand lors de leur célèbre duel télévisé : « vous n’avez pas le monopole du cœur », on peut être tenté de dire : « Populistes, vous n’avez pas le monopole du peuple ». Tentent-ils de discréditer les institutions démocratiques parce qu’elles leur échappent régulièrement ? Jan-Werner Müller va plus loin : il appelle à ne pas commettre l’erreur de créer « l’amalgame entre les formations populistes et des partis qui souhaiteraient seulement concevoir différemment l’intégration européenne (…). Dans la configuration qui est actuellement la sienne, l’Union européenne se mine lentement elle-même et elle n’a vraiment besoin de personne pour le faire à sa place ». Une analyse claire et pénétrante qui débusque les populistes dans leurs motivations profondes et leurs comportements. L’auteur nous met en garde : les populistes ne doivent pas devenir des boucs-émissaires. Ce sont les dirigeants actuels ou passés qui font la fortune politique des populistes, tel l’ancien président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, par exemple, qui, par sa tentative de « recyclage » dans le secteur bancaire, justifie a-postériori tous les eurosceptiques.
Retour aux fondamentaux
Ces quelques considérations esquissées nous font prendre conscience de l’importance de la dimension populiste dans notre débat, mais son ampleur en fait un candidat naturel pour une autre table-ronde. Aujourd’hui, la conférence porte sur le référendum et le thème est à lui seul suffisamment riche pour qu’on se concentre sur lui seul : la preuve en est le nombre d’articles suscités sur le sujet et la qualité de leurs auteurs. Le coup d’envoi a été donné par Jean Quatremer dans « Libération » du 8 juillet 2016. Dans l’article intitulé « Le référendum n’est pas le climax de la souveraineté populaire », il met en garde contre les illusions et les dérives d’une démocratie par référendums. Au fond, il n’est pas loin de dire : n’y a-t-il pas pire illusion ou tromperie de la démocratie que de faire croire aux citoyens qu’ils sont légitimes à commander, à agir sur des mécanismes qu’ils ignorent ou ne comprennent pas ? Le premier à réagir a été Emmanuel-Just Duits dans le « Causeur » du 28 juillet : « après le Brexit, inventer une démocratie éclairée. Ni populisme, ni gouvernance des experts». Inventer une nouvelle démocratie, c’est une conclusion qu’il avance et que nous pourrions peut-être suggérer de reprendre au terme de nos débats. Pour sa démonstration, Emmanuel-Just Duits convoque Platon, Montesquieu, Habermas : « Le souci de voir être contenus les excès de la majorité par une élite éclairée est bien à la base de nos systèmes. Afin de prévenir l’émergence de la démocratie directe, les législateurs ont ménagé un jeu de contre-pouvoirs. Les institutions, les groupes d’élus qui en émanent, les experts qui n’ont d’autre mission que d’éviter le basculement vers la folie collective (…) la démocratie participative doit être encadrée et certains droits fondamentaux inscrits de manière intangible », des droits quasi constitutionnels.
Paroles d’experts
Ce problème du référendum, son opportunité, ses modalités, ont fait l’objet de prises de position expertes qui couvrent tout le spectre des possibilités : tour à tour, Jean-Louis Bourlanges (fermement opposé à son usage), Charles Wiplosz (séduit par certains de ses avantages), Gérard Grunberg, Elie Cohen et Bernard Manin (collectivement très réticents avec une argumentation étoffée). C’est Laurence Morel (Maitre de conférence à l’Université de Lille et chargée de recherches au Centre recherches politiques de Sciences-Po Cevipof) qui développe l’analyse la plus aboutie en faveur du référendum, les « opposants » ou réticents restant les plus nombreux.
Jean-Louis Bourlanges, de façon claire et concise, a défini le périmètre occupé par la controverse : « Le référendum n’a pas pour objet de permettre aux gens d’exprimer leur mauvaise humeur, mais de donner aux citoyens le pouvoir de faire un choix net entre deux options précises. La question posée doit être précise. La question posée doit être claire et comporter une alternative intelligible. Ce qui, l’embarras post électoral des brexiteurs l’a surabondamment montré, n’était pas vraiment le cas le 23 juin outre-Manche, dans la mesure où personne n’avait la moindre idée de l’étendue, du contenu et des modalités de la rupture éventuelle entre le Royaume-Uni et ses futurs anciens partenaires. 2016 confirme les enseignements de 2005 et souligne l’absurdité du recours à un dispositif aussi brutal et grossier pour prendre des décisions complexes au sein d’un ensemble associant une trentaine de peuples distincts ». Le référendum est devenu pour lui une arme de destruction massive, une double peine cumulant les voix négatives des opposants au gouvernement et celle des opposants à la proposition soumise aux votes. En tout cas, il devrait exclure le travail normatif de l’Etat, le travail budgétaire ou le travail « international ordinaire ». Jean-Louis Bourlanges reproche à Charles Wyplosz de croire que le peuple a toujours raison et les élites toujours tort et plus particulièrement les élites parlementaires. Pourquoi admettre que le référendum commettrait moins de dommages que des élections parlementaires générales ? Que dire des risques de dérives plébiscitaires qui ont laissé de sinistres souvenirs ? Dans le référendum, il y a un relent d’antiparlementarisme. En déresponsabilisant le citoyen, il accroit les chances des options déraisonnables. Ce n’est pas par hasard que le référendum rencontre une certaine faveur : la méfiance à l’égard du personnel politique est forte, grandissante, générale. Jean-Louis Bourlanges reconnaît néanmoins trois mérites au référendum : besoin de proximité, besoin de légitimation, nécessité de trancher un conflit ne pouvant être soumis à l’arbitrage parlementaire. L’usage du référendum ne peut être banalisé comme en Suisse, où coexistent de grandes questions et des affaires « mesquines ».
La critique la plus décisive aux yeux de Jean-Louis Bourlanges est que le référendum a un grand pouvoir de séduction auprès des souverainistes, car il enlève aux institutions européennes une bonne part de leur légitimité. Le référendum est pour lui un système primitif : il combine l’absence de prise de décision à la majorité qualifiée, l’absence du pouvoir d’initiative d’une institution commune, la Commission, l’absence de toute intervention de la Commission pourtant investie, contrôlée et éventuellement censurée par les autres institutions, l’absence de préparation en commun, l’absence de contrôle juridictionnel par une Cour de justice puissante et respectée, etc. Une décision arrêtée dans de telles conditions pourrait s’opposer à une décision arrêtée selon le schéma traditionnel de la méthode dite « communautaire » : un tel schéma ne peut que susciter de la méfiance, et le mot est faible.
En défense du référendum, le champion de la cause est Charles Wyplosz, dont on peut dire que l’opposition à Jean-Louis Bourlanges est frontale, même s’il reconnaît que Wyplosz ne nie pas les inconvénients, mais les minimise. La supériorité du débat parlementaire sur le référendum ne résiste pas à un examen, fût-il rapide, pense-t-il : pour preuve, l’adoption en France de la loi sur le travail, dite loi El Khomri. Eviter les passions populaires qui s’emparent des référendums ? Mais c’est permettre à ces passions de réapparaitre dans les élections législatives avec des conséquences bien plus redoutables : instabilité législative, lenteur, inflation législative avec des lois bavardes, arrivée au pouvoir des populistes avec leurs propositions simplistes. Ce qui compte, ce n’est pas le référendum en soi, mais l’usage qui en est fait et tous les pays peuvent apprendre à bien l’utiliser. A la différence de la loi, le référendum crée quelque chose d’irréversible. Il n’y a là aucune fatalité, nous dit Wyplosz. Le référendum évite d’incessantes lois de circonstances. L’impréparation, l’absence de connaissances des citoyens disqualifierait le référendum ? « Si les élites ne peuvent pas expliquer leurs choix au peuple , ce n’est pas un problème structurel de la pratique du référendum, « c’est une profonde insuffisance du personnel politique et de leurs techniciens, (…) parce qu’ils ont cessé depuis longtemps de comprendre comment vit le peuple ». D’où sa conclusion : « ce n’est pas ,bien sûr, une panacée. Elle doit s’inscrire dans une tradition et des institutions adaptées » .
C’est Laurence Morel qui, dans deux articles publiés par le journal le Monde du 8 décembre 2016 et 25 février 2017, se rapproche le plus des considérations de Charles Wiplosz. Les titres des deux articles résument bien sa pensée : « le référendum a un vrai potentiel démocratique », « refuser un référendum reviendrait à pratiquer un déni de démocratie ». Sa conclusion est qu’il est nécessaire de redéfinir les règles en encadrant davantage le vote direct des électeurs, ce qui d’ailleurs la rapproche des « opposants » qui ne sont pas tous franchement hostiles. Le caractère plébiscitaire ne discrédite pas pour autant le référendum à la condition que cet outil soit irréprochable du point de vue de sa qualité démocratique. Il est essentiel que les réformes proposées soient claires dans leur contenu et leurs implications, qu’elles bénéficient de vraies campagnes d’information objectives et pluralistes, que les ressources publiques soient réparties équitablement entre le camp du oui et celui du non. Analysant le référendum perdu par Renzi, elle explique les raisons de son échec : « il a voulu combler un certain manque de légitimité par une sorte d’adoubement populaire ». Cette dérive ne lui a pas porté chance. En France, le référendum a longtemps été assimilé au plébiscite bonapartiste : cette vision lui semble très exagérée et cet argument est en passe de perdre une bonne partie de sa pertinence et d’être agité par les opposants. Le référendum, une manœuvre politicienne ? Certains répondent indubitablement à des calculs politiciens mais ne peuvent être ramenés à cette seule interprétation, tel le référendum lancé par François Mitterrand pour ratifier le Traité de Maastricht qui divisait ses adversaires mais qui avait aussi une dimension touchant incontestablement à la grande politique européenne.
Dans son projet présidentiel, François Fillon propose cinq référendums (organisation territoriale, immigration, égalité stricte des règles de retraite, équilibre budgétaire, réduction du nombre de parlementaires), Marine le Pen préconise également (Frexit, rétablissement de la peine de mort, etc.). C’est une déviation ou un glissement insidieux. Pour Laurence Morel, il faut introduire un contrôle constitutionnel a priori. Ce serait une régression de la démocratie référendaire : le référendum ne fait pas nécessairement avancer la démocratie, il existe des exemples qui la font reculer. Outre le contrôle constitutionnel a priori déjà évoqué, Laurence Morel estime que le pouvoir d’initiative du président français est excessif et devrait « être bridé » ; elle fait remarquer que le Parlement n’a rien à dire, ni sur l’organisation, ni sur le projet de loi proposé par le Président. Laurence Morel suggère de donner la possibilité à une minorité parlementaire opposée au projet de déposer un contre-projet qui serait soumis le même jour au vote populaire. Il convient de ne pas perdre de vue qu’un référendum peut éteindre un conflit inutile, au moment où la démocratie représentative voit sa réputation malmenée. Evitons les procès d’intention à l’égard des initiateurs. « Il serait temps d’en finir avec ce déni du référendum, ancré dans le souvenir d’une pratique antérieure souvent abusive, mais révolue, ainsi que dans les réticences d’une élite convaincue d’avoir toujours raison contre le peuple ou prisonnière d’une vision stérilisante de la démocratie ». A son avis, le référendum « a un vrai potentiel démocratique s’il est correctement utilisé. Il faut l’entourer de toutes les règles et précautions pour qu’il puisse se libérer ».
Défauts et théorèmes
Elie Cohen, Bernard Manin et Gérard Grunberg se sont mis ensemble pour rappeler les « graves défauts inhérents à la procédure référendaire ». Ces défauts sont au nombre de quatre, le tout étant encadré par deux théorèmes à ne pas perdre de vue :
-. Le premier défaut ,c’est son caractère « manichéen » pour des questions complexes difficiles à transformer en choix binaire alors que, font-ils remarquer, le référendum privilégie dans le choix de la solution l’affrontement plus que la recherche du compromis. Il faudrait s’assurer, ce qui n’est pas toujours le cas, loin s’en faut, que les problèmes aient été bien étudiés pour garantir la clarté, le raisonnable. La délibération préalable que l’on connaît dans une procédure parlementaire est ici très difficile à assurer. Les acteurs sont dans des situations trop inégalitaires, qu’il s’agisse de l’électeur, du rédacteur du projet de référendum ou de celui qui le soumet à l’adoption. Sur des sujets de grande importance, les risques de fractures au sein de l’opinion sont beaucoup plus grands que dans le cas d’une décision à la majorité qualifiée qui garantit mieux une décision large et incontestable.
-. Le deuxième défaut c’est ce que les auteurs appellent l’irréversibilité du choix effectué : difficulté, mais non impossibilité, de consulter une seconde fois l’électeur, difficulté de corriger les erreurs, les impulsions du moment. Pas de seconde lecture, pas de vote indicatif préalable.
-. Le troisième défaut est lié aux difficultés à formuler « clairement et honnêtement » la question à soumettre aux électeurs. Une question simple appelant un choix clair, non biaisé. Mais quelle autorité de contrôle pour se prémunir d’un risque assez évident et fréquent ? Les auteurs ne le disent pas.
-. Le quatrième défaut, lui aussi bien connu, relève de la pluralité des significations que l’électeur peut donner à son vote soit, disent les auteurs, « parce qu’il ne la comprend pas, soit parce qu’il la réinterprète dans le sens de ses préoccupations ».
D’où le premier théorème de Cohen-Grunberg-Manin : plus le référendum concerne une question générale qui ne renvoie pas à quelque chose de facile à concrétiser et de connu pour l’électeur, plus ce dernier est tenté de ne pas répondre à la question.
Un second théorème : ne pas demander aux citoyens de résoudre des problèmes qu’ils sont incapables de résoudre ou de vouloir régler leurs problèmes politiques internes .
En conclusion, le référendum est une procédure dangereuse et les grandes démocraties seraient mal avisées de faire du référendum un instrument ordinaire de gouvernement. Dans certains cas le référendum peut avoir des avantages : la légitimité supérieure qu’il confère (adoption d’une constitution, ratification d’un traité majeur) donne un poids plus lourd que ses défauts. « L’usage du référendum doit demeurer exceptionnel ».
Après ce passage en revue de différentes positions, constatons que manquent au rendez-vous ceux qui veulent réformer, moderniser le référendum. Puisqu’il est « défectueux », disent à l’unisson Elie Cohen, Gérard Grunberg et Bernard Manin, alors réformons-le ! A l’exception de Laurence Morel et de Jean-Pierre Cicchelero, dans un aide mémoire non publié, peu se sont risqués dans cet exercice périlleux. Jean-Pierre Cicchelero aborde successivement les buts du référendum, les moyens à mettre en œuvre pour le lancer, qui prend l’initiative, quel emploi faire du référendum, les compétences. La piste indiquée par Laurence Morel, consiste à exploiter les rapports détaillés de la Commission de Venise du Conseil de l’Europe (Commission européenne pour la démocratie par le droit) sur les bonnes pratiques référendaires.
« La morale » de l’histoire est à rechercher du côté de Jean-Louis Bourlanges, à qui nous empruntons l’image du référendum comme étant un alcool à consommer avec modération.
Nous trouvons une réserve plus grande encore chez Pierre Moscovici qui, dans son récent ouvrage S’Il est minuit en Europe, consacre, en plus d’une cinquantaine de pages faisant « Face aux populismes », un chapitre intitulé « Une saison de référendums ». Il y fait une chronique ainsi qu’une analyse détaillées du Brexit, de son processus et de ses conséquences en s’efforçant d’en tirer une conclusion : « Sur la substance, il faut cerner ce qui, dans le vote du Brexit, n’est pas propre au Royaume-Uni mais est au contraire une angoisse, une défiance ou un rejet communs à d’autres pays européens. Cela implique de faire une plongée dans la nébuleuse des populismes en Europe, – la seule galaxie en expansion rapide ces dernières années. Sur la méthode, il faut prendre très au sérieux la question de l’expression démocratique. Cela exige d’expliquer pourquoi la contagion référendaire serait mortelle pour l’Europe, mais aussi d’apporter des réponses concrètes à la volonté de débat sur l’Europe qui s’exprime sur le continent, y compris au sein des pays fondateurs ». Parmi les extraits les plus significatifs, citons « Quand les apprentis sorciers jouent avec la nitroglycérine » ; « Le référendum est aussi un instrument de déformation et de désinformation massive » ; ou encore : « L’Europe mérite un débat approfondi, pas un combat d’émotions confuses autour d’enjeux simplifiés, solubles dans des clichés, qui se conclut comme un jeu télévisé ».
Sa conclusion est nette : « Le temps est venu de répondre aux discours des populistes européens bien plus agressivement […]. Si certains jouent sans règles, organisons la riposte au lieu de nous laisser emporter par les mensonges ».
Conclusion : quelques pistes pour demain
Incontestablement, il faut sortir de la série des référendums bâclés soumis aux passions. Faut-il limiter les référendums et leurs sujets possibles, comme le souhaiteraient ceux que l’on est tenté de qualifier, peut-être rapidement, les eurocrates, technocrates ou experts ? S’ils concernent l’Europe, faut-il au préalable recueillir l’avis la Cour de Justice européenne ? Faire un saut vers une nouvelle phase de la démocratie, en inventant de nouveaux espaces délibératifs préparant les décisions et pouvant à l’occasion prendre des décisions ? Les propositions à cet égard fourmillent. Toujours est-il qu’on ne peut continuer à opposer les « populistes », qui réclament à tour de bras référendums sur référendums, aux « experts », qui voudraient les encadrer par des garde-fous contraignant de plus en plus la parole et les décisions des citoyens européens.
A cet égard, l’Union européenne se trouve à la croisée des chemins : soit elle continue à donner l’impression de déposséder de leur pouvoir les citoyens au bénéfice d’experts capables se s’y retrouver dans le maquis des structures, des procédures et de la réglementation ; soit elle contribue à mettre en place de nouveaux mécanismes permettant aux citoyens de prendre des décisions animées par la raison et la connaissance au travers de procédures innovantes. Arriverons-nous à mettre sur pied ce nouvel outil du débat méthodique, délibérant et décidant, auxiliaire incontournable des institutions actuelles ? Toute la question est là ! La survie de l’Union est peut-être à ce prix.
La question se pose à un moment particulièrement difficile caractérisé par une grande volatilité à tout point de vue : volatilité politique de recomposition des forces politiques (clivages, contenus idéologiques, alliances), volatilité conceptuelle avec ses risques (nouvelle ère médiatique « post-vérité », « faits alternatifs »), volatilité institutionnelle : l’UE peine à réformer sa loi électorale du fait du blocage par le Conseil (formalisation des Spitzenkandidaten, alors que cette formule a rencontré un réel succès auprès des électeurs ; constitution de listes transnationales, seuil minimal de suffrages ; possibilités pour des citoyens européens résidant dans des pays tiers de participer à l’élection du Parlement européen…). Enfin, surpassant le tout, l’opposition du peuple aux élites, c’est une distinction trompeuse et dangereuse : quel peuple et quelles élites ? s’interrogent Gérard Grunberg et Thierry Chopin. A côté des clivages traditionnels apparaît également un nouveau clivage qui est en train de prendre une très grande importance : le niveau des études, qui -conditionne le sentiment de dépossession de son univers traditionnel que l’on croyait maîtriser. L’année en cours, 2017, et celle qui la suivra seront vraisemblablement un tournant dans le fonctionnement de nos démocraties au sein de l’Union européenne.