Le nombre impressionnant de lobbies présents à Bruxelles est une réalité bien connue et acceptée par l’Union européenne et ses institutions. Presque 30.000 lobbyistes travaillent au sein d’organismes privés dans la ville belge qui ne compte qu’un million d’habitants. C’est quasiment autant que la totalité des employés de la Commission européenne. Les lobbyistes occupent donc une place primordiale au cœur de la capitale européenne malgré le fait qu’ils sont constamment critiqués par la société civile, ce que nous aurons l’occasion de découvrir au fil de cet article.
En février 2016, les lobbies étaient plus de 8.000 à Bruxelles mais qu’est-ce qu’un lobby exactement ? D’après le site du Parlement européen, ils peuvent être définis de la manière suivante : « Le terme lobbying vient du mot lobby qui désigne en anglais un espace dans lequel les membres du Parlement sont accessibles avant ou après les débats parlementaires. L’action est essentiellement comprise comme un effort concerté d’influer la formulation des politiques et le processus décisionnel, en vue d’obtenir des autorités gouvernementales ou des représentants élus un résultat spécifique »
Les lobbies ont donc pour vocation d’influencer les parlementaires et les commissaires. Le Parlement européen et la Commission sont les institutions en ligne de mire pour les lobbies de tous horizons. Leurs spécialisations sont diverses mais les secteurs privilégiés par ces groupes d’intérêt sont l’énergie, le secteur agro-alimentaire ou encore le tabac.
Dans cet article, nous nous concentrerons davantage sur les lobbies du sucre et du tabac qui défraient souvent la chronique et qui sont cités de manière régulière dans les plaintes émanant de la société civile. Ces lobbies sont connus comme se voulant particulièrement influents au niveau européen comme au niveau international et nous allons décortiquer leur comportement sur le terrain.
Le sucre, une industrie bien huilée
Le lobby américain « Sugar Research Foundation » (SRF), actuellement renommé « Sugar Association », a rémunéré, en 1967, trois scientifiques de la prestigieuse université de Harvard. Ceux-ci étaient chargés de publier un rapport scientifique favorisant le sucre et présentant le cholestérol et les lipides comme principaux facteurs de l’obésité et des maladies cardio-vasculaires. Ce rapport a été publié dans la revue médicale « New England Journal Of Medicine » et a été relayé dans plusieurs médias importants de l’époque.
Cette publication signe le début du lobby du sucre au niveau mondial. Pendant les années qui suivirent, la consommation de sucre n’était pas considérée comme dangereuse et ne devait donc pas être stoppée ou réprimée. Dans l’esprit commun, le sucre n’était pas responsable des problèmes de poids et a donc été consommé de manière exponentielle, une aubaine pour les lobbies concernés.
Le marché du sucre européen n’est pas en reste et représente un investissement conséquent pour le lobby du sucre. En effet, l’Union européenne est le premier producteur mondial de sucre de betterave et cela représente 50% de la production totale. La production de sucre pour les années 2016 et 2017 est de 16,84 millions de tonnes et pas moins de 145.000 producteurs de sucre de betterave sont dénombrés, ce qui a créé 28.000 emplois directs et encore beaucoup plus qui sont dérivés de ceux-ci.
Les lobbies au niveau européen sont présentés comme des groupes d’intérêt offrant une expertise qui leur servira à mettre en avant leurs principales préoccupations. Le domaine de l’agro-alimentaire et surtout celui du sucre peuvent donc, via leurs experts, intervenir lors de l’initiative et de la formulation des problèmes publiques. Il est donc naturel de se demander si ces experts sont à mêmes de présenter des faits neutres sans penser avant tout à représenter les intérêts de leurs groupes respectifs.
Il a déjà été prouvé précédemment que le lobby du sucre avait rémunéré des scientifiques pour fausser des études concernant le danger lié à la consommation excessive du sucre. De nombreux médecins et chercheurs ont été indignés par ces pratiques et ont tenu à informer le grand public que le sucre n’est pas aussi bénéfique pour la santé comme affirmé précédemment.
Pour ne citer que lui, le médecin américain Robert Lustig, a dénoncé les méfaits de l’industrie agro-alimentaire qui, au fil des années, a propagé une nourriture de plus en plus sucrée ce qui augmente l’obésité dès l’enfance. Celui que la presse a surnommé « Le médecin qui a fait la guerre au sucre » se bat contre les grandes industries de boissons gazeuses qui commercialisent des sodas beaucoup trop sucrés. Il a ainsi affirmé « Je n’ai rien contre les gens qui veulent faire de l’argent mais contre ceux qui veulent en faire en empoissonnant les autres. C’est ce qu’a fait l’industrie du tabac et c’est ce que fait l’industrie agro-alimentaire aujourd’hui ».
Un des problèmes qui persiste au niveau de la transparence dans l’industrie alimentaire est le financement des recherches scientifiques. De grands groupes industriels rémunèrent des chercheurs afin de fausser les résultats et de promouvoir leurs intérêts. Les scientifiques répondent à cela qu’actuellement, ils doivent préciser l’origine des fonds destinés à financer leurs recherches et que cela confère une plus grande crédibilité aux résultats obtenus. Mais cela est-il suffisant pour assurer une transparence dans le secteur de l’agro-alimentaire ?
Au niveau des lobbies de l’industrie sucrière, leurs actions sont nombreuses et peuvent prêter à confusion. L’ONG Corporate Europe Observatory (CEO) analyse les actions des lobbies envers les institutions européennes. CEO s’est penchée sur le cas du lobby du sucre dans une étude intitulée « A spoonful of sugar : how the food lobby fights sugar regulation in the EU ». L’étude pointe du doigt les lobbies du sucre au niveau européen qui dépensent des millions d’euros afin de faire pression sur les différentes institutions. Un exemple frappant de cette manipulation est l’European Food Standards Authority (EFSA) qui a affirmé en 2010 que les preuves scientifiques pour limiter l’usage de sucres ajoutés n’étaient pas suffisantes et a renchéri comme preuves cinq études dont quatre étaient financées par l’industrie sucrière. Encore plus récemment, l’association Food Drink Europe a dépensé plus d’un milliard d’euros dans une campagne de communication visant à contrecarrer un projet de loi qui voulait informer les consommateurs sur le contenu écrit au dos des emballages de produits alimentaires.
Ces lobbies se défendent en affirmant que leurs actions restent dans un cadre légal mais la population est en droit de se demander si leur santé prévaut aux intérêts financiers de ces grands groupes.
Le lobby du tabac, toujours opérationnel
Ce n’est pas un secret que depuis les années 70 et les premières lois anti-tabac, les grands industriels du monde du tabac font pression au niveau européen afin d’assouplir les lois avant que celles-ci soient votées. Mais ils sont encore très présents à Bruxelles.
En mai 2016, une nouvelle directive anti-tabac a été votée à Bruxelles. Celle-ci restreignait le pouvoir du tabac dans le commerce notamment en couvrant 65% des paquets avec des photos de personnes souffrant de maladies liées à la consommation de la cigarette. Cette directive a créé un nouvel essor chez les cigarettiers européens qui ont tenu à défendre davantage leurs intérêts face aux directives de plus en plus sévères de l’Union européenne. Ils ont tenté de reprendre le contrôle de la contrebande et la contrefaçon de paquets de cigarettes en injectant eux-mêmes des paquets dans le trafic. L’enjeu financier est important car 300 millions de cigarettes de contrebande sont saisies chaque année sur le territoire de l’Union européenne.
Le lobby du tabac a mauvaise réputation dû au fait qu’il commercialise un produit très dangereux pour la santé (16% des décès en Europe sont liés au tabac) et également à cause des manipulations pratiquées par de grands groupes industriels.
En 2015, un rapport secret réalisé par Philip Morris en 2013 est divulgué dans l’émission « Cash investigation » de la chaîne publique française France 2. Le dossier confidentiel de 600 pages contient la stratégie secrète de Philip Morris pour influencer les décisions des parlementaires du Parlement européen. Les pages sont truffées de petites anecdotes sur les députés pour repérer ceux qui seraient pro-tabac ou ceux au contraire qui seraient totalement anti-tabac.
Le porte-parole de Philip Morris a défendu la firme en expliquant que c’était uniquement des notes destinées à collecter plus d’informations sur les députés.
D’après le même reportage, des lobbyistes n’hésitent pas, en faisant jouer leur rôle d’expert, à proposer directement des amendements à des députés européens pour qu’ils puissent ensuite être votés.
La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a tout de même rejeté en mai 2016 le recours de plusieurs industriels du tabac qui n’étaient pas en accord avec la future mise en place de paquets neutres de cigarettes. Les mesures sont prises afin de garantir la santé des citoyens.
Les lobbies, manipulation excessive ou experts indispensables ?
Tout au long de cet article, il a été prouvé que les lobbyistes n’hésitaient pas à manipuler des députés ou des commissaires.
Un registre de transparence est mis en place au niveau de la Commission pour les répertorier. En ligne depuis 2015, celui-ci a été conçu pour permettre aux lobbies de s’enregistrer en communiquant des détails sur leur organisme, dans le but de pouvoir rencontrer les fonctionnaires européens. Le registre est publique et consultable par tous néanmoins, il n’est tout de même pas commun aux trois institutions de l’Union européenne et cela limite le contrôle sur les relations entre les lobbies et celles-ci.
Des règles de conduite précises sont également suivies par les commissaires européens. Un nouveau code de conduite a été mis en place le 31 janvier 2018 et est entré en vigueur le 1er février. Tous les commissaires doivent déclarer publiquement leurs intérêts sur leur site web personnel, déclarer des cadeaux reçus d’un montant supérieur à 150 euros et doivent également attendre deux ans après la fin de leur fonction publique pour commencer une nouvelle activité. La Commission prend donc le problème des lobbies à bras le corps mais est-ce suffisant ?
Il est tout de même certain que le lobbying n’est pas constitué uniquement de manipulation ou de tromperies. Les lobbyistes sont bien souvent des experts possédant de grandes compétences techniques indispensables au bon déroulement du processus décisionnel européen.
Les députés et commissaires ne peuvent prétendre pouvoir se passer de cette expertise grandement recherchée. Néanmoins, leur présence pose problème quand ils veulent faire passer les intérêts des groupes industriels avant ceux des citoyens européens. Leur présence est alors mise en doute et ils ressemblent davantage à des personnes corrompues qu’à de réels experts voulant aider à proposer des directives construites et cohérentes.
L’Union européenne a fait de la transparence son cheval de bataille depuis quelques années suite aux multiples scandales liés à ses commissaires et/ou parlementaires. Il est bien clair, de nos jours, que les lobbies sont au cœur de cette bataille.
Déborah Miller
Pour en savoir plus :
Le Soir+, « Près de 20.000 lobbyistes travaillent à Bruxelles », Vanessa Lhuillier, 2016, http://plus.lesoir.be/25001/article/2016-02-09/pres-de-20000-lobbyistes-travaillent-bruxelles#, consulté le 5/02/2018
Commission européenne, fiche d’information, « La fin des quotas de production de sucre dans l’Union européenne », 2016, http://europa.eu/rapid/press-release_MEMO-17-3488_fr.pdf, consulté le 6/02/2018
« La représentation du sucre à Bruxelles : sociohistoire des pratiques de lobbying auprès des instances européennes depuis le début du XXe siècle », Hrabanski Marie, 2011,
Review of Agricultural and Environmental Studies – Revue d’Etudes en Agriculture et Environnement (RAEStud), Volume 92, Issue 2, P 143-160
Site de Sucre Info, « Les pratiques du lobby du sucre américain dans les années 60 », 2016, https://www.sucre-info.com/document/les-pratiques-du-lobby-sucre-americain-dans-les-annees-60/, consulté le 5/02/2018
« Sucre, l’amère vérité du docteur Rober Lustig », 2017, https://www.lanutrition.fr/sucre-lamere-verite-du-dr-robert-lustig, consulté le 6/02/2018
Site du Huffington Post, «Comment le lobby du sucre a fait croire depuis 50 ans que le seul ennemi, c’était le gras », Gregory Rozières, 2016, http://www.huffingtonpost.fr/2016/09/13/lobby-du-sucre-scientifiques-gras_n_11992974.html
Etude de l’ONG CEO, « A spoonful of sugar : how the food lobby fights sugar regulation in the EU », 2016, https://corporateeurope.org/sites/default/files/a_spoonful_of_sugar_final.pdf, consulté le 5/02/2018
Documentaire « Cash investigation » de France 2 sur les lobbies du tabac, https://www.youtube.com/watch?v=VkxNX1GD-N4&t=2064s&ab_channel=CashInvestigation, 2015, regardé le 25/01/2018
Site du Parlement européen, registre de transparence de l’Union européenne. http://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/BRIE/2014/542170/EPRS_BRI(2014)542170_FR.pdf, page consultée le 5/02/2018
Site de la Commission européenne, réglementation sur les produits, 2016, https://ec.europa.eu/health/tobacco/products_fr, page consultée le 6/02/2018
Site de l’Express, « Les lobbies du tabac à nouveau à l’assaut de l’Europe », 2016, https://ec.europa.eu/health/tobacco/products_fr, consulté le 7/02/2018
Site de Tabac Stop, https://www.tabacstop.be/nouvelles/la-mortalit-due-au-tabac-en-quelques-chiffres, consulté le 7/02/2018
Les lobbies dans la démocratie, http://www.revue-projet.com/articles/2004-2-les-lobbies-dans-la-democratie, consulté le 7/02/2018
Site de la Commission européenne, code de conduite des commissaires européens, 2018, https://ec.europa.eu/info/sites/info/files/code-of-conduct-for-commissioners-2018_fr_0.pdf, consulté le 7/02/2018