L’UE a vacillé, une nouvelle fois, le temps d’une semaine. Au lendemain d’une élection italienne qui donna la part belle aux populistes et souverainistes, un frisson d’inquiétude a probablement parcouru l’échine de plusieurs chefs d’Etats européens, confrontés à une opinion inquiétante et récurrente : certains Etats ne veulent plus de l’Europe.
Le Brexit, le succès des partis eurosceptiques aux élections allemandes, autrichiennes, françaises, et enfin italiennes, le comportement agressif du voisin russe et, plus surprenant encore, l’attitude fantasque et irresponsable d’un président américain parti sur le sentier d’une guerre commerciale contre l’Europe, autant de phénomènes qui ne surprendront pas le lecteur ou la lectrice qui suit les informations récentes. Avec une certaine appréhension, il ou elle suit peut-être les derniers développements du feuilleton italien, où se rencontrent pêle-mêle des populistes en mal d’attention, des souverainistes convaincus, un chef d’Etat habituellement relégué à des rôles symboliques, et une commission européenne qui se demande sans doute ce qu’elle vient faire là.
Cela pourrait surprendre, puisque le rôle joué par la commissiondans la politique italienne est, de fait, assez limitée. Qu’importe, il suffît d’une décision prise par le président italien Mattarella à l’encontre de la décision prise par Giuseppe Conte de nommer Paolo Savona au poste de ministre de l’économie. La raison ? Mattarella a déclaré qu’il n’accepterait pas la nomination d’un partisan de la sortie de la monnaie unique et de la germanophobie à un poste aussi important. Il n’en fallait pas plus pour déclencher un conflit politique, destiné à se régler finalement par la nomination dudit Savona au ministère, sans portefeuille, des Affaires européennes. La crise est réglée, du moins si l’on peut dire : les italiens devront composer avec un drôle de mariage politique pour les années à venir, si du moins ceux-ci parviennent à gouverner. Mais tout n’est pas réglé, un débat perdure, celui du rôle joué par la commission européenne dans la décision du président Mattarella d’écarter Savona.
S’il est effectivement dans les pouvoirs constitutionnels du président italien d’agir de la sorte, l’acte a paru anti-démocratique aux supporters du Mouvement 5 étoiles et de la Ligue du Nord. Le reste de l’Europe n’est pas resté non plus indifférent à ce qui fut décrit comme une ingérence de la commission européenne, une violation d’une norme suprême en relations internationales : la souveraineté de l’Etat. Une règle suprême décrite par le politiste américain Stephen Krasner comme une forme « d’hypocrisie organisée »,soit dit en passant. Le souverainisme ne s’embarrasse pas des faits, il lui suffit de se nourrir de fantasmes – une caractéristique qu’il partage avec nombre d’autres formations politiques. Venons-en aux faits : une nouvelle fois, la commission européenne est accusée de prendre des décisions politiques au mépris des verdicts démocratiques. Différents acteurs politiques italiens virent derrière ce revirement présidentiel la main invisible de l’UE, tandis que Marine le Pen s’est empressée de dénoncer un « coup d’Etat de l’UE ». La vague de protestations a même touché les Etats-Unis, le professeur d’économie à l’université de Chicago Luigi Zingales s’étant lui-même fendu d’un billet sur la question, dans les pages (web) du très sérieux Foreign Policy.
Il est, à ce jour, impossible d’affirmer qu’il y eut derrière la décision du président Mattarella une action de la commission européenne ou de l’Union européenne plus généralement. Lui-même s’en défend, arguant plutôt du risque que représentait cette nomination controversée pour les marchés financiers, tandis que Pierre Moscovici, commissaire européen à l’économie et à la fiscalité affirme luiqu’il « ne veut pas d’un conflit entre Rome et Bruxelles ! Cette Commission n’est pas là pour présenter des diktats ». Et pour cause : le fantasme d’une « dictature de Bruxelles » contre les peuples européens relève plus de l’argument populiste que de la réalité politique. Prenons le cas italien, pour commencer : si le président a effectivement refusé la nomination d’un ministre qui voulait sortir de la monnaie unique , il fut bien le seul à être écarté de la liste – un choix cohérent, par ailleurs, Giuseppe Conte n’était pas partisan d’une sortie de l’UE. Quelques jours plus tard, la même équipe fut acceptée sans rechigner par le président italien. Si dictature il y a, il semble donc que celle-ci soit tout de même assez peu efficace, oserais-je dire. Un autre exemple est cité par Laurent Joffrin dans une tribune récente, adressée aux « trompettes fêlées du souverainisme » : le Brexit. En effet, c’est une intéressante illustration exemple puisque l’on constate que l’Union Européenne n’essaye pas particulièrement de retenir son partenaire britannique, lui montrant au contraire ostensiblement la porte de sortie. Il est donc possible de s’opposer à l’Union Européenne sans craindre le diktat de Bruxelles, malgré ce que continuent d’affirmer les démagogues européens. De façon plus intéressante encore, il semblerait qu’il soit aussi possible de s’opposer aux marchés dans ses choix politiques : désastre financier annoncé, le Brexit n’en a pas moins eu lieu, démontrant peut-être la supériorité des choix politiques sur les conjonctures économiques. Une leçon que la plupart des pays d’Europe peinent à tirer.
Mais alors, s’il est impossible, dans ces deux cas paroxystiques, de dénicher l’empreinte d’un diktat européen, sur quoi se fonde cette dénonciation politique récurrente ? Tout d’abord sur un mythe, celui de la souveraineté pleine et entière des Etats. L’histoire des relations internationales contemporaines ne cesse de nous montrer les limites du concept de « souveraineté », qui relève plus d’une ambition que d’une réalité. L’Etat se comportecomme s’il était souverain plus qu’il ne l’est réellement et reste, en permanence, soumis à des conditions extérieures qui déterminent ses choix. Le développement intense, durant la deuxième partie du XXe siècle, des réseaux transnationaux en Europe et dans le reste du mondeparticipe de cette érosion progressive, et peut-être irréversible, du champ de la souveraineté. Ainsi donc, l’impact politique de Bruxelles est sans doute moins important que celui d’autres lobbys ou mouvements transnationaux. Soit dit en passant, ces mêmes souverainistes, si prompts à dénoncer les diktats bruxellois, semblent tout de suite plus indulgents lorsque la souveraineté menacée est, au hasard, celle de l’Ukraine, de la Géorgie, ou d’un Etat balte. En politique, la cohérence n’est pas toujours exigée mais enfin, tout de même, ça aide.
Allons plus loin que cette réflexion qui, je l’admets, est tout de même assez théorique. Ce qui anime certains est aussi la protection de la parole populaire, exprimée au travers des scrutins démocratiques. L’Union Européenne, à ce titre, est souvent critiquée sur la base des différents référendums qu’elle a organisé. On pense alors aux différentes tractations autour du traité de Lisbonne et au choix de certains Etats (comme la France ou les Pays-Bas) de ne pas organiser de référendums. Un choix critiquable, sans doute, mais un choix étatique et non européen. On pourrait brandir, ensuite, le cas irlandais où le « Non » au référendum eut pour conséquence la tenue d’un second référendum dans un délai très court, qui aboutit à un « Oui ». Ce serait oublié que ce « Oui » n’a pas été obtenu par la force, mais plutôt par la promesse de certaines garanties de la part de l’Union Européenne. On retrouve là un schéma de négociations déjà utilisé en 1992 lors du vote du Danemark sur le traité de Maastricht : après la promesse de certaines concessions nationales, notamment le rejet de la monnaie unique, le Danemark avait accepté de rejoindre le traité. Ces clauses, nommées « opting-out », sont de factoadoptées par cinq pays européens, sur différents sujets politiques (l’Irlande, la Finlande, le Danemark, la Pologne et le Royaume-Uni qui sera bientôt totalement out).
L’Union Européenne ne fonctionne pas de la même façon qu’un Etat. En schématisant outrancièrement, la configuration politique d’un Etat serait à deux niveaux : la relation de l’Etat à sa population et la relation de l’Etat aux autres Etats et aux organisations internationales. Dans l’Union Européenne, cette configuration est bien plus complexe et induit une interdépendance entre un nombre plus grand d’acteurs, de rôles et tailles variables.Penser l’Union Européenne sur le modèle de l’Etat centralisé, où Bruxelles serait la capitale d’un territoire où elle pourrait imposer ses choix. La réalité est plus complexe. La décision italienne d’écarter Savona n’est pas le produit de la volonté de Bruxelles, mais plus probablement de la conjonction d’une configuration plus large. En somme, la manœuvre discursive consiste à réifier, à unifier, en une seule entité nommée « Bruxelles », un ensemble politique sophistiqué et varié.
Enfin, les souverainistes ont au moins raison sur un point : les États de l’UE remettent bien une partie de leur souveraineté dans les mains de l’Union Européenne. C’est un choix, et un acte, politique, et il est à ce titre parfaitement légitime, en démocratie, de le critiquer. Cependant, la critique souverainiste porte sur des arguments fallacieux, surestimant volontairement le poids politique de la commission européenne. Celle-ci porte une partie de l’électorat à croire que l’Union Européenne décide en secret, ou presque, de l’avenir des différends pays, sourde à la volonté des peuples, ranimant le vieux mythe de la synarchie. Sur ce point, la critique porte d’autant plus qu’il est vrai que l’Union Européenne peut être critiquée pour son manque de démocratie réelle, sur certains dossiers. Mais en élevant la souveraineté de l’Etat au rang de vertu, qui se suffirait à elle-même, ces discours esquivent volontairement un débat qui porterait sur la réalité de la politique de l’Union européenne et sur la nature de ses institutions, sur les lacunes démocratiques et les moyens de les combler.
Cette fuite volontaire loin de la complexité qui menace aujourd’hui, plus que jamais, l’Union Européenne. Peut-être celle-ci n’était-elle simplement pas préparée à la naissance de cette forme d’opposition, convaincue, comme tant d’autres, qu’avec la fin de la guerre froide venait la fin de l’histoire et le triomphe du libéralisme. Cet égarement, qui fut sans doute le nôtre, n’a rien d’une tragédie. Aucune fin n’est inévitable. En 1991, Jacques Poos, ministre des affaires étrangères luxembourgeois, annonçait qu’était venue l’heure de l’Europe. Il se trompait, de quelques décennies. L’heure de l’Europe est aujourd’hui, entre les critiques, les échecs, les succès et les projets politiques. Elle sera sombre si, par immobilisme, nous laissons triompher les tenants d’un ordre ancien, en fermé dans l’illusion d’un monde qui se meure. Elle sera sombre, aussi, si l’on ne prête pas assez l’oreille aux peuples et que l’on s’enferme dans une autre illusion, celle qui consiste à croire que la politique se résume à expliquer les choses aux citoyens, plusieurs fois, et lentement, en pensant que ceux-ci finiront bien par comprendre que nos actions relèvent non pas d’un choix politique mais bien du sens commun. Se réclamer du sens commun est aussi dangereux que se réclamer du peuple, souvent. En politique, il n’y a pas de bon sens. Il n’y a que des combats.
Thomas Fraise
En savoir plus :
Laurent Joffrin, Les trompettes fêlées du souverainisme
Pierre Moscovici, « Cette Commission n’est pas là pour présenter des diktats. Mais il y a des réalités »
Luigi Zingales, It’s time to choose democracy over financial markets