Quelques semaines après l’entrée en vigueur du règlement RGPD, dont Jean Hugues Migeon expliquait le fonctionnement en ces pages, la question numérique fait son retour à la commission des affaires juridiques du Parlement européen. Cette fois, cependant, l’heure n’est plus aux louanges. Si le RGPD avait été célébré, ou en tout cas approuvé, par les défenseurs des libertés sur internet, ce n’est pas le sort réservé à la directive approuvée ce mercredi 20 juin, intitulée « Droit d’auteur dans le marché unique du numérique » (dite directive Copyright). Destinée à « gommer les différences entre les régimes nationaux en matière de droit d’auteur et à permettre aux utilisateurs de toute l’UE de bénéficier d’un accès en ligne aux œuvres élargi », cette directive est le produit de la stratégie unique numérique, adoptée par le Parlement européen en 2015. Elle vise donc à harmoniser le droit de l’UE en matière de copyright et n’aurait, en théorie, pas provoqué de réels débats s’il n’était deux articles en son sein, qui cristallisent les critiques. Ces articles, 11 et 13, se remarquent tout d’abord par leur caractère relativement ambitieux, au sein d’un texte plutôt consensuel et technique.
L’article 11, tout d’abord, vise à créer pour les éditeurs de presse un droit similaire à celui des droits d’auteurs. Apparemment anodine, cette mesure a en fait des conséquences très étendues, puisqu’elle implique la nécessité de demander à chaque éditeur de presse le droit de pouvoir citer ses articles ou les utiliser comme source. Pour un site tel que Wikipedia, vous pouvez aisément imaginer le problème que cela représente. L’article 13, dans un autre registre, va encore plus loin, en obligeant les différentes plateformes d’informations sur internet à filtrer les contenus présents sur leur site et, le cas échéant, à sanctionner les violations des droits d’auteurs. Il n’existe, actuellement, aucune obligation de ce genre au niveau européen pour les acteurs tels que Youtube ou Dailymotion. En théorie, cette obligation aura pour conséquence un affermissement considérable des politiques en matière de droits d’auteurs, avec pour conséquences l’interdiction de diffusion de contenus protégés, sous toutes ses formes : critiques cinéma, vidéos humoristiques, memes… L’objectif de cette réforme est, finalement, d’obliger les diffuseurs à rémunérer les différents créateurs et sites de presse, dont le modèle économique s’est retrouvé bouleversé par l’arrivée d’Internet.
Présentéen septembre 2016 à la Commission européenne, le texte est arrivé cette semaine devant la commission aux affaires juridiques (Commission LIBE), après qu’il ait fait l’objet de débats et de modifications. Il pose cependant de nombreux problèmes, et c’est donc au Parlement que nous souhaitons adresser cette réplique, en mettant en avant les différents acteurs citoyens de l’Union Européenne qui s’opposent à cette réforme. Le vote de mercredi a permis son approbation par le parlement, ce qui n’est pas synonyme d’adoption du texte. Cette adoption finale ne devrait avoir lieu qu’en décembre, ce qui permet à l’association European Digital Rights (EDRi) d’affirmer qu’il est « encore possible de gagner ». C’est dans ce sens que s’engage cette réplique, adressée aux parlementaires européens à qui nous voulons rappeler les différents problèmes soulevés par les débats autour de la directive Copyright.
Premier problème : les débats, justement. En juin 2017, alors que la directive Copyright était encore loin d’être votée, la Quadrature du net dressait un état des lieux des débats relatifs à celle-ci au sein des commissions. Ses conclusions étaient assez critiques : malgré les rapports et propositions constructifs des différentes commissions, la commission européenne semblait refuser de reculer sur deux articles majeurs, les articles 11 et 13, cédant à l’appel de différents lobbies d’ayant-droit. Ce sont, aujourd’hui, ces mêmes articles qui posent problème, puisqu’ils rendent possible une censure massive des contenus sur Internet mettant en danger la libre expression des citoyens européens.
Cela nous amène à un deuxième problème, la « copyright madness »,expressionest utilisée pour désigner les usages absurdes des lois sur le copyright. On se souviendra, par exemple, de ce compte twitter officiel des JO de Rio 2016 qui rappelait à l’ordre quiconque utilisait le hashtag #Rio2016, puisque ce termeétait protégé par copyright par le comité olympique. Une décision absurde, qui amena ainsi le comité olympique à reprendre… le pape François, qui souhaitait bonne chance aux athlètes… Ces lois, de manière générale, se multiplient en Europe : en France, en juillet 2017, une loi a ainsi mis en place une « taxe Google Images », destinée à obliger les moteurs de recherche à verser une rémunération aux sites dont ils affichent les images dans les résultats de recherche. En Espagne, une taxe « Google actualités », visant à assurer la pérennité de la presse en ligne, forçait le célèbre moteur de recherche à verser une rémunération aux sites d’actualités à chaque fois qu’il affichait le titre de l’article, suivi d’un court résumé, dans son onglet Actualités. Une réussite politique, puisque Google a décidé de mettre fin à son service en Espagne… Loin de plaindre le géant américain, dont la réticence à payer ses impôts est légendaire, de tels lois appellent à une grande vigilance, puisque la sévérité et la rigidité croissante des lois sur le copyright risquent, à court terme, de porter préjudice à la production de contenus libres de droit – comme le « creative common ». Le risque principal posé par ces actions est de voir différents acteurs s’octroyer un pouvoir de contrôle sur les contenus numériques, ce qui représente un danger pour la liberté d’expression : le parti Pirate, par exemple, a vu sa chaine Youtube suspendue en raison de suspicions de violations de la propriété intellectuelle. Cette anecdote illustre les risques de dérives politiques de la copyright madness.
Cette directive répond aux demandes des médias traditionnels, qui y voient une manière de protéger leur modèle économique, mais ignorent entièrement les levées de boucliers de la société civile. Indirectement, ce système de protection des droits d’auteurs risque de véritablement nuire à l’expression libre sur Internet – ou du moins, à toutes formes d’expression extérieure au système médiatique traditionnel. L’EDRi n’hésite pas à parler de « machine de censure » pour décrire cet appareil juridique, qui impose en effet un filtrage de l’ensemble des contenus diffusés sur les plateformes numériques, ainsi que des recours juridiques contre les acteurs qui tenteront de s’y soustraire. Il est donc raisonnable de supposer que les différents géants de l’Internet préféreront simplement supprimer tout contenu pouvant poser problème, plutôt que de risquer des poursuites juridiques par les ayants-droits. Le moteur de recherche français Qwant, acteur phare de la liberté sur internet, dénonce le risque de « mettre notre liberté dans les mains de robots ». Plusieurs des pionniers de l’Internet, comme Vint Cerf ou Tim Berners-Lee (l’inventeur du World Wide Web), ont même pris à parti le parlement européen dans une lettre ouverte, dans laquelle ils considèrent que l’article 13 représente « un pas sans précédent vers la transformation d’Internet depuis une plateforme ouverte d’innovation et de partage, vers un outil de surveillance et de contrôle automatisé de ses utilisateurs ». L’article 11, pour sa part, représente un danger pour les contenus collaboratifs comme Wikipedia ou ses dérivés, comme l’écrit Numérama. Plus qu’une censure de l’information, cet article pose plutôt le risque d’une limitation de la diffusion de l’information en dehors du champ des médias traditionnels – une mesure absurde si l’on considère que l’innovation que représente Internet a vocation à transformer profondément la production de l’information, pour le meilleur ou le pire.
La réforme du droit d’auteur au sein du marché unique européen constitue la rencontre entre deux mondes. Le premier est celui des médias traditionnels, mais aussi des créateurs et artistes, dont le modèle économique fut bouleversé par les évolutions d’Internet, et dont il est nécessaire de répondre aux demandes en matière de rémunération. Le second est celui, en pleine expansion, des nouvelles formes de communication et de production culturelle, qui virent dans la liberté numérique non pas un danger mais une opportunité économique, artistique, ou politique. La directive Copyright représente, en somme, la volonté des premiers de reprendre en main l’organisation d’un monde qui fut produit par les seconds, en centralisant, par des règles rigides et communes, la production des contenus numériques. S’il parait difficile d’imaginer une rencontre de leurs volontés, plusieurs acteurs, comme La quadrature du Net, ont émis diverses propositions visant à assurer un compromis permettant de respecter à la fois les libertés fondamentales et de permettre la pérennité de certainesmédias traditionnels. Apparemment technique, ce débat représente en fait un des plus grands enjeux de liberté publique contemporain, puisqu’il n’est pas question seulement de droits d’auteurs, mais aussi du pouvoir qui est laissé aux hébergeurs sur leurs utilisateurs, des prérogatives publiques en matière de contrôle de l’information et de la communication.
Cependant, ces points noirs ne doivent pas faire oublier l’importance de ce texte, qui vise à protéger créateurs et diffuseurs, dont le statut est lui aussi menacé. Au-delà de ces deux articles réellement problématiques, ce texte est lui aussi essentiel pour que perdure l’Internet tel que nous le connaissons, et permettre à des acteurs indépendants de vivre de leurs créations. Aussi, il nous appelle à nous engager, en tant que citoyen européen et utilisateurs d’Internet, dans les différentes campagnes telles que celles de l’EDRi, ou de la Quadrature du Net. Le Parlement européen, en ce mercredi, n’a fait qu’approuver le texte, et il reste encore de nombreuses étapes avant son éventuelle adoption. C’est l’occasion de s’engager dans différentes actions citoyennes, en assurant la visibilité de ces problématiques, en prenant à partie les parlementaires européens, en faisant, en somme, fonctionner la démocratie européenne afin de permettre l’adoption d’un texte équilibré et respectueux tant des créateurs que des libertés numériques.
Comme nous l’avons dit, cette Réplique est destinée au Parlement européen, l’organe du peuple, la voix du peuple, et nous l’appelons à prendre conscience des responsabilités qui lui incombent lorsqu’il légifère en matière de libertés fondamentales, en l’occurrence de libertés numériques. L’appel des lobbys est fort et la grogne de la société civile semble lointaine. Pourtant, nos libertés ont une valeur, ont une importance. A l’heure où les eurosceptiques crient au délitement de l’Union, le Parlement semble donner les arguments pour se faire battre. A l’heure où les élections européennes approchent et le populisme frappe à nos portes, peut-être serait-il avisé de s’inquiéter du peuple, de ses droits et de sa liberté.
Thomas Fraise
En savoir plus :
Numérama : Pourquoi la directive européenne sur le droit d’auteur alarme tant ?
La Quadrature du Net : Directive Copyright : combattons le filtrage automatisé… et la centralisation du Web !
Columbia Journalism review : EU copyright proposal has free speech advocates worried
EDRi : We can still win: Next steps for the Copyright Directive