Présidence tournante oblige, c’est l’Autriche qui se tient à la tête du conseil de l’Union Européenne, depuis le 1er juillet dernier. Drôle d’époque, où un allié de rang de l’extrême-droite autrichienne, le chancelier conservateur Sebastian Kurz est chargé de « construire des ponts » entre les pays d’Europe, pour reprendre l’expression de l’ancien premier ministre belge Guy Verhofstadt. Son accession au pouvoir, en octobre 2017, n’était pas exactement une surprise pour celui qui fut le plus jeune ministre des affaires étrangères de l’histoire de l’Union Européenne et qui construisit sa côte de popularité sur une politique extrêmement ferme – certains diront cruelle, et nous sommes de ceux-là – envers les migrants. Une fois chancelier, le plus jeune chef d’Etat du monde s’est empressé de faire alliance avec le FPÖ, parti d’extrême-droite nationaliste, ce qui n’avait, là non plus, rien d’une réelle surprise. Expulsion d’imams pour lutter contre « l’islam politique », militarisation de la lutte contre les migrants, celui que ses opposants surnomment déjà Bébé Hitler est de ceux qui font de la politique comme d’autres font de la télé-réalité : par petits coups d’éclats et grosses provocation, en travaillant son image « d’enfant prodige de la politique », et en reprenant les propositions des partis les plus nationalistes de son pays, derrière une façade de chérubin.
Le plan fonctionne, d’ailleurs. Si c’est le hasard du calendrier qui l’a amené à la tête du conseil de l’Union Européenne, sa popularité dans son pays n’a pas connu, comme c’est d’ordinaire pour les têtes brûlées, de baisse particulière durant les premiers mois de son mandat. Le gendre idéal – aux airs de Bobby Newport, pour ceux qui ont suivi l’excellente série Parks and Recreations – n’a pu que se réjouir de voir, vendredi dernier, le titre « L’Union européenne valide le plan de Sebastian Kurz pour les centres d’asile » à la Une du quotidien allemand Heute. Destiné à limiter le nombre de personnes arrivant en Europe, ce plan prévoit notamment la création de « centres contrôlés » et de « plateformes de débarquements régionales » pour accueillir les migrants. Encampement, expulsion, exclusion. Un plan « dangereux et égoïste », selon Amnesty International, qui s’alarme des risques de ce plan pour les droits humains – mais il est devenu courant, semble-t-il, de penser que certains, après tout, sont plus humains que d’autres. L’on a pu craindre que le populisme ne s’accommode jamais des institutions européennes. Pas d’inquiétude, l’Union Européenne semble très bien s’accommoder avec les projets populistes. Elle semble s’être convaincue elle-même de la dangerosité de la « crise des migrants », et qu’importe que le nombre de personnes venant en Europe ne cesse de baisser depuis 2015, signifiant qu’il n’y a pas une crise « des migrants », mais bien une « crise de la solidarité ». Qu’importe, en effet, la réalité, quand il est urgent de séduire, de rassurer, et surtout, de ne rien changer ?
Mais le pire est encore à venir – l’expérience devrait nous indiquer que le pire est toujours à venir, qu’il est toujours possible, et que nous sommes sans doute condamnés, comme l’Angelus Novus de Walter Benjamin, à contempler l’histoire et la chaine de ses événements comme « une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines ». Un – très – récent article du Monde révélait hier matin la teneur du plan de la présidence du conseil de l’UE pour gérer les migrations. Il y était écrit, notamment, que la situation révélait l’incapacité des élites européennes à endiguer les flux, une affirmation discutable, au moins autant que le sont les chiffres fournis, faux ou faussés, ou la description des profils des personnes migrantes. Un document inquiétant, qui aurait passablement courroucé les experts européens présents lors de la réunion où il fut présenté, ces derniers s’exaspérant, entre autres, du fait que la plupart des propositions autrichiennes étaient illégales. Mais qu’attendre de plus d’un pays qui déployait, il y quelques jours, des hélicoptères Black Hawk – des hélicoptères de manœuvre plus que d’assaut, il est vrai – pour un exercice de gestion de crise sur une frontière qui, selon la police locale, n’accueille guère plus de migrants ?
Qu’attendre, en effet, d’un gouvernement d’extrême-droite à la tête du Conseil de l’Union Européenne ? D’ordinaire, on pouvait s’attendre à ce qu’offre habituellement l’extrême-droite : du venin, du vent, de l’ego boursouflé et peu de résultats politiques face à une opposition plus libérale. Mais nous ne vivons plus des temps ordinaires. L’opposition dite libérale est en crise : Merkel est plus fragilisée que jamais, Macron reprend lui aussi les propositions de l’extrême-droite sur les questions migratoires, May s’en va, l’Espagne est en période de transition… Et l’extrême droite trouvera du soutien : elle gouverne déjà en Pologne, en Hongrie, en Italie… Autant dire qu’il y a cette fois des raisons de craindre les six mois à venir – la présidence du conseil change tous les 6 mois, la Roumaine succédant à Kurz en décembre. Selon Cyril Bret, interviewé par le site Atlantico, « la présidence Kurz aura pour priorité de structurer une coalition des petits pays hostiles aux politiques migratoires considérées comme imposées par la France et l’Allemagne au reste de l’Union », renforçant dangereusement la position du groupe de Visegrad au sein de l’Union Européenne. Ce n’est pas sur ce seul point que l’Autriche pourra être influente. Parmi les leaders européens de l’énergie propre, la présidence devra se confronter à la question des réformes du marché de l’électricité en Europe, et donc à l’épineux débat sur l’énergie fossile – en particulier le charbon. Autre point épineux, la question turque : l’Autriche a en effet, plus fermement encore que le reste de l’Europe, affirmé son opposition au régime d’Erdogan, pour des raisons diverses parmi lesquels l’inquiétude pour les droits de l’homme ne figure pas forcément en première place. Sur le plan international, la rumeur veut que l’Autriche se soit un temps montrée disposées à accueillir la tant attendue rencontre entre Vladimir Poutine et Donald Trump. Il n’est pas inutile de se rappeler, sur ce point, que l’Autriche plaidait, comme l’Italie, pour une levée des sanctions de l’UE contre la Russie, sujet que nous évoquions plus tôt dans l’année. Enfin, pour une note positive, la relation étroite entre l’Autriche et les Balkans pourrait conduire à des évolutions sur le plan de l’intégration européenne. Comment, cependant, espérer parvenir à un accord dans un délai aussi court, et avec un gouvernement relativement eurosceptique ? D’autant que la Bulgarie partageait cette même relation, sans que cela ne conduise à de particulières avancées sur la question.
Bien des nuages s’amoncellent donc aux frontières européennes. Il faudrait, bien sûr, rappeler que la présidence autrichienne ne constituera sûrement pas un tournant de l’histoire européenne. Le rôle du président est limité, et celui-ci est contrebalancé par la présence de deux autres pays (l’Estonie et la Bulgarie, présidence sortante). Le risque est surtout contenu dans l’usage que fera Kurz du rôle symbolique du président, chargé de mener les Etats à des compromis politiques, s’il tente de s’allier avec d’autres gouvernements européens, voire extra-européens, pour produire une « internationale populiste », expression utilisée par le ministre de l’intérieur italien qui se verrait bien à la tête de celle-ci. L’Autriche et l’Italie ont déjà promis, pour leur part, de former un « Axe » anti-migration, une expression au nom malheureux, ou pire, soigneusement choisi – difficile de le dire. C’est donc sur le plan migratoire que la présidence autrichienne s’illustrera très certainement, une prédiction guère originale, si l’on considère l’importance prise par la question des derniers mois.
Cette présidence autrichienne ne sera pas un tournant, donc, mais elle peut faire office de thermomètre. Dans quelle mesure l’Union européenne sera-t-elle capable de faire face aux populismes ? Dans quelle mesure ceux-ci seront-ils capables de s’adapter aux institutions européennes ? Si ces derniers ne semblent plus forcément vouloir la mort de l’Europe – c’est du moins l’opinion que porte Juncker sur Kurz – ne peut-on pas craindre que cela soit parce qu’ils ont compris que celle-ci s’accommode assez bien de leur présence, et qu’il leur est possible d’en tirer un certain profit ? On objectera, et c’est vrai, que l’Union Européenne peut se montrer féroce envers certains gouvernements en pleine dérive, comme le gouvernement polonais. Mais si elle le peut, c’est aussi que ce gouvernement n’est guère féroce lui-même, comme l’a montré ses nombreuses reculades sur diverses réformes sociales d’ampleur. La capacité d’action de l’Union européenne face à aux gouvernements d’extrême-droite ou populiste est, au final, relativement faible. Il n’y a guère qu’à la Grèce qu’elle réussit à infliger un revers, dont elle perçoit aujourd’hui le terrible prix. L’Union européenne, de plus, n’est forte politiquement que lorsque ses principales puissances politiques et symboliques – l’Europe de l’Ouest, en somme – sont unies. Alors qu’elle émergeait comme nouvelle « leader de l’Europe » contre Trump ou contre Poutine, la chancelière Angela Merkel se voit aujourd’hui menacée à domicile, et risque de se détourner des prétentions européennes pour ne pas voir s’effondrer l’édifice politique qu’elle construisit toutes ces années durant. Emmanuel Macron, successeur désigné pour ce rôle, fait face à des contestations internes de plus en plus grandes. Il est plus qu’urgent que ces derniers se ressaisissent s’ils veulent espérer sauver l’Europe en laquelle ils ont cru.
Peut-être que le danger qui plane sur l’Union européenne n’est pas sa dislocation, mais sa corruption. Si l’on veut sauver l’Europe – puisque c’est ce dont il est aujourd’hui question – il faut identifier le danger correctement, et il semble que celui-ci soit moins le retrait progressif des Etats, – l’effet domino tant craint après le Brexit – que la corruption de ses institutions, de ses buts et moyens, par des Etats tels que l’Autriche, ou l’Italie, à force de céder devant le chantage à la sécession. Les mouvements dits populistes en Europe et ailleurs ont montré, généralement, leur capacité non pas à renverser les institutions, mais à les utiliser à leur guise. Le nombre de députés eurosceptiques au Parlement Européen est un indice dans ce sens. C’est le danger le plus grand posé par la présidence autrichienne au conseil de l’Union européenne, l’acclimatation progressive de l’Union européenne avec des gouvernements qu’elle ne devrait pas pouvoir tolérer, mais qu’elle tolère malgré tout, parce qu’elle ne parvient pas à faire autrement. Cela, l’avenir seul peut nous le dire. En attendant, l’extrême-droite préside le conseil de l’Union Européenne.
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