Alexandre Benalla et Vincent Crase, deux collaborateurs de l’Elysée, ont, durant les manifestations du 1er Mai en France, revêtus illégalement des équipements de policier pour agresser des manifestants. Des journalistes français ont pu les identifier sur des vidéos où l’on peut les voir, casque de CRS sur la tête et brassard police au bras, en train de se livrer à des actes considérés comme « manifestement inappropriés » par l’Elysée, un euphémisme sans doute pour dire « coups et blessures ». A l’heure actuelle, de plus en plus de révélations rendent cette histoire encore plus confuse et incroyable.
L’absurdité de cette situation en a fait, en quelques heures, une affaire, que certains disent d’Etat. Les faits choquent parce qu’ils mettent en lumière une effrayante réalité, celle du sentiment d’impunité quasi-total des auteurs de violences policières… même lorsqu’ils ne sont pas policiers. Si les policiers possèdent en effet un droit à la violence au nom du maintien de l’ordre public, aucun collaborateur du président ne peut se prémunir d’une telle prérogative. On serait tenté de croire qu’il y a là un événement isolé, un problème de personne, ou mieux, qu’il faut encore attendre les résultats de l’enquête, et chacune de ces affirmations serait correcte. A priori, ces deux collaborateurs sont les seuls à avoir commis des actes de ce genre. En revanche, un article du Monde révélait qu’Alexandre Benalla n’était pas si isolé que ça. Pas tant isolé que représentatif, donc. De même, si ces actes peuvent être imputés à la personne de ces collaborateurs, dont l’un est déjà décrit comme un homme « au sang chaud » – l’expression consacrée pour parler de la violence de ceux qui n’ont pas vocation, de par leur classe, à rencontrer un jour le système judiciaire – l’impunité dont ils ont pu bénéficier a, elle, un caractère plus structurel. Enfin, s’il faudra évidemment attendre les résultats de l’enquête, il faut aussi considérer que cela révèle quelque chose de notre vision des violences policières. Avant les révélations du Monde, ces images étaient disponibles. Ces faits étaient connus. Nous avions vu cette vidéo, où une manifestante est jetée à terre puis passée à tabac, et les réactions institutionnelles n’ont pas eu lieu. Ce qui nous choque dans cette affaire n’est pas la violence exercée par l’Etat contre des citoyens exerçant leur droit à manifester, mais le fait qu’elle fut exercée de manière illégitime. Et cela, bien sûr, est choquant. Mais moins, peut-être, que la manière dont nous en sommes venus à accepter les actes de violences indiscriminées de l’autorité publique à l’encontre des manifestants.
Le problème est saillant en France, où plusieurs observateurs remarquent une augmentation croissante de la répression policière lors des grandes vagues de manifestations. Les méthodes de répression se perfectionnent, et deviennent paradoxalement encore plus indiscriminée. Un esprit chagrin dirait que les politiques en la matière ne visent pas tant à mettre fin aux violences lors des manifestations qu’aux manifestations elles-mêmes. Un ministre de l’Intérieur ne déclarait-il pas, il y a peu, qu’il était du devoir des manifestants d’empêcher les « casseurs » – terme ô combien hérissant pour qui ne déteste pas la rigueur – « si l’on veut conserver le droit à manifester » ?
Le problème est français, oui, mais pas seulement. Il n’y a pas si longtemps, il était espagnol, lorsque le gouvernement désemparé par la tenue du référendum catalan ne trouva pas d’autres solutions que la violence, puis le déni. Des images qui ont fait le tour de l’Europe, peut-être du monde, émouvant les médias et les commentateurs, à défaut de faire réagir l’Union Européenne, murée dans le silence. Jon Timmermans, vice-président de la Commission européenne à l’époque, s’était fendu d’un commentaire, estimant qu’il était parfois du devoir d’un gouvernement de faire usage de la force pour maintenir l’état de Droit… Il lui fallut 8 mois avant de réagir, en mai 2018, condamnant ces violences et appelant à une enquête. Une chance qu’il y ait eu, cette fois, des images. En Pologne, comme en Hongrie, personne n’est là pour filmer les violences policières rapportées par les ONG. Violences contre les manifestants, contre les suspects, dont l’un mourut récemment des suites de l’usage d’un taser en Pologne, contre les migrants, dont la vie est rendue progressivement insupportable. La frontière hongroise est peut-être trop loin de Bruxelles. Sans doute les violences perpétrées à Calais, rapportées quotidiennement par des associations –taxées de sympathie pour les migrants, comme s’il y avait un mal à cela, ou de complicité avec les passeurs – ou différents journaux comme Le Monde – plus difficiles à décrédibiliser, cette fois – seront de nature à émouvoir l’Union Européenne. Ou sans doute pas. Après tout, certains observateurs remarquent qu’à Bruxelles même, les violences policières sont un problème…
Des nombreux troubles qui traversent l’Europe, celui de la violence policière est l’un des moins évoqués. Ce n’est pas une anomalie, puisque l’UE est une organisation internationale et que l’on n’imagine mal un Etat se condamner lui-même. Il n’en est pas de même au conseil de l’Europe, qui a produit des rapports sur ces questions dans différents pays européens. La Cour Européenne des Droits de l’Homme ne chôme pas non plus, ayant condamné plusieurs pays à des amendes records pour des cas de violences policières. La France, notamment, mais aussi l’Italie, dans un arrêt de 2015 à valeur historique, puisqu’il revenait sur les terribles événements du sommet du G8 de 2001, où l’on tirait à balles réelles sur des manifestants armés d’extincteurs et où l’on torturait des militants à même le sol des écoles maternelles. Des crimes que l’on rêverait d’un autre temps, et pourtant contemporains dans leur nature. En Italie, Carlo Giuliani est un nom au milieu d’une liste longue, toujours plus longue.
Ces violences se manifestent parfois au grand jour, lors de manifestations d’ampleur, ou dans le secret d’un commissariat, là où moururent Wissam el-Yamni, ou Adama Traoré. L’ONU, qu’on aurait du mal à qualifier d’officine radicale, s’en émouvait récemment, et la France répliquait, démontrant chiffres à l’appui, que l’impunité policière décrite par les associations était bien réelle. On pourrait s’étendre encore longtemps sur le problème, et sur le peu d’émotions qu’il soulève, mais ce serait peine perdue. A quoi bon citer les noms de tout ceux et toutes celles qui sont morts, ont été blessés, emprisonnés injustement ou illégalement à travers l’Union Européenne ? Cela ne nous dira rien du problème, sinon qu’il est immense, qu’il empire, d’une certaine façon, et que l’Union européenne ne réagit pas.
Parler d’augmentation des violences policières est sans doute ambigu, puisque l’on peut rétorquer – à raison – qu’il n’y a plus de voltigeurs comme ceux qui tuèrent Malik Oussekine, ou même de policiers tirant à balles réelles pour réprimer une grève, en Europe du moins. Cependant, la sécurisation croissante de l’espace public, au nom de la lutte contre le terrorisme, produit des effets profonds sur les méthodes de maintien de l’ordre. L’étendue du dispositif policier désormais déployé sur les manifestations, ainsi que la nature indiscriminée des violences exercées indiquent que, d’une certaine manière, les victimes de ces violences augmentent. Le recours automatique au gaz lacrymogène, ainsi que la multiplication des armes non-létales, mais capables d’arracher une main tout de même, abondent dans ce sens. Il y a, surement, un sentiment d’augmentation liée à la diffusion en direct des images : les violences en Catalogne apparaissaient sur Twitter au moment où elles se produisaient, les rendant surement plus proches. Les images sont désormais nombreuses, et elles ne sont plus seulement par quelques organes de presse qui ne peuvent pas couvrir l’ensemble d’un événement. Il y a donc probablement un certain biais dans l’augmentation constatée, mais cela n’enlève rien. S’il y a un biais, il devrait être partagé, et entrainer une condamnation encore plus forte de la part des institutions chargées de protéger les libertés publiques.
Or, au niveau européen, on ne peut que constater une profonde apathie, qui méritait bien qu’on lui adresse une réplique. Ni les violences catalanes, ni les violences françaises, ni les violences contre les migrants n’ont suscité de condamnation ferme de la part des institutions européennes. Si l’UE a bien enclenché des procédures de sanction contre la Pologne, c’est au titre des dérives législatives que le pays connait, et non pour la répression croissante des manifestations. Pendant que l’ONU condamnait certains pays européens, par le biais de son haut conseil pour les droits de l’homme, l’UE se tenait coite. En mars, les députés du Parlement Européen ne furent que 14 à condamner les violences policières en Grèce contre les membres de Laïki Enotita. Lorsque les violences policières font irruption dans l’hémicycle, c’est plus souvent par le biais de militants ou d’événements à demi-officiel, comme celui qui se tenait en mai 2018 et concernait les discriminations subies par les noir.e.s en Europe. Ou alors, il faut un événement aussi grave et médiatisé que la Catalogne, pour susciter une condamnation ambigüe et à demi-mot. Manque de conviction ou manque d’ambition ? Dans les deux cas, la faute est grave. L’UE s’est faite défenseure des libertés publiques, entre autres. Il est donc, logiquement, de son devoir, de défendre celles-ci. L’affaire Benalla, qui n’est qu’une affaire parmi d’autres, pourrait être l’occasion pour l’organisation pour rappeler certains principes auxquels ses membres se sont engagés, comme le respect de la CEDH. Cela serait bien improbable néanmoins. Il est au contraire bien plus probable que Bruxelles ou Strasbourg restent silencieux, et que la seule parole qui s’élèvera sera celle de la Cour européenne des droits de l’homme, dans quelques années, lorsque les premiers cas de ces dernières années lui parviendront.
En attendant, en France, un collaborateur de l’Elysée s’est déguisé en policier pour agresser des manifestants. Il y a là un danger peut-être plus grand encore que celui posée par n’importe quel populisme, que l’UE s’empressera cependant de dénoncer aux prochaines élections européennes.
Thomas Fraise
En savoir plus :
Le Monde, Qui est Alexandre Benalla, ce proche de M. Macron, auteur de violences le 1er mai ?
La Vie des idées, Un splendide isolement – Les politiques françaises de maintien de l’ordre