C’est à Molenbeek, au Centre Communautaire Maritime, que s’est tenue la dernière conférence d’EU Logos sur le thème de la citoyenneté européenne à l’ère du numérique. Touchant des thèmes aussi variés que la fracture numérique, la question des inégalités et celle de la protection des données personnelles, l’objectif principal était de rendre compte de la place du citoyen européen à l’heure de cette révolution technologique.
À l’initiative du président d’EU Logos, Monsieur Henri-Pierre Legros, il apparaissait important de sortir de la bulle européenne, plus familière à ce genre de débat, pour aller à la rencontre des citoyens et parler avec eux des enjeux qui les concernent au quotidien.
Nous avons eu le plaisir de recevoir le Premier échevin de la commune de Molenbeek, Monsieur Ahmed El Khannouss, pour nous exposer les différents enjeux de la commune qui est en proie à ce phénomène de fracture numérique (cf note de cadrage). Cette fracture s’exprime quotidiennement à Molenbeek, que ce soit pour la recherche d’emploi ou pour des services essentiels tels que les services bancaires. Les guichets de banque se font en effet de plus en plus rares dans la commune et les prestations se font à présent majoritairement en ligne, ce qui est problématique pour certains citoyens pour qui l’accès et l’utilisation d’internet ne sont pas forcément chose aisée. Face à ce phénomène, il semble essentiel au Premier échevin de mettre en place des formations afin d’inclure les citoyens et ainsi leur permettre de rester intégrés à la société en gardant un accès aux services de base ainsi qu’à la recherche d’emploi. L’importance du numérique se manifeste aussi pour la recherche et l’accès à l’information, car on peut trouver sur internet le meilleur comme le pire. On parle de formation à l’emploi, mais avant tout il est primordial de former la jeunesse à cet outil qu’est le numérique, notamment pour les éclairer et ne pas se laisser attirer par les sirènes de la désinformation.
La conférence est animée par Périne Brotcorne, chercheuse à l’UCL (l’Université Catholique de Louvain) et spécialiste des questions d’exclusion sociale en lien avec la société du numérique. Périne Brotcorne pose le contexte d’une présence du numérique dans notre environnement depuis 15-20 ans, mais cette présence est en constante mutation et l’on se retrouve à présent dans un contexte de forte dépendance au numérique. Cette injonction au numérique génère une augmentation des inégalités et devient à l’heure actuelle un facteur d’exclusion concernant notamment notre premier thème qu’est l’impact du numérique dans le monde du travail.
Première partie : l’impact du numérique dans le monde du travail
Pour nous exposer en quoi le numérique influence le monde du travail et peut devenir tour à tour facteur d’inclusion et d’exclusion, trois intervenants vont venir nous éclairer sur ces dynamiques : Laure Lemaire, Ibrahim Ouassari et Edouard Simon.
La première thématique abordée est celle de l’inclusion des femmes dans les métiers du numérique. Pour nous en parler, Laure Lemaire directrice de l’organisation «Interface3», qui œuvre depuis plus de 30 ans à la formation des femmes dans les métiers de l’informatique (Information Technology – IT). Le secteur de l’IT souffre d’une grande pénurie puisqu’en Belgique, on peine à dépasser les 20% de femmes dans les métiers de l’informatique. Cette pénurie que l’on explique notamment par la socialisation s’inscrit au niveau des deux portes d’entrée à la profession.
D’abord, lors de la formation initiale (études supérieures) où l’on ne trouve que très peu de femmes, dont seulement 5,25% en sortent diplômées. Ce gouffre s’explique notamment par ce que Laure Lemaire qualifie de «freins invisibles» qui tiennent les femmes éloignées des secteurs techniques. Ainsi, la socialisation et la division genrée du travail auxquelles les femmes sont exposées depuis leur plus jeune âge, et qui deviennent décisifs lors du choix d’orientation à l’adolescence, vont véritablement creuser un fossé entre hommes et femmes dans l’accès aux métiers de l’IT. La deuxième porte d’entrée est la formation continue ou professionnelle, où cette fois-ci l’on trouve plus de femmes à s’engager dans les métiers de l’IT que lors de la formation initiale, les effectifs restant également majoritairement masculins. Le secteur pourtant en demande constante de professionnels qualifiés, souffre là encore d’un nombre de femme slargement inférieur à celui des hommes qui y sont surreprésentés. C’est notammment à ce niveau qu’Interface3 agit en offrant aux femmes la possibilité de se former dans un environnement libre de tout biais genré.
Il est primordial pour Laure Lemaire d’interpeller les pouvoirs publics sur ces questions qui ne se règlent pas de façon superficielle, mais qui relèvent d’un problème de fond sur lequel il est important d’agir dès le plus jeune âge, et notamment au primaire et au secondaire pour traiter le problème à la source.
Ibrahim Ouassari, de l’organisation «MolenGeek», vient à son tour nous parler du numérique, mais cette fois en tant que facteur d’intégration. MolenGeek, dont le but est de rendre les technologies accessibles à chacun, accueille les jeunes et moins jeunes se trouvant dans des situations difficiles, afin de les familiariser et de les former aux métiers du numérique. Il semble important ici de relever le parallélisme entre la situation d’exclusion des femmes et celle des jeunes en situation de décrochage scolaire, bien souvent dans un contexte socio-économique difficile. Pour rendre ce monde technologique accessible, MoleenGeek s’inscrit dans une démarche bottom-up et offre une pédagogie spécifique adaptée aux jeunes, surtout après une suite d’échecs scolaires.
À MolenGeek, tout ce qui est proposé est gratuit et, en contrepartie, les membres doivent être solidaires et s’entraider. L’objectif de l’organisation, au delà de la formation au numérique, est d’apporter à ses membres autonomie et indépendance ainsi que de leur permettre de s’adapter au marché du travail. Cette initiative, qui compte un taux de réussite de 90% dans l’insertion de ses jeunes, se sert du numérique comme véritable facteur d’inclusion et comme vecteur de réussite. Pour Ibrahim Ouassari, il est important de spécifier que les technologies ne sont pas neutres ; elles véhiculent des valeurs particulières, car elles sont portées par des personnes particulières et il est primordial d’en prendre conscience pour offrir des solutions adaptées à chacun.
Edouard Simon, directeur du bureau de Bruxelles de «Confrontation Europe» parle ensuite avec nous de l’importance de la parole citoyenne en Europe, et notamment pour pointer les enjeux sur lesquels l’Union Européenne doit s’améliorer.
Le défi immense qui doit être une priorité, car il concerne la société dans son ensemble, est celui de l’investissement massif dans l’humain, aussi bien les hommes que les femmes, dans la révolution des compétences. Cette révolution induite par les avancées continuelles en matière de technologie est un défi car 100% de nos emplois seront bientôt concernés par ces changements. Nous sommes au coeur d’une véritable révolution civilisationnelle. Notre ancien système n’est pas du tout adapté aux nouveaux enjeux. Il y a une crise de l’investissement dans l’investissement. Il faudrait dépenser en plus chaque année, autant que ce que l’on dépense aujourd’hui en une année (environ 65 milliards). La question est ravivée par le Plan Juncker qui pose la question de «Comment amener les investissements privés vers des aménagements publics?».
Pour Edouard Simon, Il faut également prendre garde à la dualisation du marché du travail (un petit nombre d’emplois à forte valeur ajoutée, et un très grand nombre avec de faibles salaires) , car les technologies sont potentiellement clivantes. Nous devons remettre en question la place de l’humain dans son rapport avec le marché, l’emploi et le travail. Il est essentiel de ne pas percevoir avec pessimisme cette nouvelle étape de notre civilisation dans laquelle l’intelligence artificielle tend à s’imposer. C’est une révolution encore en voie de construction dans laquelle l’humain a toute sa place dans ce processus et aura celle que l’on décidera de lui donner.
Tout ceci est loin d’être une fatalité et tous ces enjeux relèvent davantage des choix politiques en la matière. On pose alors la question de la redéfinition du service public qui doit œuvrer dans le sens de l’inclusion, et notamment en aidant activement les initiatives qui travaillent à inclure les individus dans cette société numérique qu’est la nôtre.
Deuxième partie: démocratie et liberté dans le monde numérique
La deuxième partie de la conférence est consacrée aux thématiques de démocratie et libertés dans le monde numérique, en nous axant notamment avec Diego Naranjo et Bertrand l’Huillier sur la protection du citoyen et de ses libertés fondamentales.
Diego Naranjo, avocat et activiste pour le droit numérique au sein de l’organisation (EDRi) (European Digital Right), focalise son intervention sur la question des droits humains dans le numérique. L’emphase est mise ici sur la nécessité d’interpeller les politiciens, et notamment à l’échelle européenne, sur le respect des droits humains dans le numérique, souvent menacés par des actions émanant aussi bien de corps politiques que d’organisations privées (source EDRi). Sur cette question, le rôle des associations locales est essentiel pour mettre en lumière ces différentes menaces et aider le citoyen dans le respect de ses droits en tant qu’utilisateur. Diego Naranjo prodigue à ce sujet quatre mesures que chacun d’entre nous peut d’ores et déjà prendre afin de pouvoir s’assurer davantage de protection sur ses données
1 – Utilisation de l’application chiffrée Signal (https://signal.org/) : c’est l’application la plus avancée pour protéger la vie privée des utilisateurs par le chiffrement des données.
2 – Utilisation d’un gestionnaire de mots de passe : cet outil permet de diversifier ses mots de passe pour plus de sécurité et de les conserver dans une base de données pour les avoir constamment à portée de main.
3 – Procéder par la double authentification pour l’utilisation des applications : par l’envoi d’un code à chaque nouvelle connexion, on minimise le risque de piratage.
4 – Chiffrer tous les dispositifs numériques (gsm, tablette, ordinateur, etc.) : le chiffrement étant à l’heure actuelle le moyen le plus fiable de protéger ses contenus et données sur les appareils électroniques.
La dernière intervention de la conférence est présentée par Bertrand l’Huillier, conseiller politique au Parlement européen et chargé des questions numériques et de protection des données. Ici l’attention est portée sur le Règlement Général de Protection des Données (RGPD) voté en 2016 par l’Union Européenne et mis en place en mai 2018. Cette législation est pour Bertrand l’Huillier ce que l’UE fait de mieux, car elle a avant tout pour objectif la protection des citoyens en leur en redonnant le contrôle sur leurs informations personnelles par rapport aux entreprises. Celles-ci sont maintenant sujettes à de nouvelles obligations vis-à-vis des citoyens. Les six principales dispositions et avancées sont les suivantes :
1 – Le droit d’accepter ou de refuser la réception de publicités
2 – Le droit à l’oubli, qui consiste en l’effacement, sur demande de l’utilisateur, de toutes les données personnelles le concernant sur les plateformes de référencement des moteurs de recherche.
3 – Le droit à la portabilité, qui permet à l’utilisateur de recevoir les données personnelles communiquées en ligne ainsi que de pouvoir les transférer sur une autre plateforme. Cette mesure a pour but de faciliter la gestion et la réutilisation des données personnelles (source https://lexing.be/portabilite-des-donnees-le-nouveau-droit-consacre-par-le-rgpd/).
4 – Le droit à l’information, qui oblige les entreprises à notifier l’utilisateur en cas de piratage ou de fuite de ses informations personnelles, afin qu’il puisse prendre rapidement les mesures nécessaires.
5 – Le droit de recours, soit la possibilité pour les utilisateurs de faire prendre aux entreprises leurs responsabilités en cas manquement de leurs obligations en matière de protection des données personnelles des utilisateurs
6 – Le «privacy by design» ou «la confidentialité par défaut» pose la protection des données en tant que norme et principe de base dans l’élaboration des sites internet.
Toute entreprise qui souhaite avoir accès au marché européen et à ses 500 millions de consommateurs doit maintenant obligatoirement se soumettre à ce règlement, et ce indépendamment de la localisation de son siège social. En plus de la question de la protection des données personnelle de ses citoyens, le RGPD est pour l’UE un véritable allègement bureaucratique et administratif. On passe en effet de 28 législations nationales à une seule législation européenne. Cette unité bureaucratique permet d’assurer une position commune de l’UE sur cette question ainsi qu’une réduction des coûts qui y sont associés.
À travers ce règlement, on pose ici la souveraineté numérique de l’Union européenne, soit la capacité de l’Union à imposer ses règles et son modèle au milieu des deux grands paradigmes que sont le modèle américain et le modèle chinois. Le premier étant largement dérégulé et les données des utilisateurs pensées en terme de potentiel commercial, tandis que le second se veut particulièrement restrictif. Au milieu de ces deux perceptions, le modèle européen fait véritablement office de troisième voie, dans laquelle on combine respect des droits des citoyens européens et innovation. Bertrand l’Huillier conclut ainsi en affirmant que le RGPD, avec ses principes résolument novateurs, replace le citoyen au cœur de la révolution technologique qui, nous l’avons vu, touche la société dans son ensemble.
Si l’on doit synthétiser les différentes idées des exposés des intervenants que nous avons eu la chance d’avoir parmi nous, on retiendra la phrase de Périne Brotcorne qui résume parfaitement toutes ces idées: «Dans ce monde tout numérique, la médiation humaine reste indispensable». Qu’il s’agisse de l’inclusion sur le marché du travail ou encore de la question de la démocratie et des libertés fondamentales dans le monde numérique, il est essentiel de pouvoir former les personnes (telles que les professeurs) qui sont les plus à même de pouvoir en inculquer les multiples enjeux au plus grand nombre. Dans tous les aspects qui ont pu être exposés, l’humain doit rester au centre des préoccupations et en tant que citoyen européen, nous pouvons faire entendre notre voix pour que cette révolution du numérique se fasse sous le signe de l’inclusion et de la protection des libertés de chacun.
Par Cécile Wlodarczak et Victor Gardet
Pour plus d’informations:
Interface3 : http://www.interface3.be/
Confrontation Europe : http://confrontations.org/
MolenGeek : https://molengeek.com/
EDRi: https://edri.org/