Le cadre conceptuel renvoyant à la création du terme “gauche” est pluriel mais surtout très ambigu. Beaucoup d’approches différentes proposées par les chercheurs tentent de définir ce courant à partir des expériences culturelles et politiques qui ont été associées ou engendrées au fil des siècles à ce terme.
Une genèse difficile à cerner
Dater le siècle d’origine de la gauche est un exercice impossible tant ses ramifications dans l’histoire sont profondes et complexes. Ne pas qualifier la gauche comme étant un dogme permet néanmoins d’isoler certaines caractéristiques indépendantes en son génome. C’est, entre autres, une position de fidélité par rapport à un programme original ou encore une doctrine relative à l’Etat naissant. A partir de ces constatations, la gauche est la pierre angulaire ayant érigé plusieurs des premiers mouvements politiques en Europe ; notamment la “gauche dynastique” de 1830, composée de parlementaires libéraux ayant porté Louis-Philippe au pouvoir, ou encore la “gauche catholique” reliée aux messages bibliques, à la solidarité et à l’égalitarisme au 19ème siècle. Mais historiquement, la gauche, c’est également un regard philosophique, un paradigme abstrait constellé d’idées. Il est bien entendu que la “droite” relève aussi de son propre champ philosophique et qu’elle doit être nuancée, car elle ne doit pas être systématiquement définie comme symétriquement opposée à la gauche. La gauche peut renvoyer à des “structures de pensée et de comportement enchâssées profondément et en permanence dans la nature humaine : “devenir” ou “être”, “changer” ou “conserver”, opposition ontologique entre une cosmologie droitière et une autre orientée à gauche. Une autre tradition encore consiste à chercher la valeur permanente, ou le guide constant de la gauche – le principe général qu’elle incarne et qui la différencie de tout autre courant de pensée politique. L’accent porte le plus souvent sur la valeur “d’égalité”, fût-elle définie de manière différente.[1]” La gauche est donc, ontologiquement, liée à un idéal particulier qui rassemble un certain nombre de valeurs.
L’opposition philosophique entre droite et gauche n’est pas tant un affrontement au niveau de la qualité des valeurs, mais plutôt des différences quant à l’ordre de priorités s’agençant autour de valeurs communes. En effet, les interpénétrations entre les deux courants sont si fortes qu’il y a plus d’éléments rassembleurs que de principes exclusifs. Ainsi, les élites pensantes d’une même époque s’opposent sur des principes, mais nous ne pouvons pas nier que, bien souvent, leur classe socio-professionnelle détermine un socle commun. De plus, la constitution même d’un hémicycle par ces élites relève parfois du hasard. En effet, en dehors de toute théorisation de la décision par l’idéologie, la doctrine ou la philosophie, le simple remplissage par regroupement dans un hémicycle suffit à distinguer deux bords et ainsi déterminer des coalitions. Cela relève également du point de vu de celui qui se trouvait au fauteuil présidentiel et de ses affinités avec, à sa droite les « conservateur », et à sa gauche les « progressistes ». Cette dimension est très importante à prendre en considération car elle rend compte d’une réalité qui ne s’explique pas simplement par une logique politicienne.
Il est vrai que, si nous commençons à dater le début de la gauche moderne en Europe à partir de la révolution industrielle, c’est parce qu’elle s’inscrit dans la naissance du concept d’Etat-nation dans la plupart des régions européennes. Ainsi, c’est à partir du 19ème siècle qu’elle se fixe véritablement autour d’une vision et d’idées communes caractérisent, les premières organisations politiques telles que nous les retrouvons de nos jours. Ces différents mouvements politiques seront par la suite intrinsèquement liés les uns aux autres au fil des époques, par leurs idéaux communs face au développement des effets néfastes du capitalisme. Depuis la révolution industrielle, repenser l’humain dans sa condition par rapport au travail, au capital et au salariat cristallise les gauches autour d’un horizon commun: “le socialisme”.
Une actualité en mutation
Aujourd’hui, le socialisme est en crise, voire dans certains pays européens, en extinction. Son idéologie a commencé à décliner dans les années 1980. Les progrès phares apportés en termes de progrès social se concentrent autour de l’éponyme mai 68, palme d’or de la récupération politique de tous bords encore aujourd’hui. Depuis sa conversion au libéralisme de marché et aux valeurs du centre droit, le socialisme s’est essoufflé. Après plusieurs chirurgies plastiques, il ressemble désormais à la sociale démocratie. L’évaporation de l’humanisme et du socialisme de gauche assèche une rivière qui peine à faire son chemin vers l’océan politique d’aujourd’hui. L’écrivain américain Geoffrey Michael Hopf écrivait dans son roman Those who remain que “les temps difficiles créaient des hommes forts. Les hommes forts créent des temps faciles. Les temps faciles créent des hommes faibles. Et enfin les hommes faibles créent des temps difficiles[2]”. Dans le cas de l’étude de notre époque, il est possible de présumer que l’une des plus grandes tragédies de l’histoire de l’humanité – la Seconde Guerre Mondiale – aurait conduit à un essor économique et social fulgurant dans les trente années qui l’ont suivie. L’impératif de reconstruction de l’Europe et le traumatisme vivant dans les esprits ont engendré nombre de bénéfices améliorant la condition primaire de la justice sociale et le rôle de l’interventionnisme étatique dans plusieurs domaines tels que la santé, l’écologie, le code du travail, la lutte contre la xénophobie, le statut des femmes, les pensions de retraite ou encore la contraception par exemple.
Mais alors quels facteurs auraient pu produire une telle vacuité dans le discours mobilisateur de la gauche de nos jours ? Si l’on poursuit le théorème de Hopf, il est possible de mettre en évidence les effets de la période après-guerre. Ces temps d’ajustement ont donné la possibilité de créer une nouvelle ère caractérisée par l’augmentation considérable de la qualité de vie ainsi qu’une stabilité jamais connue auparavant en Europe, la construction européenne ayant permis de maintenir la guerre à bonne distance. Deux générations plus tard, les citoyens européens concrétisent la pensée de Hopf. Ayant le luxe de la faiblesse, les enfants rois, fils et filles de l’antiracisme, accusent désormais leurs pères d’avoir en réalité été les idiots utiles de la montée des partis d’extrême droite et des populistes. Les enfants ingrats nés de la sueur de ceux qui ont reconstruit une Europe laissée en ruine ne sont pourtant pas tous aussi bêtes et méchants que les populistes. En vérité, la majorité sont mus par de grands idéaux, ils n’ont simplement ni horizons indépassables, ni projets politiques communs comme leurs grands-parents. Être une individualité est déjà un travail à temps plein procurant aussi peu de confort que d’épanouissement, et cette recherche du soi est exacerbée par les mises en concurrence. Les injonctions néolibérales au bonheur automatisent les individus solitaires, de plus en plus sujets aux burn-out, enclin à prendre soin d’eux, quand bien même les idéaux communs eux, sont en berne. L’indifférence générale, à une vision et un projet politique commun, pèche par la crise du “vivre-ensemble” et la croyance en la nation et ses symboles, pourtant quintessence du sentiment d’appartenance forgeant une nation. La perte de symbole et l’asphyxie du désir commun laissent indubitablement les clefs de la maison entre les mains des populistes. Le pullulement des discours sceptiques, réfractaires et nauséabonds n’est pas dû à la fatalité d’un mal qu’aurait attrapé notre civilisation, mais bien le symptôme d’une pathologie qui gangrène les peuples à cause d’un mauvais afflux en idéaux. Le populisme est la réaction épidermique des laissés pour compte qui ne sont plus accompagnés dans le changement, dans la transition vers une société qui sait se réinventer en confiance et par nécessité. Le populisme en Europe est à la vacuité vertigineuse du discours de la gauche (à l’équilibre avec celui de la droite), ce que l’eczéma est à la défaillance du système immunitaire. Économie de marché, immigration, chômage et vide du discours idéologique de la gauche européenne sont autant d’épreuves qui mettent à mal le système immunitaire de l’Union européenne (UE).
Les réactions de l’Union européenne
Les réponses de l’UE tentent d’être efficaces, mais aucune n’arrive à enclencher véritablement la machine arrière. Les nations du globe deviennent grisâtres chaque jour un peu plus – entre les pays tombés dans le populisme et ceux où les populistes ne sont pas très loin du pouvoir. Le Brésil est le dernier en date avec le président d’extrême droite Jair Bolsonaro. Face à cette nouvelle élection malheureuse, le commissaire européen Pierre Moscovici – symbole de la gauche libérale chez les sociaux-démocrates européens – appelait lundi, sur Public Sénat, au réveil des démocrates face à la montée des “démocrates illibéraux”. Ce retranchement derrière l’appellation “libérale”, au sens d’une seule et même grande famille recomposée, n’est certainement pas le type de clivage qui permettra de résoudre la montée du populisme en Europe.
Le clivage gauche/droite doit retrouver de son importance, car sinon les populistes deviendront les seuls partis d’opposition, nous enseigne Dominique Méda (directrice du laboratoire de sciences sociales de l’université Paris Dauphine, professeure de sociologie, co-auteure de “Une autre voie est possible”). C’est justement bel et bien en travestissant le véritable socialisme derrière cette dénomination de « démocrates libéraux » que de plus en plus d’eau est apportée au moulin des populistes. Les observateurs de la vie politique française s’inquiètent même de voir le parti socialiste français se transformer en groupuscule. Et de toute manière, l’influence globale des socio-démocrates au sein de l’UE est en forte baisse. Les démocraties libérales mondiales reculent au profit des “démocratures” ou des démocraties conduites par des populistes exploitant le système de liberté. La question que les Européens sont en droit de se poser est de savoir qui des deux nouveaux camps fait le lit de l’autre ? Car ce principe des vases communicants entretient une structure asymétrique, les inégalités de richesse continuent de se creuser, alimentant la réaction des plus pauvres se tournant vers les populistes, ainsi que ceux qui privatisent la prise de décision, irriguant vertueusement toujours plus les mêmes sphères d’influence. En somme, la carence d’ambition de nos jours encourage le chien à continuer de se mordre sa propre queue.
Emotion et médiatisation
Tentons pour finir de relever les différents éléments qui fragilisent le discours idéologique de la gauche. Comment en est-on arrivé à créer une génération sans repères ? Pourquoi le cadre de référence de la gauche est-il devenu insoluble dans les esprits européens ? Le constat est sans appel : le progrès social et européen (le « et » est important) ne convainc plus les masses. Nous l’avons mentionné plus haut, premièrement la société “facilitée” par les gens forts d’après-guerre nous ont conduits empiriquement à ne plus être à la hauteur des ambitions passées (spécialement le vaste chantier inachevé qu’est l’UE). Parallèlement, nous relevons également que les grandes libertés individuelles, élargies ces dernières décennies par la gauche, ont permis à toute une multitude de minorités opprimée d’obtenir une plus forte attention sur la place publique. L’accélération de l’évolution des nouveaux médias permet à toutes les émotions de s’exprimer. La raison fait de moins en moins acte de loi et la tyrannie des images douloureuses prend le dessus sur la véritable solidarité. La déification de la douleur dans une société individualiste révèle en fait un manque d’espace collectif où pourrait s’exprimer la solidarité face à une injustice. La responsabilité de la gauche est d’avoir grandement participé implicitement à ces orchestrations, ainsi qu’à l’individualisation. L’exposition aux émotions n’est pas une mauvaise chose, et il ne s’agit en aucun cas de la dénigrer ; simplement leur affluence trop forte sur ceux qui débattent des idées et sur la raison occasionne un dérèglement rarement contrôlable et souvent déraisonnable, car l’émotion est structurellement instable et imprévisible. A trop haute dose, elle mène donc au déséquilibre. C’est en tout cas la conclusion portée par la journaliste et professeure Anne-Cécile Robert, qui analyse l’impact de plus en plus néfaste des affects et des lamentations dans l’espace sociopolitique. Cette nouvelle place pour les émotions n’est pas nécessairement la résultante d’une intention, mais, encore une fois ici, d’un glissement opéré par la société.
Pour faire plus simple, et mettre en relation la dictature des émotions et notre sujet : lorsque les émotions prennent le dessus sur la raison, c’est qu’il y a un recul de la pensée. Or, le rôle essentiel de la gauche depuis ses origines, c’est de fournir, agiter et mobiliser des idées avant d’établir des structures. C’est d’ailleurs pour cela que la plupart du temps la droite ne revient pas sur les lois faites par la gauche et est idéologiquement soumise. A l’inverse, la gauche est traditionnellement soumise structurellement et institutionnellement à la droite. La fuite des idées laisse les rênes à un nouveau type de gouvernance dicté par une société doloriste. Cet effet sur une génération en perte de repères et individualiste fait vivre les individus à travers la mise en scène de leurs émois. Or précisément, c’est ontologiquement le rôle de la gauche que de canaliser les émois afin d’en produire une solution collective fondée sur une réflexion. La génération des “hommes faibles”, sujette à la peur, plus sensible que raisonnable, annihile le bon débat au profit d’une dérive qui oppose les bien-pensants aux mal-pensants. Ce duel vicieux fige les individus ayant peur d’être accusés de faire des différences ou de ne pas se sentir concernés et donc d’être confondus avec les mal-pensants. Il faut rappeler à ce titre qu’être égaux en droit et en respect n’implique pas nécessairement que tous les citoyens soient identiques. Ce litige instauré par la bien-pensance n’est pas aidé par l’évolution de la communication en politique où la vérité dans la parole des politiciens est de plus en plus maîtrisée et lissée. Ce fait, combiné à une augmentation forte de la défiance des citoyens vis-à-vis de la classe journalistique, creuse d’autant les écarts et amenuise le facteur confiance. Cet appauvrissement des débats et des idées pousse les citoyens dans les bras des gourous populistes, incarnation systémique de la bêtise ambiante. Leur émissaire le plus emblématique étant bien entendu Donald Trump, fruit parfait d’une idiocratie.
Une descendance désemparée
La gauche de gouvernement a attendu plusieurs décennies que la droite trébuche pour pouvoir arriver au pouvoir. Et lorsque ce fut son tour, elle n’a rien su proposer de nouveau en matière d’idée, d’innovation et de progrès. Elle s’est même contentée de prolonger le même schéma que ces prédécesseurs. C’est ici une opinion mise en avant par l’essayiste et philosophe Raphaël Glucksmann, auteur en cette rentrée littéraire de l’ouvrage Les enfants du vide. Pour cet auteur, le vote populiste – d’extrême droite et gauche – résulte de la fracture entre l’ancienne génération qui, dans certaines classes modestes, était pauvre mais était, à contrario, portée par des idéaux communs comme le parti, le syndicat, l’église, ou encore les différentes corporations qui arrivaient à créer lien social. Celle-ci fait désormais un constat différent sur ses propres enfants. Ceux-ci sont relativement plus riches, financièrement et culturellement, mais ne savent pas où et comment s’engager sur une voie stable. Ces enfants ont grandi dans un monde idéologiquement plus creux que leurs pères, et sans ligne de mire précise car individualisés dans un océan élargi au centième par la globalisation. Il s’agit d’une globalisation où le citoyen moyen français s’aligne sur les mêmes rangs que son homologue moyen australien ou argentin. Mais par-dessus tout, les chercheurs observent un risque du vide de la pensée dû à la saturation d’images, de publications, de notifications et de sollicitations en tout genre que les jeunes subissent dans leur environnement de façon permanente.
Afin de lutter contre la montée frénétique du populisme, il est vital de recréer du sens par l’écoute et la réflexion et ce, dans un temps plus long et lent que celui qui s’écoule médiatiquement aujourd’hui. Pour rassembler les citoyens européistes et les convier à réfléchir sur comment fonder une vision au cœur d’un projet politique supra-, inter- et trans-national. Les individus pro-européens pourront sortir de la solitude en se réorganisant politiquement, culturellement et socialement autour, par exemple, du projet de transition écologique de l’UE.
Victor Gardet
Pour plus d’information:
[1] Bartolini Stefano « La mobilisation politique de la gauche européenne (1860-1980) », edition de l’Université de Bruxelles, 2012, Bruxelles p.25 l.17
France Culture et Dominique Méda : https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-des-matins/le-parti-socialiste-va-t-il-devenir-un-groupuscule
Slate et l’Obs pour Raphaël Glucksmann « Les enfants du vide »: http://www.slate.fr/story/168476/raphael-glucksmann-enfants-du-vide-claude-perdriel + https://www.nouvelobs.com/politique/20181002.OBS3315/les-enfants-du-vide-extraits-exclusifs-du-livre-choc-de-raphael-glucksmann.html
[2] Citation Micheal Hopf : https://www.goodreads.com/author/quotes/7033825.G_Michael_Hopf
France Culture et Anne-Cécile Robert « La stratégie de l’émotion » : https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/les-larmes-font-elles-la-loi
France Culture et Pierre Rosanvallon :https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-des-matins/les-intellectuels-ont-ils-echoue
France Culture « Que valent les valeurs » : https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/que-valent-les-valeurs