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Les lanceurs d’alerte : vers une législation européenne de protection des lanceurs d’alerte ?

Des médias, des organisations ou des personnes sont parfois à l’origine d’une prise de parole concernant plusieurs scandales, visant par exemple des pratiques d’optimisation fiscale (Luxleaks, Panama papers…) ou la falsification de contrôles anti-pollution (Dieselgate). Ces informations ainsi exposées dans les médias ont eu des répercussions mondiales amenant les individus à l’origine de ces « révélations » à jouer un rôle important dans la révélation d’activités illicites ou moralement condamnables. C’est ainsi que l’on retrouve l’expression « lanceur d’alerte » ou « whistleblower » pour qualifier les acteurs à l’origine de ces actes de dévoilement. Lanceurs d’alerte ou whistleblowers ? La définition de l’expression « lanceur d’alerte » la plus connue a été créée à la fin des années 1990 par Francis Chateauraynaud et Didier Tony, deux sociologues[1]. Le terme sera par la suite aussi popularisé par André Cicolella[2]. Francis Chateauraynaud souligne les deux caractéristiques constituantes de la notion de « lanceur d’alerte ». Ainsi, un « lanceur d’alerte » désigne « toute personne, groupe ou institution qui, percevant les signes précurseurs d’un danger ou d’un risque, interpelle une ou plusieurs puissances d’action, dans le but d’éviter un enchaînement catastrophique »[3]. L’auteur complète en précisant que l’expression désigne « toute personne ou groupe qui rompt le silence pour signaler, dévoiler ou dénoncer des faits passés, actuels ou à venir, de nature à violer un cadre légal ou réglementaire ou entrant en conflit avec le bien commun ou l’intérêt général »[4]. Il conviendrait également, selon lui, d’opérer une distinction entre la notion de « lanceur d’alerte » et celle de « whistleblower » : en effet, si les deux expressions sont utilisées pour désigner une même réalité, l’on considère souvent « lanceur d’alerte » comme la traduction de « whistleblower », alors que les dynamiques dans lesquelles ces notions sont engagées pourraient différer. Ainsi, selon l’auteur, la subtile différence résiderait en ce que le lanceur d’alerte cherche à rendre public un risque afin de le faire connaitre tandis que le whistleblower cherche à arrêter l’activité d’un acteur tiers qu’il juge contraire à l’intérêt général[5]. L’Union européenne, elle, ne semble pas opérer de distinction de définition entre lanceur d’alerte et whistleblower mais utilise la notion de lanceur d’alerte en tant que traduction de celle de « whistleblower » de l’expression en anglais, puisque les Anglo-Saxons parlent plutôt de whistleblowers et de whistleblowing pour qualifier cette pratique. C’est également le choix opéré par les médias ainsi que par la majorité de la littérature à ce sujet, que de considérer les deux expressions comme interchangeables. Selon la Commission européenne, « un lanceur d’alerte est toute personne qui signale ou révèle des informations concernant des infractions au droit de l’Union constatées dans le cadre de ses activités professionnelles »[6]. Sont concernés par cette définition les personnes divulguant des informations dans leur cadre de travail, qu’elles soient ou non salariées, « aussi bien les travailleurs salariés que les travailleurs non-salariés ou établis à leur propre compte, les consultants, les prestataires externes, les fournisseurs, les bénévoles, les stagiaires non rémunérés et les candidats à l’emploi »[7]. Le phénomène des lanceurs d’alerte : entre trahison et combat pour l’intérêt général Le phénomène des lanceurs d’alerte est l’objet d’une attention croissante de la part du public ainsi que des médias. Il constitue également un champ d’étude important pour les universitaires nord-américains, les chercheurs européens traitant moins ce sujet, à quelques exceptions près[8]. Cette pratique des lanceurs d’alerte est considérée par des chercheurs tels que Sébastien Schehr, « comme une forme particulière de déviance nous permettant d’interroger plus globalement les rapports entre les individus et les ensembles dont ils sont membres »[9]. Les lanceurs d’alerte sont confrontés à la question du respect des normes, normes considérées comme étant les « bonnes » pratiques du lien social dans un groupe donné. Par conséquent, les révélations émises par les lanceurs d’alerte, sont généralement perçues par les autres membres de l’organisation à laquelle ils appartiennent comme une trahison, « une violation majeure des conventions ayant trait à la confiance et à la loyauté »[10]. D’un point de vue sociologique, la trahison a été notamment définie par Malin Åkerström en 1991[11]: selon elle, la trahison concerne deux types d’actions, d’un côté les actes relatifs à une révélation, à la transmission d’un secret ou d’une information (cela pourrait correspondre à l’espionnage par exemple), et de l’autre, les actes relatifs à ce que Albert O. Hirschman en 1970[12] définit comme l’ « exit », des actes de désertion, de défection, de déloyauté, d’infidélité ou de conversion par exemple. Les actes liés à la révélation d’une information supposent de rompre un secret, tandis que faire défection ou déserter suppose un départ, une rupture physique avec un pays ou une organisation. Comme l’analyse Sébastien Schehr, il y a donc l’«idée de dépassement des frontières réelles et symboliques d’un ensemble social donné »[13]. Par ailleurs, cette qualification des actes du lanceur d’alerte de trahison par son organisation (entreprise par exemple) permet donc à cette dernière de justifier des sanctions à son égard. Menaces de sanctions qui semblent être à l’origine d’une justification publique de ses actes par le lanceur d’alerte. De fait, l’auteur met en lumière le résultat de différentes études scientifiques sur le processus qui conduit des employés d’une organisation à exposer publiquement des informations sensibles pour cette dernière. Ainsi, il apparaît que[14] :
  • La plupart des lanceurs d’alerte ne décident de faire part des informations qu’ils détiennent qu’en «deuxième intention». Il semblerait que les lanceurs d’alerte tentent d’abord pour la plupart d’avertir leur encadrement, avant d’opérer des dénonciations publiques. Par ailleurs, on a pu observer qu’en raison de l’indifférence de leur organisation ou de la volonté de leur hiérarchie d’étouffer les faits, les lanceurs d’alerte décident d’opter pour une prise de parole publique[15].
  • Les lanceurs d’alerte se trouvent dans une situation similaire à celle des « dissidents institutionnels » décrite par Maryvonne David-Jougneau[16]. Ce sont « des individus dont les pratiques professionnelles entrent en conflit avec les normes de l’institution qui les emploie »[17]. Du fait de ce conflit entre leurs pratiques professionnelles et les normes de leur institution, ces individus peuvent se retrouver rejetés ou mis sur la touche, c’est-à-dire licenciés par la structure qui les emploie. Cependant, ces dissidents souhaitant porter leur cause qu’ils estiment juste à travers divers moyens (comme des articles, des conférences de presse, des pétitions, etc…) prennent la parole sur la place publique. L’institution qui les emploie est alors bien souvent obligée de rendre des comptes ou de les réintégrer. La différence avec les lanceurs d’alerte réside dans le fait qu’eux, prennent la parole de l’intérieur de l’organisation. Et c’est souvent seulement à la suite de cette prise de parole que les lanceurs d’alerte se trouvent mis au ban de leur organisation.
  • Janet P. Near et Marcia P. Miceli semblent en effet montrer que la réaction habituelle des organisations qui emploient les lanceurs d’alerte, dès lors que ces derniers prennent la parole, est d’exercer à leur encontre des représailles, par ailleurs souvent pondérées en fonction du statut de la personne incriminée[18].
  • Si les raisons avancées par les lanceurs d’alerte pour justifier leur action sont multiples et peuvent varier d’un individu à l’autre, les enquêtes menées sur ce sujet nous montrent que ceux-ci justifient presque toujours leur geste au nom de l’intérêt général et du bien commun, invoquant notamment l’urgence de la situation ou la gravité du risque couru. Une action menée pour le bien de l’entreprise ou de l’institution est également souvent avancée[19].
Åkerström a ainsi construit une typologie des trahisons impliquant une révélation[20]. Ainsi, l’auteur relève qu’en fonction du soutien reçu et des rapports de force, le lanceur d’alerte pourra soit faire figure de martyr (auquel cas il ne reçoit pas de soutien, et est victime de sanctions), soit entamer une croisade solitaire (pas ou peu de soutien, pas de sanctions), ou enfin pourra être consacré héros (soutien, qu’il y ait ou pas sanction). Ainsi, le cas de M. Va’anunu, ingénieur qui a révélé dans les années quatre-vingt les projets israéliens en matière d’armement nucléaire, se rapproche du premier type. Il fut mis à l’isolement et condamné à dix-sept ans de prison. Le cas de Francesco Vincent Serpico, officier de police américain qui dénonça sans résultat la corruption de ses collègues rentrerait quant à lui dans la catégorie de la croisade solitaire. Il finit d’ailleurs par démissionner de la police. Enfin, le cas de Daniel Ellsberg, aujourd’hui considéré comme un héros national pour avoir, en 1971, révélé l’implication du gouvernement américain dans les bombardements au Laos et au Nord Vietnam, serait illustratif du troisième type. Si cette formalisation à l’avantage de rendre compte des différentes situations et cas rencontrés, encore faut-il préciser que l’appui d’un tiers n’implique pas pour autant un consensus entre les parties : si le rapport de force est susceptible d’être inversé en cas de soutien massif, si le lanceur d’alerte peut passer pour un « héros » et voir ainsi son action appréciée par un large public, il n’en restera pas moins un traître ou un renégat pour l’organisation à laquelle il appartient. Néanmoins, malgré tout, certains chercheurs considèrent la transgression des actes opérée par les lanceurs d’alerte comme un cas de déviance positive[21]. En effet cette expression désigne une action intentionnelle s’écartant des normes du groupe de référence, mais cette action est porteuse d’une dimension « civique » et engendrerait par conséquent des bénéfices sociaux. Ainsi, Miethe souligne que l’alerte permet d’exposer les fautes ainsi que les dysfonctionnements professionnels d’une organisation[22]. D’autres chercheurs mettent en avant la contribution des lanceurs d’alerte aux controverses scientifiques et au débat public, en mettent en lumière des informations qui n’auraient pu être obtenues conventionnellement[23] Distinguer les différents acteurs de l’alerte Les dénonciations des lanceurs d’alerte semblent se concentrer autour de 3 enjeux en particulier, dans lesquels ils entendent que la transparence soit à l’ordre du jour : les libertés fondamentales (droits de l’homme), le commerce et l’environnement. Les lanceurs ne sont pas les seuls acteurs derrière ces phénomènes d’alerte; en effet, il existe 3 principaux types d’acteurs à cet égard: -La presse -Les organisations spécialisées -Les whistleblowers / lanceurs d’alerte En ce qui concerne la presse en tant qu’actrice des phénomènes d’alerte, nous pouvons citer l’International Consortium of investigative journalists (ICIJ), fondé en 1997. Ce consortium reçoit de l’information provenant de documents « fuités » (même si le terme de leaking conviendrait mieux en ce qu’il traduit une fuite volontaire et non accidentelle). Ce consortium est à la source d’une nouvelle forme de journalisme, une évolution récente favorisée par la société de l’information. L’ICIJ est à l’origine d’un travail d’enquête commun où les documents fuités sont retravaillés pour aboutir à une enquête journalistique. En 2014, l’ICIJ a notamment rendu publics les accords fiscaux dont des centaines d’entreprises bénéficiaient au Luxembourg (accords qui ont été négociés par Jean-Claude Juncker). Ces documents ont été très importants, pour montrer la fragilité de l’Union européenne dans ses dispositifs, dans la question du traitement du dumping fiscal. Gabriel Zucman, économiste français, a réalisé des travaux sur la fraude fiscale des ménages et des entreprises[24] : il y dévoile l’ampleur de ces phénomènes de fraude fiscale et son acceptation par les Etats qui font semblant d’être surpris. Ainsi, ce consortium travaille sur la base de leakings (documents fuités bruts) et ensuite enquête. Dans les quotidiens internationaux, l’enquête sur les Panama papers et sur les tax ruling était bien documentée. Les seconds acteurs à l’origine d’alertes sont les organisations spécialisées. Plus précisément, des ONG souvent engagées dans les droits de l’homme ainsi que des ONG spécialisées sur les problématiques environnementales. Elles sont souvent adaptées à cette société de l’information explicitée ci-dessus. Par exemple, la branche néerlandaise de Green Peace qui a mis en ligne en 2016 des documents bruts sans enquête, des documents de l’Union européenne qui font état de l’avancement de la négociation sur le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement entre l’UE et les Etats-Unis[25]. Cette publication en ligne concerne un ensemble de 15 documents bruts. Cependant, l’organisation spécialisée sans doute la plus connue est Wikileaks créée en 2006. Wikileaks s’est fait connaitre un an après sa création en rendant publics des documents originaux sur le président de la République du Kenya, Daniel Arap Moi, dont ils révélaient la très forte corruption[26]. En 2010, l’organisation met en ligne la vidéo interne d’un hélicoptère américain abattant des civils irakiens, avec la voix du pilote[27]. C’est à ce moment-là que Wikileaks accède à la reconnaissance mondiale. A partir de là, Wikileaks s’est mis à cibler les Etats-Unis en particulier : en effet, l’organisation est devenue le réceptacle de documents bruts qui portent sur l’ensemble des formes que prend la domination mondiale des Etats-Unis. Ainsi donc, la spécialité de Wikileaks est de publier des documents bruts. La presse qui s’est appuyée sur les documents de Wikileaks a pris des précautions en anonymisant des documents, ce que Wikileaks n’avait pas fait. L’organisation fragilise la position diplomatique des Etats-Unis. Enfin, les whistleblowers constituent la troisième catégorie d’acteurs de l’alerte.  Nous nous trouvons là face à des personnes physiques membres d’organisations qui entendent pour des raisons morales, éthiques, religieuses, philosophiques dénoncer des actes qui ne paraissent pas correspondre au droit de leur pays. Un exemple connu est celui de la banque suisse HSBC : Hervé Falciani, un banquier, a communiqué des listes de plusieurs milliers de détenteurs français de comptes à HSBC qui avaient fait de l’optimisation fiscale en 2010, et il a recommencé en 2012 auprès de l’Espagne. Il a été renvoyé puis traduit devant la justice et a subi en parallèle de nombreuses menaces[28]. Autre exemple connu, celui d’Edward Snowden, qui transmet en juin 2013 des documents provenant d’une juridiction fédérale à des journalistes (en charge de les rendre publics, ce qui sera fait progressivement), documents indiquant autoriser les interceptions téléphoniques (aux termes du Foreign intelligence surveillance Act de 1978) mondiales. Ses révélations concernent alors la surveillance mondiale d’Internet, mais aussi des téléphones portables et d’autres moyens de communication, principalement par la National Security Agency (NSA). Ces documents indiquent qu’il est ordonné à Verizon, une entreprise de télécommunications américaine, de fournir à la NSA des informations sur les écoutes téléphoniques de certains citoyens. Edward Snowden se réfugie vite à Hong Kong et donne à la presse hongkongaise d’autres indications. Il y avait eu auparavant des lanceurs d’alerte à la NSA mais qui ne sont pas sortis du sol américain, faisant de Snowden un cas atypique car il est parti avec des centaines de documents. Edward Snowden montre l’ambition de révéler l’intensité des programmes d’espionnage de la NSA[29]. Ainsi donc, l’importance des documents Snowden tient dans la révélation de l’intensité et de la complexité des dispositifs de la NSA. Ainsi, les lanceurs d’alerte peuvent être victimes de représailles à intensité variable mais pouvant atteindre des sommets en la matière. En effet, nous pouvons retenir, parmi d’autres affaires, celle de la banque suisse UBS dans laquelle est impliquée Stéphanie Gibaud. Cette lanceuse d’alerte est une ancienne responsable des relations publiques d’UBS France et elle connait une véritable descente aux enfers depuis qu’elle dénonce dès 2008 une fraude fiscale organisée dans laquelle est impliquée la banque. Elle subit d’abord plusieurs tentatives de licenciement -UBS France portera même plainte contre elle pour diffamation (mais perdra ce procès)- pour finalement se retrouver licenciée en 2012. Le bilan de cette affaire est lourd de conséquences pour cette lanceuse d’alerte, puisqu’elle a finalement perdu son emploi, la garde de ses enfants ainsi que son logement[30]. De ce fait, face aux mesures de représailles auxquelles font face les lanceurs d’alerte, l’Union européenne entend protéger ces acteurs. Objectif de l’Union européenne : protéger les lanceurs d’alerte En ce qui concerne l’échelle nationale, avant d’aborder le niveau européen, dix pays européens ont déjà établi dans leur droit national une protection spécifique pour les lanceurs d’alerte. En France par exemple, la loi Sapin 2, dont le Parlement européen ainsi que la Commission européenne se sont inspirés pour légiférer à ce sujet est en vigueur depuis le 1er janvier 2018. Avant que la Commission européenne ne décide d’un projet de directive en faveur de la protection des lanceurs d’alerte en avril 2018, il existait déjà quelques textes inégalement contraignants[31]. Jusqu’en février 2013, la Commission s’était très peu positionnée sur la question de la protection des lanceurs d’alerte. En novembre 2013, dans une réponse au Parlement européen, lors de l’organisation d’une session de questions-réponses, qu’elle n’aborderait pas « une éventuelle législation européenne protégeant les lanceurs d’alerte » et que, même si elle avait été invitée à soumettre une proposition à ce sujet, elle aurait évalué les informations disponibles[32]. Selon Tania Racho, juriste en droit européen des droits de l’homme, la réticence de la Commission pouvait provenir du fait que cette dernière ne s’était peut-être pas accordée sur la définition même de cette protection : si cette protection des lanceurs d’alerte était à qualifier comme un droit fondamental, les Etats membres ayant refusé de céder à l’Union européenne toute compétence en matière de droits fondamentaux, la Commission ne pouvait donc se prononcer sur la question et proposer des normes régulant ces mêmes droits[33]. L’une des solutions envisagées pour que la Commission puisse proposer des normes sur la protection des lanceurs d’alerte était alors de prendre le parti de considérer que l’absence de protection pouvait constituer une entrave aux libertés de circulation des personnes, des établissements ou encore de la prestation de service. En définitive, il restait encore à définir la possibilité que la Commission soit poussée à agir à travers deux moyens en particulier. La Commission pouvait être invitée à agir par les citoyens directement à travers l’outil d’initiative citoyenne européenne (outils mis en place depuis le 1er avril 2012). L’autre moyen indirect pour la Commission de proposer une législation sur le sujet était que le Parlement, par le biais d’une résolution (en vertu de l’article 225 TFUE), invite la Commission à présenter une proposition lorsqu’il estime qu’une législation de l’Union est nécessaire : dans cette situation, la Commission ne peut refuser de présenter une proposition que si elle en justifie les motifs. Le Parlement avait déjà suggéré à la Commission l’utilité d’une législation européenne sur la protection des lanceurs d’alerte par le passé, à plusieurs reprises en 2013 et en 2014[34]. A travers ces résolutions, le Parlement européen prenait acte de la nécessité d’offrir un cadre normatif aux lanceurs d’alerte à la fois pour permettre l’alerte et pour protéger celui qui la lance[35]. Ces résolutions ont fait suite notamment aux révélations d’Edward Snowden concernant des écoutes de la NSA qui avaient, entre autres, ciblé directement l’Union européenne et démontrent également l’intérêt de l’Union européenne, tout du moins du Parlement européen pour la question. De plus, le Parlement s’est intéressé à la protection des lanceurs d’alerte dans d’autres domaines, dans lesquels l’Union européenne n’était pas directement impliquée. En effet, la création d’un statut protecteur au niveau de l’Union européenne, notamment pour uniformiser les multiples encadrements nationaux qui peuvent par ailleurs être disparates ou inexistants, a rapidement été envisagée. L’idée d’une uniformisation est parfois déjà suivie au niveau national, lorsque les législations internes sont trop nombreuses, souvent créées dans un domaine spécifique : c’est le cas de l’Irlande par exemple, qui a adopté une loi générale en 2014 (le « Protected Disclosure Act » du 8 juillet 2014) mettant fin à un encadrement éclaté dans 12 lois sectorielles, l’État ayant en effet opté pour une généralisation de la protection, dans le but supposé d’adopter une meilleure lisibilité et accessibilité concernant la protection des lanceurs d’alerte[36]. Tania Racho soulignait déjà en 2016[37] les bénéfices d’une uniformisation de la protection des lanceurs d’alerte à l’échelle des 28 Etats membres de l’Union européenne : le lanceur d’alerte en dénonçant un dysfonctionnement de l’Union, pourrait se trouver dans la situation, par exemple, d’être employé d’une entreprise à dimension européenne, voire internationale, rendant par conséquent plus pertinent qu’une même protection soit appliquée dans les différentes filiales de cette même entreprise internationale. Ce n’est que plus tard, en 2018, et alors que le Parlement européen poussait déjà la Commission à agir, que cette dernière élabore des propositions de directive en ce sens. En effet, le 23 avril 2018, la Commission européenne dévoile une proposition de directive sur la protection des lanceurs d’alerte. Cette proposition de directive s’appuie notamment sur une recommandation du Conseil de l’Europe de 2014 sur la protection des lanceurs d’alerte ainsi que sur le rapport d’initiative adopté par le Parlement européen en octobre 2017 (porté par la députée européenne radicale de gauche, Virginie Rozière)[38] [39]. La proposition de directive de la Commission européenne reprend presque l’intégralité des recommandations proposées par ce rapport d’initiative du Parlement. Détails de la proposition de directive de la Commission européenne : Ce projet de directive se devait d’instaurer des « canaux sûrs permettant les signalements tant au sein d’une organisation qu’auprès des pouvoirs publics »[40] […] Le projet de directive doit notamment protéger les lanceurs d’alerte contre le licenciement, la rétrogradation et d’autres formes de représailles, y compris ceux qui interviennent en tant que source pour des journalistes d’investigation[41][42]. Sont concernées par cette proposition de directive les entreprises ainsi que les administrations et plus précisément, les entreprises de plus de 50 salariés et d’un chiffre d’affaires supérieur à 10 millions d’euros. Sont concernées aussi les administrations nationales, régionales et les municipalités de plus de 10 000 habitants (les administrations concernées doivent alors mettre en place un mécanisme interne qui permet de recevoir les alertes de leurs employés). Les entreprises et administrations concernées disposent alors d’un délai de trois mois pour répondre aux lanceurs d’alerte. Au-delà de ce délai, si l’employé à l’origine d’une alerte n’a aucune réponse, ce dernier pourra se rendre devant un organisme national indépendant dont la nature devra être arrêtée par les Etats. Quant aux employés d’une entreprise ou d’une administration ne remplissant pas les critères cités ci-dessus ou ne possédant pas de mécanisme interne d’alerte, ces derniers pourront directement s’adresser aux autorités compétentes nationales[43]. L’étape suivante, si aucune mesure adéquate n’a été prise après un signalement par les voies internes en entreprise ou après un signalement auprès des autorités nationales, est d’opérer un signalement au grand public. La Commission souhaite respecter, pour chaque situation ainsi que pour chaque étape du processus, l’anonymat du travailleur. Aussi, il n’est pas nécessaire qu’un employé dispose de toutes les preuves pour effectuer un signalement, l’alerte pourra être déclenchée sur sa seule bonne foi, ceci pour pousser à agir dès le moindre doute[44]. Dans cette proposition de directive pour une protection des lanceurs d’alerte, la possibilité de la mise en place d’une « clause de sauvegarde générale »[45] est développée, son but étant de permettre aux lanceurs d’alerte, en cas de danger imminent ou manifeste pour l’intérêt public ou en cas de préjudice irréversible, de se rendre directement devant la presse et de divulguer l’information au public[46]. Puisque l’objectif de ces alertes est de signaler des infractions au droit de l’Union européenne, la Commission a précisé les domaines pour lesquels la protection des lanceurs d’alerte serait effective : ces domaines, nombreux, vont des marchés publics au blanchiment d’argent, de la protection des consommateurs et de l’environnement à la santé publique ou encore au respect de la vie privée[47]. Le rapport d’initiative du Parlement recommandait notamment d’imposer des sanctions pénales aux auteurs de représailles envers les lanceurs d’alerte, ainsi qu’une aide financière pour soutenir ces derniers dans la procédure judiciaire, mais ces deux propositions n’ont pas été retenues par la Commission[48]. Néanmoins, cette proposition entend encourager l’action des lanceurs d’alerte par d’autres moyens. Tout d’abord, elle entend les protéger contre le licenciement, la rétrogradation et d’autres formes de représailles[49]. Dans le cas où un lanceur d’alerte serait victime de mesures de représailles, des conseils gratuits ou des voies de recours appropriées, telles que par exemple des mesures permettant de mettre fin au harcèlement sur le lieu de travail ou d’empêcher un licenciement, devront lui être fournis. L’organisation dans laquelle se trouve le lanceur d’alerte devra avancer des preuves qu’elle n’exercera pas de représailles à son encontre. Les lanceurs d’alerte seront également protégés dans les procédures judiciaires, notamment par une exonération de responsabilité liée à la divulgation des informations[50]. Il reste à obtenir à ce jour l’approbation de cette directive par le Parlement européen ainsi que par le Conseil de l’Union européenne. La Cour des comptes européenne s’est prononcée sur cette proposition de directive et met en évidence certaines de ses complexités, notamment concernant l’application de la directive, mais néanmoins s’en félicite[51]. Ainsi, il semblerait que l’idée d’une uniformisation de la protection des lanceurs d’alerte par l’Union européenne fasse son chemin et soit en voie de concrétisation. [1] Francis Chateauraynaud et Didier Torny, Les Sombres précurseurs. Une Sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, Paris, Les Éditions de l’EHESS, 1999. [2] Pierre Grelley, « Contrepoint – Un statut pour le lanceur d’alerte ? », Informations sociales 2015/5 (n° 191), p. 19-19. [3] Chateauraynaud, F., « Lanceur d’alerte », in Casillo I. et al. (dir.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la participation, Paris, GIS Démocratie et Participation, 2013. URL: www.participation-et-democratie.fr/fr/node/1435. [4] Idem [5] Idem [6] « Foire aux questions : Protection des lanceurs d’alerte », Commission européenne- fiche d’information 2018/4 (MEMO/18/3442). URL : https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=1&ved=2ahUKEwjkop_b4KHeAhUDElAKHQYhBfYQFjAAegQICBAC&url=http%3A%2F%2Feuropa.eu%2Frapid%2Fpress-release_MEMO-18-3442_fr.pdf&usg=AOvVaw0RPRbiZLFfI03PKgCIYS4B [7] Idem [8] Schehr Sébastien, « L’alerte comme forme de déviance : les lanceurs d’alerte entre dénonciation et trahison », Déviance et Société, 2008/2 (Vol. 32), p. 149-162. URL : https://www-cairn-info.docelec.u-bordeaux.fr/revue-deviance-et-societe-2008-2-page-149.htm [9] Idem [10] Idem [11] Malin Åkerström, Betrayal and Betrayers: The Sociology of Treachery, New Brunswick, Transaction Publishers, 1991, 165 p. [12] Albert O. Hirschman, Exit, Voice and Loyalty, UB Lire, 1970, 162 p. [13] Schehr Sébastien, « L’alerte comme forme de déviance : les lanceurs d’alerte entre dénonciation et trahison », Déviance et Société, 2008/2 (Vol. 32), p. 149-162. URL : https://www-cairn-info.docelec.u-bordeaux.fr/revue-deviance-et-societe-2008-2-page-149.htm [14] Idem [15] Marcia P. Miceli, Janet P. Near, “What Makes Whistle-blowers Effective? Three Field Issues”, Human Relations, The Tavistock Institute, vol. 55, no. 4, 2002/4, p.455-479. URL: http://journals.sagepub.com/doi/pdf/10.1177/0018726702055004463 [16] Maryvonne David-Jougneau, Le dissident et l’institution ou Alice au pays des normes, Paris, l’Harmattan, 1989, 256 p. [17] Schehr Sébastien, « L’alerte comme forme de déviance : les lanceurs d’alerte entre dénonciation et trahison », Déviance et Société, vol.32, 2008/2, p. 149-162. URL : https://www-cairn-info.docelec.u-bordeaux.fr/revue-deviance-et-societe-2008-2-page-149.htm [18] Near, J. P., & Miceli, M. P. Whistle-Blowing: Myth and Reality. Journal of Management, vol. 22, no. 3, 1996, p. 507-526. URL: https://doi.org/10.1177/014920639602200306 [19]   ROTHSCHILD, J., & MIETHE, T. D. “Whistle-Blower Disclosures and Management Retaliation: The Battle to Control Information about Organization Corruption” Work and Occupations, vol.26, no.1, 1999, p.107-128. URL: https://doi.org/10.1177/0730888499026001006 [20] ÅKERSTRÖM M., “Betrayal and Betrayers: The Sociology of Treachery”, New Brunswick, Transaction Publishers, 1991, 165 p. URL : http://portal.research.lu.se/portal/en/publications/betrayal-and-betrayers–the-sociology-of-treachery(78075f4a-cf4d-475c-b80f-dd6217b0ff53).html#Overview [21]   Spreitzer, Gretchen M., and Scott Sonenshein, S. “Toward the Construct Definition of Positive Deviance”, American Behavioral Scientist, vol.47, no.6, 2004, p.828-847. URL: https://doi.org/10.1177/0002764203260212 [22] Richard C. McCorkle & Terance D. Miethe (1998) “The political and organizational response to gangs: An examination of a “Moral panic” Nevada, Justice Quarterly, 1998, p.41-64. DOI: 10.1080/07418829800093631 [23] François-André Isambert, « Francis Chateauraynaud, Didier Torny, Les Sombres précurseurs, une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque», Archives de sciences sociales des religions, no.120, 2002. URL : http://journals.openedition.org/assr/556 [24] Gabriel Zucman, « La richesse cachée des nations : Enquête sur les paradis fiscaux », Seuil, 2013, p.128 et Gabriel Zucman, « The Hidden Wealth of Nations », University of Chicago Press, 2015, p.200 [25] Document consultable sur le site Internet de Green Peace, URL : http://www.greenpeace.org/belgium/fr/nos-campagnes/ttip/ [26] Nick Wadhams, « Kenyan President Moi’s ’corruption’ laid bare », The Telegraph, 2007/9/1. URL : https://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/1561898/Kenyan-President-Mois-corruption-laid-bare.html [27] Elise Barthet, « Un site Internet diffuse les images d’une bavure américaine en Irak », Le Monde, 2010/4/5. URL : https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2010/04/05/un-site-internet-diffuse-les-images-d-une-bavure-americaine-en-irak_1329166_3222.html [28] Pour en savoir plus sur l’affaire : « Swissleaks : comprendre l’affaire de fraude fiscale chez HSBC en trois points », LCI France. URL :  https://www.lci.fr/france/swissleaks-comprendre-laffaire-de-fraude-fiscale-chez-hsbc-en-3-points-1521915.html [29] Michaël Szadkowski et Damien Leloup, « Prism, Snowden, surveillance : 7 questions pour tout comprendre », Le Monde, 2013/7/2. URL : https://www.lemonde.fr/technologies/article/2013/07/02/prism-snowden-surveillance-de-la-nsa-tout-comprendre-en-6-etapes_3437984_651865.html [30] Éric Dussart, « Stéphanie Gibaud, lanceuse d’alerte, « une vie détruite pour l’intérêt général » », La Voix du nord, 2018/10/30. URL : http://www.lavoixdunord.fr/479302/article/2018-10-30/stephanie-gibaud-lanceuse-d-alerte-une-vie-detruite-pour-l-interet-general [31] « Note sur la proposition de directive sur la protection des personnes dénonçant les infractions au droit de l’Union », élaborée par anticor et Sherpa (des associations de lutte contre la corruption), qui liste ces textes contraignants, 2018/6/7. URL : http://www.anticor.org/download/Note-directive-sur-la-protection-lanceurs-dalerte.pdf [32] Questions parlementaires, réponse de la Commission du 14 février 2013, JOUE n° C 321 E du 7 novembre 2013 [33] Tania Racho, « La possibilité d’un encadrement juridique des lanceurs d’alerte par l’Union européenne », La Revue des droits de l’homme, 2016/10, mis en ligne le 28 juin 2016. URL : http://journals.openedition.org/revdh/2344 [34] Idem [35] Tania Racho, « La possibilité d’un encadrement juridique des lanceurs d’alerte par l’Union européenne », La Revue des droits de l’homme, 2016/10, mis en ligne le 28 juin 2016. URL : http://journals.openedition.org/revdh/2344 [36] Idem [37] Idem [38] « Lanceurs d’alerte : vers une meilleure protection européenne ? », actualité justice et droit, Toute l’Europe.eu 2018/4/25, URL : https://www.touteleurope.eu/actualite/lanceurs-d-alerte-vers-une-meilleure-protection-europeenne.html [39] Rapport d’initiative du Parlement européen du 11 octobre 2017 sur les mesures légitimes visant à protéger les lanceurs d’alerte qui divulguent, au nom de l’intérêt public, des informations confidentielles d’entreprises et d’organismes publics. URL : http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//TEXT+REPORT+A8-2017-0295+0+DOC+XML+V0//FR [40] « Lanceurs d’alerte : vers une meilleure protection européenne ? », actualité justice et droit, Toute l’Europe.eu 2018/4/25, URL : https://www.touteleurope.eu/actualite/lanceurs-d-alerte-vers-une-meilleure-protection-europeenne.html [41] Idem [42] “Robust protection for whistleblowers across EU: Commission proposes new rules”, European Commission, Justice and Consumers>Criminal Justice 2018/4/17, URL: http://ec.europa.eu/newsroom/just/item-detail.cfm?item_id=620400 [43] « Lanceurs d’alerte : vers une meilleure protection européenne ? », actualité justice et droit, Toute l’Europe.eu 2018/4/25, URL : https://www.touteleurope.eu/actualite/lanceurs-d-alerte-vers-une-meilleure-protection-europeenne.html [44] Idem [45] “Robust protection for whistleblowers across EU: Commission proposes new rules”, European Commission, Justice and Consumers>Criminal Justice 2018/4/17, URL: http://ec.europa.eu/newsroom/just/item-detail.cfm?item_id=620400 [46] Idem [47] Idem [48] Idem [49] « Protection des lanceurs d’alerte », Commission européenne>actualités, 2018/4/23, URL : https://ec.europa.eu/commission/news/whistleblower-protection-2018-apr-23_fr [50] Idem [51] « Les auditeurs approuvent l’idée d’une meilleure protection des lanceurs d’alerte dans l’UE », Cour des comptes européenne, 2018/10/15. URL : https://www.eca.europa.eu/fr/Pages/NewsItem.aspx?nid=10985  

Adeline Silva Pereira

Après avoir effectué la deuxième année du master Sécurité Globale analyste politique trilingue à l'Université de Bordeaux, j'effectue un stage au sein d'EU Logos afin de pouvoir mettre en pratique mes compétences d'analyste concernant l'actualité européenne sur la défense, la sécurité et plus largement la coopération judiciaire et policière.

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