Un avant-goût sociologique
Comment passer en revue l’actualité européenne de ces derniers temps sans se pencher sur la question d’un mouvement en France qui concentre et crispe autour de lui toute l’attention médiatique. Une attention bien évidemment française, mais comme toujours également européenne, car les voisins de la France suivent souvent avec curiosité les grèves, manifestations et blocages qui s’y produisent régulièrement. Cette fois-ci, il semblerait que l’ampleur des manifestations de “rond-points”, prenne une tout autre envergure. Cette «agrégation des colères», comme définie par le politologue Jérôme Fourquet, se révèle au fur et à mesure que les semaines passent, et se transforme en une déferlante insurrectionnelle. Les gilets jaunes s’opposent aujourd’hui à la taxe carbone, mais cette taxe n’est pour les petites et moyennes classes que la goutte d’eau dans un vase qui débordait déjà depuis longtemps. Emmanuel Macron est fustigé de tous côtés pour son incroyable manque de considération et ses mesures budgétaires serrant la ceinture des plus modestes. Les gilets jaunes, en dehors des groupes extrémistes venant de gauche et de droite et se greffant à eux, se revendiquent généralement comme étant “le peuple sans opinion politique”, une tranche proéminente de la société qui sociologiquement nous révèle de nouvelles choses. Premièrement, c’est la consécration d’une fracture territoriale qui longtemps a été mise de côté. Les gilets jaunes révèlent à la lumière du jour la dissociation entre le monde “bourgeois” des grands centres urbains et le monde périphérique. C’est à dire le monde périurbain, provincial et campagnard. Les habitants du bout de ces ramifications provinciales ne sont pas ceux qui sont faits pour recevoir les politiques économiques et budgétaires des trente dernières années. En effet, il semble que, depuis une cohorte de président de la République française, le costume sur mesure des politiques libérales de modernisation en matière d’emploi et de développement marchand ne soit taillé en priorité que sur les épaules des agents économiques bourgeois, modernisés, des élites mondialisées ; une classe calquée sur le modèle de la gentrification des grandes métropoles.
Les gilets jaunes ne sont pas foncièrement climatosceptiques, au contraire. Mais ils se trouvent confrontés à un paradoxe : la vie en ruralité est moins polluante que les grands centres urbains, pourtant ils se retrouvent taxés tout autant que le reste des Français, quand bien même la proportionnalité de leur revenus par rapport à ceux qui vivent en centre ville n’a pas été prise en compte. Paradoxe d’autant plus cruel quand on sait que, depuis les trente glorieuses, la voiture a été mise au centre de la vie de cette tranche de la société. La voiture est le moyen de locomotion vital leur permettant de travailler à plusieurs kilomètres de leur lieu de résidence.
La France, comme d’autres Etats européens, fait face à une société qui avance à deux vitesses. En réalité, cela fait longtemps que les espaces se creusaient, mais l’avènement de la grande classe moyenne a gommé les anciennes strates de la société par classes sociales. Cela a produit comme effet l’aveuglement des gouvernants vis-à-vis de la population en réalité plus disparate qu’il n’y paraissait. La marginalisation et l’abandon des petites classes rejaillissent aujourd’hui à travers le prisme du gilet jaune, symbole d’une masse qui tente d’écrire un nouveau récit collectif.
Ce canard aux abois et sans tête, courant dans tous les sens, est la proie principale des populistes. La promesse d’une nouvelle écriture commune du récit français est même au coeur de tous les projets politiques démagogiques et populistes. Nos anciennes sociétés de classe sont devenues des sociétés de masse depuis 1968 environ, et ainsi, les partis traditionnels ont de plus en plus tendance à cesser d’exister, afin de laisser la place aux mouvements idéologiques. Les mouvements idéologiques portés par la voix du nationalisme, le plus souvent ethnique, comme chez Matteo Salvini par exemple ou chez Viktòr Orban. La seule fracture entre les “riches” et les “pauvres” n’est plus autant constitutive électoralement que lorsque la division se faisait entre les ouvriers et la bourgeoisie, c’est à dire entre ceux qui détiennent le capital de la production et ceux qui en dépendent. Nous pouvons donc affirmer que le monde prolétaire est désormais émancipé de sa relation de dépendance avec ceux qui détenaient jadis le capital, dans la seule et unique mesure où il est désormais devenu un électeur à l’exact même titre que tout le reste de la société. Les Français et les Européens en règle générale sont en train d’essayer d’écrire un nouveau récit collectif. Autrefois, ces récits collectifs proposant un cadre et un horizon aux peuples allaient de la Bible à la philosophie des Lumières, en passant par le système institutionnel grec et romain. Les nouveaux récits collectifs européens ne peuvent pas être artificiels. Il nous faut dès lors réfléchir à comment construire un récit culturel collectif européen tangible. En s’appuyant sur les valeurs et la philosophie européennes.
Aujourd’hui, nous nous rendons compte, à travers les gilets jaunes, que l’émancipation des anciennes classes prolétaires par le vote, le développement technologique et la culture progressiste européenne n’a pas suffi à mettre l’Europe à l’abri de la montée du populisme. A l’inverse, cela a fait plonger certaines nations européennes dans l’incertitude et la confusion des revendications populaires. En effet, le mouvement des gilets jaunes n’en est en fait pas un. C’est en vérité une myriade de revendications différentes qui se sont fédérées autour d’un seul et même vêtement. Les cris des gilets jaunes sont forts et se mélangent derrière le slogan “Macron démission”. La principale revendication qui a mis le feu aux poudres est la taxe carbone certes, mais les mécontentements venant de tous horizons jaillissent, et rendent les gilets jaunes difficilement structurés et audibles, pour qui voudrait bien tendre l’oreille. Se confondent à l’intérieur des gilets jaunes une majorité de manifestants pacifistes, des casseurs, des groupuscules d’extrême droite et gauche, des manifestants anti immigration, etc… En clair, les gilets jaunes fourmillent d’aspirations différentes et pour cause, le lot cherche à être récupéré et approprié par un bon nombre d’idéologues (populistes surtout), quand bien même le peuple demande explicitement que personne ne s’approprie la cause. Le mouvement des gilets jaunes est un wagon sans locomotive, puisque la locomotive, c’est précisément le pouvoir centralisé qui les a laissés de côté. Il n’est donc pas anodin de trouver à l’intérieur de cette révolte toute une série de contradictions, ainsi qu’une incompatibilité même entre certaines revendications. Il est clamé haut et fort qu’Emmanuel Macron n’écoute pas ses compatriotes, pourquoi pas, mais en réalité les gilets jaunes se bouchent les oreilles dès qu’un président ou un membre du gouvernement ouvre la bouche pour expliquer ou justifier un programme.
Cet air de révolution, qui parfois, prend l’apparence d’une guerre civile à la vue des démonstrations de violence et des dires de certains CRS, semble hostile à toute forme de dialogue. Il n’y aura comme rédemption que soit la chute du gouvernement Philippe, soit un retrait complet de certaines mesures.
Eric Drouet, tête de gondole des gilets jaunes, a même appelé très clairement samedi 8 décembre à entrer dans l’Elysée. Les gilets jaunes ne veulent pas entendre parler d’un report ou même d’une baisse des taxes qui ne serait pas assez significative. Même l’augmentation de SMIC de 1.8 % annoncée par le premier ministre Edouard Philippe retentit d’une manière bien superficielle. Les 1.8 % d’augmentation du SMIC correspondant à l’indexation du SMIC sur l’indice des prix à la consommation. Cette progression représentera environ 20 euros supplémentaire dans certains foyers français. Dans son allocution télévisée du 10 décembre à 20h, Emmanuel Macron a parlé de 100 euros supplémentaire. Ces 100 euros seront composés de la hausse de 1.8 % susnommé (20€), de 20 autres euros de baisse de charge salariale et enfin d’un coup de pouce de 50 % de la prime d’activité. Cette “offre” d’Emmanuel Macron semble trop simple et cache en réalité certains subterfuges fiscaux. Bon gré mal gré ce geste du Président français, les Français semblent tendre la main avec grande méfiance. Certains même ne manquent pas d’exprimer leur profonde défiance.
Preuve que le lien de confiance entre le peuple et son monarque républicain est brisé et que le reste de du quinquennat Macron semble désormais fortement compromis.
Une récupération planétaire : le danger de la partialité
Très rapidement après la lancée du mouvement, Jean-Luc Mélenchon s’est érigé en porte étendard du mouvement. Le président de la France Insoumise s’est tout aussi rapidement heurté à un mur : l’un dans l’autre, force est de constater que son électorat n’est pas majoritaire dans ces manifestations. La carte à jouer de Jean-Luc Mélenchon dans cette affaire se situe au niveau des demandes démocratiques des gilets jaunes. Jean-Luc Mélenchon et Alexis Corbière tentent de s’immiscer avec leur idée d’une constituante fondatrice d’une nouvelle République redonnant le pouvoir au peuple. Cette proposition est proche de ce que demande le peuple en redistribution des cartes du pouvoir. La teneur de ses propos et ses talents d’orateur hors pair font de lui l’un des principaux bénéficiaires de cette “olympiade” des récupérations politiques des gilets jaunes. Le véritable engouement se porte plutôt vers François Ruffin, le député de la France Insoumise qui s’est attribué la mission d’être la valve de dépressurisation du peuple qui implose. En effet, il souhaite retranscrire mot pour mot les demandes du peuple sous pression. Cette retranscription permet de structurer un minimum le débat et les idées des gilets jaunes font surface plus aisément grâce à François Ruffin.
La force de ses discours galvanise les masses, contrairement à Marine Le Pen qui, à l’inverse, voit plus son électorat être présent dans les manifestations mais ne s’est pas encore pleinement accaparé la déferlante. Du moins, il est certain que les gilets jaunes donneront de l’eau à son moulin, mais cela ne se vérifiera que lors des prochaines élections européennes. Le poids de l’extrême s’est fortement fait ressentir à travers les “tâches brunes” parmi les gilets jaunes. Mouvance cependant à relativiser, car il est utile au gouvernement de les considérer comme plus important qu’il n’y paraît puisque cela permet de condamner plus aisément la contestation citoyenne dans son ensemble. La droite dure s’insinue également par le biais d’une fausse rumeur qui s’est propagée avec virulence sur les réseaux sociaux. Le bruit courait au sein des médias d’extrême droite de la toile qu’Emmanuel Macron aurait vendu la France.
D’un bord pas si éloigné de Marine Le Pen, nous retrouvons deux adjacents, eux deux pour le moins un peu plus actifs : Florian Philippot et Nicolas Dupont-Aignan.
Le maire de Béziers Robert Ménard a lui aussi enfilé son gilet jaune pour se sentir au plus proche de son peuple.
Laurent Wauquiez aurait lui aussi porté le gilet jaune avant de plus tard nier formellement cette information. La preuve en image:
Laurent Wauquiez qui, rappelons le, court toujours désespérément derrière son électorat et la promesse d’un trône vide qui pourra faire le pont entre la droite « bourgeoise » et la droite “dure”. Laurent Wauquiez s’est montré plutôt gauche quant à sa stratégie politico-médiatique, enchaînant les maladresses et les approximations. L’intendant vogue en réalité sur la vague des populismes pour mieux se servir. Une récente initiative de sa part va dans ce sens car il vient de prendre pour la région Auvergne-Rhône-Alpes la décision de baisser de 20% la taxe sur les carburants. Reste à suivre si la mesure va effectivement voir le jour. En règle générale, la droite des Républicains est plutôt précaire sur la question des gilets jaunes car elle est à l’équilibre entre soutien et appel à l’apaisement.
Le mouvement ne semble pas s’arrêter aux frontières françaises, car, en Belgique aussi, les gilets jaunes prennent de plus en plus d’ampleur. La connivence entre les politiques d’Emmanuel Macron et de Charles Michel sont plus qu’évidentes : d’ailleurs les deux hommes ne manquent jamais de montrer leurs accointances. A Liège, la Tour des finances a été bloquée par les gilets jaunes et à Bruxelles ils étaient entre 300 et 400 à manifester dans les rues. Des revendications ont eu lieu aux Pays-Bas également, cependant pour des mobiles légèrement différents puisque c’est la politique du gouvernement en général qui est condamnée.
Le phénomène pourrait bien même être mondial car, en Serbie aussi, le député de l’opposition Bosko Obradovic a revêtu un gilet jaune en signe de protestation contre l’augmentation du prix de l’essence lors d’une session parlementaire. Il a d’ailleurs appelé les serbes à enfiler un gilet jaune et à manifester dans les rues de Belgrade.
Des mouvements de gilets jaunes sont également naissants en Allemagne et en Espagne, mais, plus surprenant encore, en Irak et au Burkina Faso. La vente de gilets a même été restreinte en Egypte quelques jours avant l’anniversaire du soulèvement de 2011, les autorités égyptiennes craignant un sort quasi similaire à celui de ses voisins outre-méditerranéens.
Certains dirigeants mondiaux classifiés comme populistes, ou tout du moins comme usant régulièrement de la démagogie, n’ont pas manqué de commenter le mouvement fluo français.
Donald Trump a profité de cette occasion pour dénoncer les Accords de Paris sur le climat. Le président américain a notifié que visiblement l’accord ne “marche pas si bien pour Paris”.
Vladimir Poutine a commenté le mouvement des gilets jaunes en appelant les forces de l’ordre françaises à, ironie du sort, “s’abstenir de tout recours excessif à la force”. Recep Tayyip Erdogan a lui aussi ajouté sa modeste contribution en condamnant, mais encore plus fermement que le président russe, les violences excessives de la police française. Le président Erdogan renvoie la balle dans le camp français et se venge ainsi, si l’on peut dire ainsi, du temps où c’était le gouvernement français qui tournait en ridicule les forces de répression turques. En règle plus générale, une bonne partie de la presse étrangère s’est beaucoup préoccupée des capacités d’Emmanuel Macron à être à la hauteur des événements auxquels il fait face et desquels il doit répondre.
Pour terminer, Matteo Salvini a prononcé un discours usant des revendications des gilets jaunes contre Paris pour les détourner, afin de les rediriger vers son ennemi de Matteo Salvini : L’Union européenne (UE). Un raccourci frauduleux pour le désormais très habitué Premier ministre pour qui même lorsqu’un pont s’effondre à Gênes c’est encore la faute de l’UE.
Victor Gardet
Pour plus d’informations:
Le Parisien:
Euronews:
Telos:
Le Monde:
Le Dauphine:
RTBF:
Libération:
et article d’Agnes Heller : “Nationalisme: comment la Hongrie est tombée”
Sputniknews:
Le Huffington post:
RTL:
Courrier International: