Le 6 Juin 2019, le think tank « Confrontations Europe » a organisé un débat réunissant Luuk Van Middelaar, écrivain, philosophe, professeur à l’Université de Leiden, ancien conseiller du Président du Conseil Européen (Herman Van Rompuy) et auteur de « Quand l’Europe improvise » ; Philippe Herzog, ancien député européen, conseiller de la Commission européenne, président fondateur de « Confrontations Europe » et auteur « D’une révolution à l’autre » ; et Mathieu Bion, rédacteur en chef d’ « Agence Europe ».
Le débat prend place à une période charnière au cours de laquelle se décideront à la fois la stratégie qui sera suivie pour les 5 prochaines années et les personnalités qui seront amenées à présider les différentes institutions européennes. Par ailleurs, les élections des députés européens du 26 Mai 2019 furent particulières par le regain de participation qu’elles ont suscité, une première depuis 1979 (engageant toutefois uniquement 1 électeur sur 2 dans toute l’Europe). C’est également la fin de la majorité des 2 partis dits traditionnels (les socialistes du S&D et les conservateurs du PPE). La fin de cette majorité et le progrès des écologistes ainsi que des nationalistes bouleversent la donne traditionnelle et conduit à la nécessité de nouvelles alliances partisanes.
→ Luuk Van Middelaar, « Quand l’Europe improvise » :
Depuis 10 ans, tel que le souligne M. Van Middelaar et qui en fait l’objet de son ouvrage, les crises que l’Union Européenne (UE) a affronté apparaissent distinctes mais forment pourtant un ensemble cohérent au sein duquel elles partagent des traits communs. Ces dix années révèlent en effet les limites d’une dynamique de dépolitisation de l’Autre, qui poussent à interroger les limites même du système européen. En effet, elles se seraient occupées à jouer sans dire ce qu’elles faisaient, réalisant en quelque sorte l’expression « I will play it first, and I will tell you what it is later » (Miles Davis).
L’UE a dû apprendre à muer sa politique de la règle de l’événement pour être capable de faire face aux dangers qui se présentent et être en mesure de faire preuve d’une spontanéité nécessaire. 4 points l’attestent:
- la vitesse, qui distingue la patiente élaboration de politiques (processus lent) à un système devant pouvoir agir dans l’urgence (ex : crise de Crimée, des migrants) ;
- la prégnance des questions ouvertes : en période de crise, la navigation devient difficile et il s’agit de faire face à l’inconnu, l’improvisation, et d’agir dans le moment pour des décisions controversées ;
- la chaîne décisionnelle dont les protagonistes qui tentent de se focaliser sur le duo Commission-Conseil Européen ;
- et enfin par la nouvelle expérience des électeurs qui ne sont plus indifférents aux questions européennes et qui se saisissent de l’importance des décisions européennes.
Les dernières élections européennes se comprennent à l’aune des transformations relatives à cette dernière dimension. En découlent des tendances qui se dégagent des résultats : la fin des grands partis traditionnels, à l’instar du Royaume-Uni où les partis du Labour et des Tories ne sont parvenus à agréger qu’un quart des voix ; la résurgence des Verts notamment en Europe de l’Ouest et du Nord. Par ailleurs les votes survenant à travers l’Europe ont une influence sur leurs voisins comme a pu le faire le Brexit au Royaume-Uni, à la suite duquel se sont enorgueillis les partis nationalistes français et italiens. Réciproquement, les élections européennes viennent impacter à leur tour les échiquiers politiques nationaux : l’imbroglio des suites du Brexit et des élections a même poussé Theresa May à la démission.
Désormais, une nouvelle dynamique s’ouvre avec la prégnance de 4 partis : les libéraux, les sociaux-démocrates, les verts et les conservateurs. L’opposition quant-à-elle se concentre dans les partis populistes, dont la nouvelle génération, représentée notamment par Matteo Salvini, leader de la Ligue en Italie, entend peser sur les décisions qui se prendront, contrairement aux précédents, comme le Britannique Nigel Farage. Du côté de la Commission, il s’agira de se confronter à de nouveaux défis : son rapport à la Chine va ouvrir des débats sur la future politique industrielle économique, et son rapport entre sécurité et économie sera au centre de l’attention.
En revanche, s’il se réjouit de la participation en hausse, Philippe Herzog pointe les limites du traitement de l’information européenne en Europe, en prenant l’exemple de la France où aucun des problèmes fondamentaux de l’Europe n’a fait l’objet d’un débat public, uniquement un débat limité avec l’opposition du Rassemblement National. En outre, considérant l’improvisation à laquelle joue l’UE, il n’y voit pas de solution viable dans la résolution des crises à venir.
En effet, la montée du populisme requiert une réponse qui ne peut se restreindre à l’improvisation. Alors que nous assistons à une opposition de fond entre les progressistes et populistes, le rejet systématique de ces derniers n’est pas tenable tout comme la stigmatisation des mouvements populaires. Il s’agirait plutôt d’adresser directement les préoccupations qui en découlent, d’écouter les interlocuteurs pour préparer un avenir où l’appropriation des enjeux politiques par la population soit effective.
La croissance ne peut demeurer comme la solution univoque aux problèmes ressentis au sein des sociétés et se présente au contraire comme une réponse instable. Le paradigme dominant du libéralisme doit se confronter à la critique, avertit Herzog, pour se donner les chances d’évoluer et de ne pas se laisser étouffer par une dépolitisation rampante, concrétisée par un règne des experts dans nos démocraties.
→Philippe Herzog, « Entrevoir l’avenir de l’Europe » :
Les temps sont incertains et l’avenir soulève autant si ce n’est davantage de questions qu’il n’apporte de réponses. L’ouverture au monde peut désormais être perçue comme une menace car l’UE n’est pas parvenue à rassembler autour d’une seule vision. Par ailleurs, la crédibilité d’une idée d’Europe qui protège est fragilisée. Cette défiance se propage à la conception même de démocratie comme meilleur système politique en terme de croissance et stabilité, à partir du moment où la Chine, autocratie, affiche une économie performante et relativement stable.
Dès lors, relancer l’UE suppose créer les conditions grâce auxquelles les populations pourront s’approprier les défis européens. Herzog préconise une ouverture de l’approche des conflits afin que ceux-ci soient constructifs, et de pousser en faveur d’une réconciliation des États membres et de l’Union européenne. Pour se faire, il faut donc établir des principes et une vision commune, afin d’intégrer un sens sur le long terme à l’Union européenne. Par extension, ce sont les nations entre elles qui doivent se rapprocher. Seul le renforcement d’une solidarité interne permettra l’assise d’une solidarité externe.
La souveraineté nationale étant une notion dont l’importance reste fondamentale, le partage d’intérêts stratégiques communs apparaît dès lors crucial tant dans le but de réaliser une certaine autonomie stratégique mais aussi de définir un nouveau régime de croissance. La résolution de la contradiction entre écologie et social compte parmi les enjeux à venir mais ces deux notions ne se marient pas facilement sur le long terme. Il faut donc résoudre cette contradiction entre les deux. Des actions telles que la mutualisation des investissements et projets transeuropéens apparaissent pertinentes.
Par ailleurs, l’Europe doit développer ses relations avec les autres partenaires régionaux. Une Europe accomplie doit apprendre à coopérer avec toutes les régions du monde et être capable d’inventer un co-développement avec elles. Parallèlement, dans l’éventualité d’une guerre des monnaies (dont la probabilité n’est jamais nulle), il est important que l’Euro acquiert le rôle de monnaie internationale.
D’un point de vue politique, il faut permettre le passage de la gouvernance au gouvernement. À l’égard du Conseil Européen, il faut oser les dissensus et imposer une obligation à coopérer dans la résolution des problèmes relatifs à l’UE. La Commission, quant à elle, doit être réhabilitée, avec de nouvelles fonctions stratégiques et un rôle de cohésion sociale et territoriale. Enfin, le Parlement européen doit faire son autocritique car souvent critiqué comme étant coupé des populations.
D’un point de vue sociétal, il est impératif qu’une scène d’information transnationale avec une éducation européenne soit établie. C’est un enjeu de civilisation, avec la question des fondements qui est posée. On ne naît pas européen, on le devient par la pratique, finira par affirmer Herzog.
Agathe Cabaret et Laurie Crayssac.