En 2017, à l’échelle mondiale, 42 % des femmes n’avaient toujours pas accès à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) dans leur pays natal et près de la moitié des avortements étaient clandestins. Cela pose un problème majeur de santé publique, car ce type d’avortement se déroule souvent dans des conditions sanitaires dangereuses. Chaque année, 47 000 femmes perdent la vie à cause des avortements à risques[1]. Malgré tout, dans l’ensemble le droit à l’avortement s’est amélioré entre 2000 et 2018 21 pays l’ont rendu légal. Cependant, actuellement, le droit à l’IVG est mis à mal un peu partout dans le monde, notamment par la montée du conservatisme. Par exemple, aux Etats-Unis l’IVG reste un droit en sursis où près de 16 États ont modifié leur loi sur l’avortement compliquant l’accès à l’IVG.
L’accès à l’avortement dans le monde
L’Afrique, l’Amérique du Sud, le Moyen-Orient et le sud de l’Asie sont les régions du monde les plus restrictives concernant l’autorisation à l’avortement. Dans les pays industrialisés la situation est meilleure dans l’ensemble, mais certains d’entre eux sont toutefois réticents au droit à l’avortement.
Dernièrement, aux États-Unis, plus d’une dizaine d’États ont légiféré pour restreindre l’accès à l’avortement (Kansas, Texas, Mississipi, etc.). Le 15 mai dernier a été marqué par l’adoption de l’interdiction quasi totale du recours l’IVG en Alabama en cas de viol ou d’inceste et la criminalisation des médecins qui la pratiquerait.
Le droit à l’avortement est reconnu dans 40 des 47 États membres du Conseil de l’Europe. Selon les Etats, ce droit peut être entouré de restrictions avec notamment une limite dans le temps pouvant aller de dix à vingt-quatre semaines de grossesse. La Cour européenne des droits de l’homme a notamment estimé dans son arrêt Sayan c. Turquie de 2016[2] qu’ « en l’absence d’un consensus européen sur la définition scientifique et juridique des débuts de la vie, le point de départ du droit à la vie relevait de la marge d’appréciation que la Cour estime généralement devoir être reconnue aux États dans ce domaine« .
Concernant l’Union européenne, les 28 États membres ne sont pas non plus à l’unisson. Malgré ces différences au sein de l’UE, les Européennes sont dans l’ensemble mieux protégées comparées au reste du monde.
Disparité sur le droit à l’IVG au sein de l’Union européenne
Les délais pour avorter sont différents dans chaque État membre. Selon Lisa Carayon, maîtresse de conférences en droit «le seuil retenu par le droit entre l’embryon et le fœtus est arbitraire. La science ne dit rien à cet égard: elle se contente de décrire un phénomène». Le délai légal de recours à l’IVG est de 24 semaines au Royaume-Uni, celui-ci peut être allongé en cas de danger pour la santé de la femme. Aux Pays-Bas le délai légal est de 22 semaines. Depuis 1975, la Suède autorise l’IVG pendant les 18 premières semaines de grossesse, le délai peut être prolongé en fonction de la situation. La majorité des États de l’Union européenne (18) fixent le délai légal de recours à l’IVG à 12 semaines de grossesse : France, Belgique, Italie, Allemagne, Chypre, Roumanie, Luxembourg, Finlande, Irlande, etc. En France l’amendement en faveur de l’allongement du délai d’interruption volontaire de grossesse, passant de 12 à 14 semaines, a été révisé en seconde lecture par le Sénat.
La Croatie, la Slovénie et le Portugal limitent le délai maximum pour avoir recours à une IVG à 10 semaines de grossesse. La sociologue Marie Mathieu, spécialiste de l’avortement note que « cette fluctuation au niveau géographique fait apparaître le caractère arbitraire de ce seuil au-delà duquel les femmes ne peuvent choisir de la suite d’une grossesse ».
Selon l’État membre, l’accès à l’IVG est soumis à des obligations plus ou moins restrictives pour des questions, idéologiques, politiques, religieuses. Au Royaume-Uni et en Finlande, les femmes désirant avorter doivent obtenir une autorisation délivrée par le corps médical. Pour les britanniques cette autorisation est soumise à l’aval de deux médecins pour avoir le droit à une IVG pour des raisons médicales ou sociales. Les portugaises doivent obligatoirement avoir un suivi psychologique et se rendre au planning familial. En Irlande, pays à forte tradition catholique, les citoyens ont voté « oui » à 66% lors du référendum sur le droit à l’avortement en mai 2018. Un changement majeur mais difficile à mettre en œuvre dans ce pays catholique où l’avortement reste tabou. Sur les quelque 4 000 médecins du pays, seuls 253 se sont déclarés volontaires pour réaliser la procédure. Parmi eux, 126 acceptent que leur nom soit donné aux femmes qui appellent le service d’aide gouvernemental.
Les législations en Pologne et à Chypre restent parmi les législations les plus restrictives en Europe, ne permettant le recours à l’IVG qu’en cas de viol, inceste, danger pour la vie de la mère ou malformation irréversible du fœtus. En dehors de ces cas particuliers, il est impossible d’avoir recours à l’avortement. En 2018, en Pologne une tentative des ultra-conservateurs de limiter davantage l’accès à l’IVG a entraîné des manifestations contre ce projet à travers le pays, poussant le gouvernement à reculer[3]. Malte punit de trois ans de prison toute femme ayant recours à l’IVG. Quant aux praticiens, ils risquent quatre ans de prison et l’interdiction d’exercer la médecine à vie. D’autres pays européens interdisent totalement l’avortement : Andorre, Vatican et Saint-Marin.
Le collectif Avortement en Europe, les femmes décident ! a dénoncé un droit à l’avortement « sous haute contrainte en Hongrie », des entraves pratiques en Grèce du fait de « l’absence de structures hospitalières adéquates », en France où « les restructurations hospitalières conduisent à la suppression des centres pratiquant l’avortement ».
En Espagne, les femmes mineures qui souhaitent se faire avorter doivent obtenir au préalable l’accord des parents. En Italie, l’accès à l’IVG est de plus en plus compliqué pour les femmes. Le décalage entre les textes législatifs et la réalité est souvent important. L’avortement est autorisé jusqu’à 12 semaines, à la demande des femmes, mais la législation italienne précise que les médecins peuvent faire jouer leur “clause de conscience” pour des raisons personnelles ou religieuses. En Italie, 70% des médecins refuseraient de pratiquer des IVG et ce taux atteindrait 93% dans le sud du pays[4]. D’après Danielle Hassoun[5], « 70% des gynécologues avancent la clause de conscience, obligeant les Italiennes à se rendre en France pour avorter »[6].
Inquiétude pour les féministes
L’Union européenne demeure l’espace régional du monde où les droits des femmes, les droits humains et les libertés sont les mieux protégés[7]. La quasi-totalité des pays européens autorisent aujourd’hui l’IVG, à l’exception de Malte et sous conditions strictes en Pologne et Chypre. Toutefois, chaque État membre décide et dicte sa loi concernant l’accès à l’avortement. En effet, les textes européens existants dans ce domaine ne sont pas contraignants pour les États membres.
Pour Maria Arena, députée européenne au sein du groupe politique Alliance progressiste des socialistes et démocrates (S&D) du Parlement Européen, ancienne membre de la commission des droits de la femme et de l’égalité des genres, « les montées des partis conservateurs populistes doivent donner des gages à leurs principaux supports, souvent les mouvements traditionnels religieux, qui ciblent en premier lieu les progrès en matière de droits des femmes qui bouleversent l’ordre traditionnel et qui imposent leurs visions rétrogrades à l’agenda politique ».
L’historienne Biba Pavard a expliqué que les mobilisations pour les droits des femmes entraînent des contre-mouvements, « de plus en plus organisés et puissants »[8]. En 2012, la Commission a enregistré une proposition d’initiative citoyenne européenne (ICE) faite par des militants anti-avortement. Celle-ci visait à interdire l’utilisation de fonds européens pour la recherche, les aides au développement et les activités de santé publique menant à la destruction d’embryons humains. Cette initiative a été particulièrement soutenue par le Pape François et les pays catholiques et coordonnée par organisations religieuses. Cette initiative a rassemblé près de 2 millions de signatures dont 600 000 signatures en Italie et 250 000 en Pologne.
Dans une décision du 23 avril 2018[9], le Tribunal de l’Union européenne a débouté les militants anti-avortement, « One of Us ». Ainsi, les fonds européens peuvent continuer à financer des cliniques pratiquant l’avortement. Le Tribunal a estimé que la Commission n’a pas commis d’erreur manifeste d’appréciation. La Commission a pris en compte le droit à la vie et la dignité́ humaine des embryons humains tout en prenant également en compte les besoins de la recherche sur les cellules souches. De même, la Commission a démontré́ le lien existant entre les avortements non sécurisés et la mortalité́ maternelle, si bien qu’elle a pu conclure que l’interdiction de financement de l’avortement entraverait la capacité́ de l’Union d’atteindre l’objectif afférent à la réduction de la mortalité́ maternelle.
Danielle Gaudry, gynécologue et présidente d’un réseau périnatalité en Ile-de France membre du collectif Avortement en Europe, les femmes décident ![10], pointe le défaut de contraintes des textes européens existants sur le sujet pour les États membres. Par ailleurs, dans certains pays européens, le droit à l’avortement est remis en cause par la montée des mouvements conservateurs. Les scores importants des partis d’extrême droite aux élections européennes font craindre pour les droits des femmes. La redéfinition du rôle de la femme est un axe privilégié par les partis populistes nationalistes. Pour Maria Arena, « les montées des populismes de droite constituent bien entendu une menace pour nos démocraties libérales qui ont toujours défendu les avancées en matière de droits des femmes et de lutte contre toutes les formes de discrimination. Ce qui est le plus à craindre c’est une forme de « contamination » des idées conservatrices par les groupes politiques plus traditionnels qui entreraient dans une forme de surenchère des valeurs traditionnelles et qui freineraient voire bloqueraient toutes avancées dans les débats éthiques tels que l’IVG, PMA, mariage pour tous,… « [11].
Une vigilance doit être portée envers les populistes qui minent les avancées en matière de droit des femmes. Tous les partis populistes sont opposés à l’égalité des sexes et souhaitent limiter l’évolution et les acquis en matière de droits des femmes, dans la mesure où ils sont partisans de la famille traditionnelle du patriarcat. Ils constituent des menaces pour les droits des femmes. Dans ces mouvements les droits des femmes sont souvent les premières cibles. Ces mouvements populistes ramènent les femmes à des fonctions traditionnelles – la famille, les enfants – et donc rétrécissent leur participation à la sphère publique. Il existe une volonté politique de contrôler le corps des femmes, leurs droits reproductifs et une atteinte à la liberté des femmes de choisir de mener à son terme ou pas une grossesse.
Comment garantir le droit à l‘avortement ?
Garantir ce droit au niveau de l’UE est complexe. Pour Danielle Gaudry, chaque État a son propre droit au niveau de la santé[12], l’Union européenne ne peut agir que sur des principes généraux. Selon elle, il est souhaitable que le droit à l’avortement et le droit sexuel et reproductif en général soient inscrits comme des droits irréfragables dans un des textes européens[13], tel que la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, traité européen contraignant pour les États membres. Cette inscription permettrait d’éviter que ce droit soit remis en cause.
Pour Maria Arena, « il faut qu’on ait beaucoup plus recours à la Cour de justice de l’Union européenne. Les citoyens ont l’impression qu’ils n’ont pas de droit à la Cour de justice européenne, alors que je pense qu’elle fait partie de la solution. Il faut la saisir pour créer des jurisprudences dans le droit européen en matière d’égalité entre les femmes. L’avortement fait partie du droit à l’accès à la santé, qui est garanti par les traités aussi. Dans certains États membres, les objections de conscience rendent l’avortement impossible. Il faut aller à la Cour de justice européenne en disant « mon droit est bafoué parce que mon État n’a pas mis en place un système me permettant d’avoir accès à mon droit » [14]. »
Le droit à l’avortement : vers un droit fondamental ?
Le collectif Avortement en Europe, les femmes décident ! souhaite l’inscription du droit à l’avortement dans un texte européen afin qu’il ne puisse pas être remis en cause par les alternances politiques, un droit irréfragable. « Les femmes sont maltraitées au gré des changements politiques », déplore Danielle Gaudry. Toutefois, ce souhait semble compromis par la montée des pays conservateurs. « Ce que nous [le collectif] voulons c’est que le droit à l’avortement […] fasse partie des droits fondamentaux et qu’il soit inscrit dans un texte européen qui ne puisse pas être remis en cause par les États », a défendu Danielle Gaudry.
Parmi les recommandations formulées par le collectif: la suppression de « la clause de conscience spécifique à l’avortement des professionnels de santé », une « harmonisation des délais légaux pour avorter » ou encore « une augmentation des moyens financiers pour que les centres pratiquant l’avortement soient accessibles à toutes sur tous les territoires ». Le collectif a adressé une lettre à l’ensemble des candidats aux élections européennes leur demandant de soutenir ces propositions.
Selon Maria Arena, « l’IVG fait partie du droit sexuel et reproductif et doit être vu comme le droit fondamental de la femme de vivre librement son corps. Évidemment le droit à l’IVG doit s’accompagner de programmes d’éducation à la sexualité et d’accès libre à la contraception. Par ailleurs le Traité européen exige l’accès à la santé sans discrimination pour tous les citoyens européens. Or les lois nationales de plus en plus restrictives relatives à l’IVG rendent cet accès à la santé très problématique pour les femmes dont la santé reproductive mais aussi la santé mentale est mise à mal par le refus d’accès à l’IVG dans des conditions sanitaires appropriées ».
Une harmonisation européenne semble aujourd’hui difficile compte tenu des disparités idéologiques et politiques et ceci au détriment des femmes. Rappelons nous que le corps d’une femme n’appartient à personne d’autre qu’elle-même et qu’aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement, il suffit d’écouter les femmes. »[15]
Enfin, » n’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. » [16]
Josefsberg Nathan
[1] Valentin Le Roux, Où en est le droit à l’avortement dans le monde ?, Le Monde, publié le 30 mai 2018
[2] Arrêt deuxième section de la Cour européenne des droits de l’homme, affaire Sayan c. Turquie du 11 octobre 2016 (Requête n° 81277/12), la CEDH réitère la jurisprudence de la Grande Chambre arrêt Vo c. France 8 juillet 2004, (Requête n° 53924/00)
[3] La rédaction d’Allodocteurs.fr, IVG : des féministes veulent en faire un droit fondamental, Franceinfo, publié le 21 mai 2019, https://www.francetvinfo.fr/sante/grossesse/ivg-des-feministes-veulent-en-faire-un-droit-fondamental_3453817.html
[4] Jérôme Gautheret, En Italie, 70 % des médecins refusent de pratiquer des IVG, Le Monde : En Italie 70% des médecins refuseraient de pratiquer des IVG, et où le taux atteindrait 93% dans le sud du pays
[5] Gynécologue obstétricienne, responsable du Centre d’IVG de l’hôpital Delafontaine à Saint-Denis
[6] Fiona Moghaddam, Avortement : antagonismes renforcés dans le monde entier, 11 juin 2019, https://www.franceculture.fr/societe/avortement-antagonismes-renforces-dans-le-monde-entier
[7] L’article 2 du traité sur l’Union européenne dispose que « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes »
[8] Fiona Moghaddam, Avortement : antagonismes renforcés dans le monde entier, France Culture, 11 juin 2019, https://www.franceculture.fr/societe/avortement-antagonismes-renforces-dans-le-monde-entier
[9] Tribunal de l’Union européenne, Arrêt dans l’affaire T-561/14 European Citizens’ Initiative One of Us e.a./ Commission, Communiqué de presse n° 52/18, Luxembour, 23 avril 2018
[10] Groupement de différentes associations féministes et organisations défendant les droits des femmes
[11]Manon Flausch «Le populisme n’a jamais fait bon ménage avec le droit des femmes», 8 mars 2019 : https://www.euractiv.fr/section/politique/news/le-populisme-na-jamais-fait-bon-menage-avec-le-droit-des-femmes/
[12] En vertu de l’article 6 du TFUE, en matière de protection et d’amélioration de la santé humaine l’UE ne peut intervenir que pour soutenir, coordonner ou compléter les actions des pays de l’UE (compétence d’appui)
[13] Questions à Danielle Gaudry (gynécologue-obstétricienne) – droits sexuels et reproductifs – Conseil économique social et environnemental (cese), Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=a3TbDAVVwT8
[14] Ibid.
[15] Simone Veil
[16] Simone de Beauvoir