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Article initialement publié par notre partenaire Eyes on Europe le 13/12/2019.
A l’heure où l’horizon européen paraît terni par l’incertitude d’un Brexit effectif, par la friabilité de la paix au Moyen-Orient et par les soubresauts du résident de la Maison Blanche, l’Union semble résignée et limitée à pouvoir légiférer sur les quotas de pêche en Méditerranée ou encore à régler les contentieux issus d’une concurrence déloyale entre entreprises slovènes et néerlandaises. Bien que ces derniers exemples caricaturent son fonctionnement actuel, l’Union européenne paraît bel et bien absente des nouvelles zones stratégiques mondiales.
L’Asie du Sud-Est fait partie de ces zones en perpétuelle croissance où de nombreuses opportunités et conflictualités ont émergé. Longtemps confinés au rang de comptoir du monde, exploités par les métropoles avides de ressources, les dix pays de l’ASEAN (hormis la Thaïlande jamais colonisée) ont su se libérer du joug impérialiste au lendemain de la Seconde Guerre mondiale en proclamant leur indépendance pour former le 8 août 1967, the Association of Southeast Asian Nations (ASEAN). Chronologie relativement similaire à notre chère UE, mais le fonctionnement diffère largement. Là où les États-membres confèrent des compétences supranationales aux institutions, l’ASEAN est régie par le principe de non-ingérence entre états. En d’autres mots, la souveraineté nationale prime sur la coopération régionale.
Intérêts européens dans la région
L’ASEAN c’est plus de dix pays, 650 millions d’habitants ayant réussi la prouesse de quasiment doubler leur PIB total en dix ans, s’érigeant ainsi comme la cinquième plus grande économie mondiale. Région porteuse aux enjeux multiples, l’UE a su faire fructifier ses accords commerciaux avec le continent sud-asiatique. En 2018, l’UE avait commercé pour presque 208 milliards d’euros avec les différents pays, se classant troisième partenaire mondial derrière la Chine et les Etats-Unis. Consciente des perspectives économiques radieuses des différents membres de la zone, l’UE a entamé les négociations pour conclure des traités de libre-échange. A l’heure actuelle, seuls Singapour (2014) et le Vietnam (2015) ont ratifié ces accords commerciaux. De par leur situation géographique en Mer de Chine méridionale, par le commerce florissant et la propension naturelle au commerce international, Bruxelles a saisi la possibilité de nouer des liens solides avec ce nouveau partenaire économique. C’est sous l’impulsion de Federica Mogherini, ancienne haut représentante de l’Union pour les affaires étrangères, que la Commission a lancé son projet novateur « Connecting Europe and Asia- Building Blocks for an EU Strategy » fin 2018. La connexion est le maître-mot de cette nouvelle politique qui prévoit l’accroissement des possibilités de commerce en diminuant considérablement les barrières dans le fret aérien, naval et routier sur tout le continent asiatique. Idée génialissime, clairvoyante et pragmatique qu’a pris là Bruxelles à première vue, mais était-ce une nouveauté mondiale que d’investir sur cette partie du monde, malencontreusement perçue comme hors d’intérêt pendant des décennies ? D’autres acteurs internationaux ne se seraient-ils pas penchés préalablement sur la nécessité d’être présents dans la zone ASEAN ?
L’UE adepte du Made in China
Nul suspens n’est nécessaire concernant l’identité de cet acteur. Le gargantuesque voisin chinois a vite saisi l’importance que se révélait être la zone ASEAN. Liaison ambivalente où coopération et crainte s’interposent, où la Mer de Chine méridionale est devenue le nouveau lieu d’affrontement avec l’administration américaine, le Parti Central de Pékin a toujours mis un point d’honneur à affirmer sa bonne volonté apparente avec ses pays limitrophes. C’est ainsi qu’en 2013, l’impérial Xi Jinping a inauguré son projet de Belt and Road Initiative. Composé de six couloirs marchands reliant l’Est de l’Asie aux portes de l’Europe, la célérité des investissements a démontré toute la persuasion dont Pékin pouvait faire preuve. Le pouvoir exécutif chinois entend assouvir sa volonté de devenir le plus grand marché mondial en décuplant ses capacités de production et liaison entre ses partenaires commerciaux. D’après les estimations du rapport de la World Bank, les gains seraient majeurs en termes de diminution du temps de trajet (baisse de 5,2%), croissance nette des échanges internationaux (+7% pour les pays concernés) et devraient permettre à plus de 7,5 millions de personnes de sortir de l’extrême pauvreté (personne vivant avec moins de 1,90 dollar/jour).
La ressemblance entre les deux projets est certaine et Pékin a déjà montré les crocs face aux velléités européennes. On peut douter de la sincérité de Federica Mogherini quand elle affirme en septembre 2018 que l’annonce du Connectivity project n’est nullement une réaction face au projet chinois. L’ASEAN ne constitue qu’une infime mais cruciale partie des deux plans concurrents. Forte de sa proximité géographique et de son hégémonie régionale, la Chine endosse le rôle de partenaire privilégié pour les pays concernés. Bruxelles doit-elle se résigner à jouer les seconds rôles et être vue comme un partenaire commercial quelconque comme pourraient l’être le Mercosur ou le Canada ?
Réveiller l’audace européenne
28 ou plutôt 27 pays ne peuvent pas être réduits uniquement à l’effigie d’une seule pièce métallique et soumis aux aléas des volatilités du marché international. Malgré les dissensions majeures qui frappent l’UE actuellement, l’expérience de plus de soixante années de construction commune, notre capacité à surmonter des crises sans précédents lors des dernières décennies a forgé une puissance latente. Las de l’imbroglio bureaucratique bruxellois et du manque béant d’un capitaine au sein du navire à la dérive, les différents leaders nationaux semblent négliger la nécessité d’affirmer une puissance européenne. Il serait radical d’employer la même expression qu’Emmanuel Macron a pu adresser à The Economist à savoir, « d’Europe au bord du précipice », toutefois, son pessimisme n’est pas infondé.
Les luttes intra-institutionnelles et la prépondérance de la machine législative bruxelloise ont restreint l’audace et l’innovation nécessaire pour mener une politique extérieure commune pertinente. Forte de son expérience de la création de la zone Euro et de l’espace Schengen, l’UE a toujours privilégié le volet commercial pour tisser de nouveaux rapprochements. Cependant, d’autres outils moins cartésiens, moins conventionnels pourraient être employés.
Le cas de l’ASEAN représente l’archétype des négociations que l’UE pourrait adopter. L’objectif de rapprochement économique avec la zone foisonnante est patent, mais largement contesté par différents acteurs. Un Soft Power européen doit être utilisé afin de faire valoir les intérêts de l’UE dans la région. À titre d’exemple, deux chercheurs de l’université londonienne LSE, Reuben Wong et Scott Brown ont publié en 2017 leurs suggestions pour renforcer la coopération UE-ASEAN. Ils préconisent de recourir à des stratégies « non-traditionnelles » avec les états asiatiques pour accroître la visibilité du champ d’action européen et sortir de la stérilité des accords commerciaux. Deux secteurs spécifiques sont concernés.
Deux pistes
Le premier est dans la lutte antiterroriste, le continent européen a été secoué par des attaques terroristes sidérantes ces quinze dernières années. De Madrid à Bruxelles jusqu’à Paris, aucune capitale européenne n’a été épargnée. Fort de la coopération entre les différentes polices nationales, une réelle expertise dans la lutte contre le terrorisme a essaimé. La récente dissolution de l’Etat Islamique en Syrie va voir le retour de plus de 3.000 soldats en Europe et plus de 1.000 autres en Malaisie et Indonésie. Face à la probable résurgence des réseaux de combattants, il est d’intérêt mondial de prémunir les pays asiatiques d’une meilleure coopération régionale. La présence de l’UE au Forum Régional de l’ASEAN (ARF), organisation reprenant 27 acteurs sur les questions de sécurité en Asie-Indonésie doit être renforcée. L’Asie est le terreau de nombreuses organisations islamistes comme Jemaah Islamiya en Indonésie ou Abou Sayyaf aux Philippines et les récentes tentatives d’attentats à Kuala Lumpur et dans l’Etat de Sabah en Malaisie confirment la thèse d’une propagation des réseaux clandestins. L’expérience acquise lors de la collaboration transnationale en termes d’anti-terrorisme en Europe est une occasion unique pour épauler les pays demandeurs à propos de cette menace grandissante.
En outre, la question climatique et la gestion des catastrophes naturelles mettent en exergue la finitude de la coopération intra-ASEAN. Après le tsunami ravageur dans l’Océan Indien en 2004, l’UE avait joué un rôle prédominant dans la réhabilitation de l’Etat d’Aceh en Indonésie en y organisant de nouvelles élections et en soutenant financièrement la nouvelle administration. A l’heure actuelle, les intempestives crises atmosphériques causées par les feux de forêt en Indonésie et en Malaisie contaminent une partie majeure du continent chaque année.
Durant le pic de crise en 2015, c’est plus de 100.000 personnes qui sont décédées à la suite du nuage de pollution s’étant installé pendant plus de quatre mois au-dessus des mégapoles asiatiques. Face à cela, les pays concernés (Thaïlande, Singapour,Malaisie et Indonésie) tardent toujours à trouver une réponse pertinente. L’UE, pionnière en matière environnementale, a fait des investissements durables et de la législation environnementale sa priorité depuis les années nonante. Le dialogue inclusif est probablement l’une des plus belles prouesses réalisées par Bruxelles ces dernières années, érigeant l’UE comme institution mondiale ayant le plus légiféré sur la thématique environnementale ces vingt dernières années. L’expertise et le savoir européen serviraient d’exemple pour surmonter ce problème endémique. L’objectif n’est évidemment pas d’apposer un regard ethnocentriste sur les enjeux asiatiques ni de cloner les mécanismes mis en en place en Europe mais plutôt, de démontrer quelles ressources furent employées pour faciliter la coordination entre Etats.
L’Europe est secouée en ce moment, bafouée même sur certains principes fondateurs, mais reste toujours un acteur international majeur. Union européenne et action extérieure ne sont pas antinomiques mais doivent ostensiblement être revendiquées pour faire valoir nos intérêts hors de nos frontières. Il est essentiel de se projeter vers l’étranger pour suivre la cadence des actuelles superpuissances. Il a fallu plus de vingt ans à l’Union pour confectionner le système de radionavigation Galileo, censé concurrencer l’hégémonique GPS américain. L’enjeu de la 5G semble lui avoir été délaissé au profit des concurrents sino-américains. L’UE a souffert de ses dissensions intestines ces dernières années mais n’est pas sans ressources comme nous avons pu le voir précédemment. Privilégier le dynamisme des politiques et apprendre à savoir négocier avec ce voisin bisémique chinois, allié ou concurrent, s’avère essentiel pour atteindre cette terre promise qu’est l’ASEAN. La teneur du discours adopté par Josep Borrel, nouveau haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères, envers les pays asiatiques sera déterminante. De manière globale, que ce soit sur la question de l’ASEAN, sur les contentieux avec la Russie ou encore sur une hypothétique politique militaire commune, ambition et pragmatisme seront nécessaires pour que l’Union européenne ne se limite pas à être uniquement un vaste marché démuni d’une vision à long terme.
Adrien Touwaide, Membre du comité rédactionnel d’Eyes on Europe