Depuis les élections européennes de 2019, il a été constaté que les partis traditionnels du centre-droit ou du centre-gauche sont de moins en moins populaires, au profit des partis eurosceptiques ou europhobes. De nombreux facteurs peuvent expliquer ce phénomène, qui n’est pas exclusif à l’Union européenne (UE), car on peut l’observer dans de nombreux pays du monde. Peu avant la crise du Covid-19, de multiples mouvements populaires ont éclaté dans le monde, portés par le mécontentement grandissant d’une partie de la population. De Beyrouth à Santiago, de Paris à La Paz, les rues grouillaient de citoyens qui contestaient le système dans lequel ils vivent. Même si les raisons de la colère sont à chaque fois différentes, les revendications plus profondes se rejoignent, car elles résultent de la montée en flèche des inégalités de richesse, de la corruption des milieux politiques et financiers, de la crise écologique, et de bien d’autres facteurs qu’ils serait trop long de lister. L’UE est ainsi malheureusement perçue comme garante de ce système néo-libéral tant contesté, ce qui est inquiétant pour sa pérennité.
Le vote aux extrêmes est souvent expliqué par une inculture politique, qui pousse les citoyens à se retrancher derrière des discours qualifiés de « populistes ». Il est vrai que certains beaux discours séduisent les électeurs, mais évidemment cela est bien plus compliqué. Des affaires réelles et bien concrètes, viennent ternir de plus en plus régulièrement les instances et les décideurs politiques. C’est bien visible dans le cas français : de nouvelles affaires, qui concernent tout le spectre politique, sortent presque chaque mois et font la une des journaux. Dans le cas de l’Union européenne, cela est moins évident car plus rares sont les scandales, et les Européens conservent une relative confiance à son égard : en 2019, 44% des Européens avaient confiance en l’UE(1). En revanche, une affaire très récente a obscurci cette image de transparence : la nomination de Black Rock comme conseiller environnemental et social pour la transition écologique du continent. Plus précisément, le groupe sera appelé à proposer des solutions pour développer la finance durable, ainsi que l’intégration de critères écologiques au système bancaire européen. En réalité, ce ne serait pas une « affaire », car tout est légal et « transparent », se défend la Commission. Le problème réside évidemment dans le choix de ce partenaire, plus que controversé. Cette nomination incarne donc très bien les causes de l’impopularité grandissante de l’UE.
Il y encore un an, je ne connaissais pas ce groupe, qui est le plus grand gestionnaire d’actifs au monde, avec environ 6 800 milliards d’actifs à lui seul. Afin de bien comprendre ce que cela représente, c’est un montant 2,5 fois plus élevé que le PIB annuel de la France, qui lui est d’environ 2700 milliards. S’il y a encore peu de personnes qui ont connaissance de cette entreprise, c’est parce que cette opacité est bien volontaire. Ses clients sont soit de grandes entreprises et banques, soit de riches particuliers, auxquels elle prodigue des conseils pour des placements financiers, gère des caisses de retraite, etc. Ce n’est donc pas une entreprise qui fait de la publicité à la télévision ou dans les journaux : elle a tout intérêt à être peu connue, sauf des milieux politiques et financiers. Même si son chiffre d’affaires n’est pas à la hauteur de celui des GAFA, cette capitalisation confère à Black Rock une influence extrêmement importante. Cette nomination pose donc un énorme problème, car elle entre directement en conflit avec la transition écologique voulue par la Commission, et le risque de conflit d’intérêts est plus qu’important. Le conflit d’intérêts pourtant n’a pas été une raison du refus de la candidature de Black Rock, car ses activités sont nombreuses, et, selon certains responsables européens et représentants du fonds, il n’y a aucun problème à ce que Black Rock participe à l’élaboration des politiques climatiques de l’UE.
Si cette nomination est aussi invraisemblable, c’est parce que Black Rock est le deuxième investisseur mondial dans l’industrie des énergies fossiles, avec 87,3 milliards de dollars engagés, derrière The Vanguard Group et ses 161 milliards (2). De plus, The Guardian a révélé que la société avait bloqué 82% des motions d’actionnaires liées au climat dans les entreprises d’énergies fossiles, entre 2015 et 2019 (3). Il n’est donc pas raisonnable de penser que l’entreprise conseillera objectivement l’Union européenne pour accélérer la transition écologique ou rendre la finance plus « verte ». Afin de se faire bien voir par les instances européennes, Black Rock a tout simplement bradé son offre, passant de 500 000€ en moyenne à 280 000€ (4). Il paraissait donc à priori difficile pour l’UE de refuser une telle ristourne. Alors même que Black Rock est l’un des organes de lobbying des plus importants de Bruxelles : son budget alloué au lobbying a été multiplié par 10 en 5 ans, passant de 150 000 à 1.5 millions d’euros. Désormais, Black Rock est rémunéré par l’UE, alors qu’elle continue à exercer ses activités d’influence et de lobbying. Une situation presque kafkaïenne. Enfin, Black Rock est une entreprise américaine, certes privée ; toutefois confier une tâche aussi importante, qui aura des conséquences directes sur les citoyens européens, à une société étrangère, est un choix très discutable.
Même si les résultats des élections européennes ont été marqués par un vote aux l’extrêmes, la participation aux élections de 2019 a été historiquement élevée dans de nombreux pays, en particulier en raison de l’essor du mouvement écologiste. La nouvelle présidente de la Commission a ainsi fait de l’environnement sa première priorité notamment à travers le Green Deal, un programme écologique somme toute ambitieux, qui a pour objectif principal la décarbonation du continent d’ici 2050. De plus, l’épidémie de Covid-19 a créé une prise de conscience qui pousse les citoyens et les politiques à réfléchir sur le fameux « monde d’après », plus local, social et respectueux du climat. La nomination de Black Rock à un tel poste, en ce moment même, est une grave erreur, aussi bien tactique que stratégique.
Tactique, car, bien que la communication européenne fût extrêmement discrète, la nouvelle révélée par le quotidien britannique The Guardian, s’est répandue comme une traînée de poudre. Bien que très peu connue en Europe, Black Rock jouissait déjà en France d’une réputation sulfureuse. Au moment de la réforme des retraites engagée par le gouvernement français, l’exécutif a reçu à l’Elysée le patron de Black Rock France, qui se disait satisfait de la loi Pacte, une législation qui facilite le passage vers une retraite par capitalisation.(5) Ce dernier aurait alors prodigué des conseils « pro-business » et « pro-capitalisation » au président Macron. Au-delà des questions idéologiques, il est un fait que Black Rock est très impopulaire. Fort de cette opacité et de ces controverses, Black Rock est même devenu une cible de choix de diverses théories complotistes, malheureusement de plus en plus suivies.
Stratégique, car cette impopularité va forcément déteindre sur l’image de l’UE. Certains électeurs écologistes peuvent se sentir trahis par cette nomination. Black Rock représente pour de nombreux citoyens, l’archétype de la société de « l’ancien monde », où profit et rentabilité sont les seuls et uniques maîtres-mots. Une société américaine qui n’est donc pas la bienvenue aux tables des négociations bruxelloises. De plus, il est très difficile, voire impossible, de trouver des informations qui concernent cette nomination, émanant directement des instances européennes. Elle s’est donc faite dans la plus totale discrétion, en plein milieu d’une période difficile. Cela ne contribuera donc pas à faire rayonner la transparence revendiquée par les institutions européennes.
Interrogé par The Guardian, et c’est la seule déclaration que nous avons de l’UE jusque-là, un porte-parole de la Commission européenne a affirmé que ce contrat avait été attribué « dans le respect total et strict des règles de l’UE applicables aux marchés publics, notamment celles concernant l’éligibilité des soumissionnaires et la prévention de tout conflit d’intérêts potentiel ». Il est pourtant difficile de ne pas voir le conflit d’intérêts.
De nombreux eurodéputés se sont ainsi insurgés face à cette surprenante nomination, estimant que le conflit d’intérêts était inévitable. Chacun y est allé de sa comparaison : « Demander à Black Rock de travailler sur des sujets écologiques, c’est confier à Al Capone la lutte contre le grand banditisme » martelait l’eurodéputée EELV(6) Marie Toussaint. Ainsi, un groupe s’est constitué pour envoyer un courrier à la Commission européenne afin d’exprimer son opposition à ce choix. De nombreuses ONG se sont aussi mobilisées pour dénoncer cette nomination, telles que Finance Watch, qui estime que cela représente une grande perte de crédibilité pour la Commission. Toutefois, ces voix de l’opposition sont encore bien trop discrètes : il y a en effet très peu d’articles dans les médias, et les responsables politiques, européens comme nationaux, ont à peine réagi.
Si l’UE veut rassembler davantage les citoyens européens autour de son projet, c’est donc en procédant dans le sens totalement inverse. D’une part, adopter une communication plus transparente, car sans The Guardian, l’information n’aurait probablement jamais été mise au grand jour. D’autre part, en donnant des gages de modernité, aussi bien politiquement que philosophiquement. Engager une société très impopulaire réputée pour ne satisfaire que les intérêts de la finance, et américaine de surcroît, pour s’occuper de la transition écologique européenne ne peut qu’avoir des effets négatifs sur l’opinion publique et sur l’image de l’UE, déjà mise à mal par la crise du Covid-19. D’autant plus si Black Rock a été choisi uniquement en raison de son offre très avantageuse. Cela donne une image d’une Europe faible et non souveraine, qui délègue pour une poignée de dollars les plus grands enjeux de demain à une entreprise qui partage des intérêts opposés. Les instances européennes devraient enfin comprendre que c’est exactement ce type d’affaires qui rend l’UE impopulaire, comme si elle était subordonnée aux intérêts financiers et économiques, avant d’être au service de ses citoyens. Il en va de sa survie dans l’opinion publique, sans quoi les tentations de « Frexit » et « Quitaly » deviendront monnaie courante.
Léon de Tombeur
1 https://www.euronews.com/2019/08/06/trust-in-eu-at-its-highest-in-five-years-new-poll-shows
2 https://www.theguardian.com/environment/2019/oct/12/top-three-asset-managers-fossil-fuel-investments
3 Ibid.
4 https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/04/18/blackrock-l-encombrante-conseillere-de-la-commission-de-bruxelles_6037014_3234.html
5 https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/carriere/vie-professionnelle/retraite/on-vous-explique-la-polemique-sur-blackrock-ce-fonds-d-investissement-soupconne-de-vouloir-imposer-la-retraite-par-capitalisation-en-france_3743427.html
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