Article réalisé par notre Vice-président Gérard Vernier, initialement paru dans l’association « Sauvons l’Europe »
« Privilégie-t-on l’économique au détriment de l’humain ? », est-on en droit de se demander en ces temps d’une crise sanitaire qui semble avoir pris au dépourvu nombre de responsables confrontés à l’ampleur d’une pandémie aux conséquences immédiates déjà catastrophiques pour les personnes et présumées désastreuses à moyen et long terme pour les systèmes économiques et financiers.
Or, en prenant un peu de recul, on observe que pareil questionnement ne manque pas de faire surface de façon récurrente au sujet de la construction européenne. Le soixante-dixième anniversaire de la déclaration Schuman du 9 mai 1950 donne une occasion pour ainsi dire hautement symbolique d’apprécier la pertinence de cette critique sur le temps long.
Et, précisément, qu’en est-il du message inhérent à la déclaration elle-même ? Sa proposition centrale, qui conduira à la création de la première «Communauté européenne» sous les traits de la CECA, portait certes très concrètement et de façon immédiate sur ce que le texte qualifiait de «point limité mais décisif » : la mise en commun de l’ensemble de la production franco-allemande de charbon et d’acier dans le moule d’une organisation censée rester ouverte à la participation des autres pays d’Europe. D’où un ensemble de préconisations d’ordre technique en termes d’activités industrielles et commerciales. Mais, au-delà, se profilaient aussi des considérations d’une autre nature dans une démarche imprégnée de touches d’humanisme. De telles préoccupations parsèmeront par la suite l’ensemble des traités européens – toujours en sus d’un « terre-à-terre » exclusivement matériel – le point culminant ayant été atteint avec la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne proclamée en 2000 et de nos jours partie intégrante du traité de Lisbonne entré en vigueur en 2009.
Ainsi, pour en revenir aux mots prononcés par Robert Schuman, la préoccupation de l’ancrage de son projet dans une paix durable quelques années seulement après la seconde Guerre mondiale affleurait-elle dans des affirmations telles que « la contribution qu’une Europe organisée et vivante peut apporter à la civilisation est indispensable au maintien de relations pacifiques » ou « la solidarité de production [de charbon et d’acier] qui sera ainsi nouée manifestera que toute guerre entre la France et l’Allemagne devient non seulement impensable, mais matériellement impossible ». La déclaration précisait que « cette production sera offerte à l’ensemble du monde sans distinction ni exclusion, pour contribuer au relèvement du niveau de vie et au développement des œuvres de paix ». Elle ajoutait – thème qui est peut-être passé presqu’inaperçu, alors qu’il était déjà riche de signification pour des évolutions ultérieures dans le cadre de la Communauté économique européenne ainsi que des ensembles juridiques qui lui succéderont : « L’Europe pourra, avec des moyens accrus, poursuivre la réalisation de l’une de ses tâches essentielles : le développement du continent africain ».
Dans les faits, parallèlement à la mise en œuvre des dispositions du traité CECA pour ce qui concernait directement la production et les échanges de charbon et d’acier, des réalisations induites ou collatérales ont vu le jour dans un sens social que favorisait la supranationalité de la première Communauté : tels le financement de la construction de maisons ouvrières ou les premiers pas d’une politique de sécurité et de santé au travail à l’échelle européenne.
D’autres avancées « humaines » pourraient être évoquées. Quoi qu’il en soit, on ne s’étonnera guère, à partir de ces prémices, que, peu de temps après l’entrée en vigueur du traité de Paris instituant la CECA, Jean Monnet – l’inspirateur de Robert Schuman – ait tenu à souligner dans une formule appelée à une certaine postérité : « Nous ne coalisons pas des Etats, nous unissons des hommes ».
Gérard Vernier