Le 2 juin 2020, Jens Stoltenberg, Secrétaire général de l’OTAN, déclarait vouloir renforcer politiquement l’Alliance transatlantique. Celle-ci ne devrait plus seulement renforcer sa coopération militaire, mais aussi son intégration politique et institutionnelle, afin de faire face aux nouveaux défis contemporains. En effet, ces défis sont toujours plus nombreux, à mesure que les alliances s’étiolent, et que les tensions sociales, économiques, sanitaires et géopolitiques s’exacerbent. Selon M. Stoltenberg, le coronavirus a « amplifié les tendances et tensions existantes, s’agissant de notre sécurité »(1). L’Alliance est remise en cause à la fois en son sein et par l’ensemble des puissances extérieures désireuses de la voir disparaître. Par ailleurs, l’Union européenne réfléchit de plus en plus activement à développer la défense européenne, pour l’instant au stade d’esquisse. Ainsi, l’ensemble de ces bouleversements amènent les différents acteurs de l’OTAN à redéfinir leurs politiques de défense. En revanche, l’idée d’une défense européenne totalement affranchie de l’organisation transatlantique n’est pour l’heure pas envisageable. L’UE a donc un rôle fondamental à jouer, si elle veut s’intégrer davantage et bâtir une alliance plus équitable avec ses alliés américains.
- Une alliance à repenser…
Des deux côtés de l’Atlantique, l’OTAN est depuis quelques années vivement critiquée. Critiquée tout d’abord simplement en raison de son existence : si l’Alliance atlantique a été fondée pour faire face au Pacte de Varsovie, certains considèrent aujourd’hui qu’elle n’a plus de raison d’être. D’autres dénoncent son fonctionnement, notamment les États-Unis, qui depuis l’élection de Donald Trump, estiment qu’ils contribuent de façon trop importante au budget de l’Alliance, en comparaison avec les pays européens. Le président français Emmanuel Macron affirmait en novembre dernier que l’OTAN était dans un « état de mort cérébrale ». Même si le message a fait beaucoup de bruit, il a été reconnu à demi-mot par le Secrétariat général comme positif, car il aurait permis de rouvrir le débat sur une éventuelle restructuration de l’Alliance. (2)
Depuis la crise du Covid-19, l’OTAN s’est vu confier de nouvelles prérogatives afin d’aider le secteur civil dans la lutte contre la pandémie. Les militaires de l’Alliance ont en effet opéré des rapatriements, des hôpitaux de campagne, du transport de malades, des désinfections, etc.(3) En revanche, Jens Stoltenberg rappelle que la mission première de l’Alliance, qui est la sécurité de près d’un ou près de 1 milliard de citoyens, demeure inchangée.(4) On constate donc que l’OTAN ne constitue pas uniquement une alliance futile, car ses prérogatives peuvent sortir du champ militaire.
Le principal problème de l’Alliance est en effet le grand déséquilibre qui persiste entre les différents acteurs. Évidemment, tous les membres ne peuvent pas contribuer à la même hauteur, financièrement comme humainement, en raison de leurs diverses assises économiques. Toutefois, ce schéma a fait perdurer l’idée que ce sont les États-Unis qui doivent assurer presque à eux seuls la sécurité de leurs partenaires européens. Un schéma qui pouvait convenir pendant la guerre froide, où la menace soviétique pesait lourd sur le continent européen. De nos jours, les menaces stratégiques n’ont pas faibli, mais entrent dans un contexte complètement différent qui ne justifie pas un manque d’effort européen en matière de défense.
Bien que Donald Trump l’ait quelque peu allégée, la mainmise quasi-totale des États-Unis sur l’Alliance qui assure la sécurité de notre continent n’est pas souhaitable. Elle conduit à des fiascos pour la politique de défense européenne, qui pâtit des fluctuations des administrations américaines ou des revirements stratégiques soudains de leurs présidents. Le dernier en date est représenté par les rumeurs du retrait de 9.500 soldats américains d’Allemagne, pour un éventuel redéploiement aux États-Unis ou en Pologne. Même si l’information n’a pas encore été confirmée, l’administration Trump aurait de nombreuses raisons de procéder de la sorte. Cela peut être pour des considérations électorales, car les élections approchent et l’opinion publique américaine est opposée à la présence de troupes américaines à l’étranger. Mais Donald Trump peut également faire pression sur le Gouvernement allemand pour protester contre son refus d’atteindre les 2% de son PIB pour sa défense. Peu importent les raisons, il parait donc impératif que l’Europe prenne en main sa défense, afin de coopérer de manière plus équitable et juste avec les Américains, et cela passe probablement par par une augmentation des dépenses militaires de la part de certains États membres.
Depuis le général de Gaulle, la France a une politique d’indépendance vis-à-vis des États-Unis et de l’OTAN, et s’est souvent rêvée à la tête d’une « entente européenne », ou d’une sorte d’OTAN européen. Toutefois, de nombreux pays n’accepteraient pas non plus une « tutelle » française, qui pourrait impliquer les mêmes problèmes qu’avec les États-Unis. Il s’agirait alors de réfléchir à plusieurs sur une intégration de plus en plus rapide des pays européens qui peuvent se permettre de financer et de constituer une armée suffisamment puissante pour contrer les menaces. De plus, il est évidemment impossible de prévoir l’avenir et les bouleversements géopolitiques qui vont survenir dans les prochaines décennies. Ainsi, la constitution d’une réelle force européenne au sein de l’OTAN permettrait à l’UE de peser davantage dans la géopolitique mondiale, et surtout de ne pas avoir à subir les revirements politiques américains.
Un exemple intéressant est celui de la défense antimissile du continent européen, qui, à l’heure actuelle, n’incombe presque qu’aux Américains. Avec des installations en République Tchèque, en Roumanie et en Pologne, l’Europe a totalement délégué la défense de son ciel aux États-Unis, alors même que la France produit un bon système de défense antimissile (SAMP/T). En réalité, la plupart des pays d’Europe de l’Est ont abandonné leur sécurité aux États-Unis, au profit d’un accent mis sur l’État-providence (5), ce qui est un objectif parfaitement louable. En revanche, face à la menace russe, ces États membres devraient revoir leurs accords avec les Américains afin de jouir d’une plus grande autonomie stratégique, ou éventuellement réfléchir à une « tutelle européenne » qui offrirait davantage de garanties.
Sachant qu’il ne parait désormais plus évident que les États-Unis interviendraient en cas d’un conflit avec la Russie par exemple, il est absurde que les clés de la sécurité des villes européennes soient entre leurs mains. En effet, bien que le commandement de la défense antimissile du continent européen soit intégré à l’OTAN, les installations et le matériel sont américains, et la prééminence des États-Unis au sein de l’Alliance ne permet pas aux Européens d’en disposer à leur convenance. A la vue de ces éléments, il parait donc nécessaire que l’Europe se dote d’une politique de défense concrète et coordonnée, afin de mieux s’intégrer au sein de l’Alliance transatlantique.
- …dans le cadre d’une défense européenne
Le débat sur la construction d’une défense européenne prend donc aujourd’hui de plus en plus d’importance. Il avait été déjà relancé par le Brexit, car les Britanniques bloquaient presque systématiquement toutes initiatives allant dans le sens d’une défense européenne autonome. Aujourd’hui, les attaques à répétition de Donald Trump à l’égard des Européens, et les nouvelles menaces stratégiques, notamment représentées par la Chine, incitent les États membres à sérieusement envisager un tel projet.
Il existe donc de nombreux projets et programmes visant à accélérer l’établissement d’une défense européenne : l’Organisme Conjoint en Matière d’Armement (OCCAR), European Defence Industrial Development Programme (EDIDP), ou encore le Preparatory Action for Defence Research (PADR). La liste est encore longue et les abréviations nombreuses. Toutefois, les avancées restent lentes car les États membres sont encore, pour la plupart, hostiles à une défense plus autonome. Ce sont notamment les pays de l’Est, vivant toujours dans la crainte de leur voisin russe, qui ne veulent pas abandonner leur soutien américain. Pourtant, le projet n’est pas de s’affranchir des États-Unis, mais plutôt de travailler avec eux sur un pied d’égalité.
A l’heure actuelle, le plus gros projet militaire européen est le Fonds européen de la Défense (FED), créé en 2017 par la Commission Juncker, et qui a pour but principal le financement de la recherche en matière de défense, pour coordonner les budgets européens et ainsi éviter que ces programmes soient multiples au sein de l’Union. Cela permettrait en effet de réduire considérablement les dépenses militaires des États membres, une économie estimée de 25 à 100 milliards d’euros(6). En avril 2019, le fonds a été doté de 525 millions d’euros, une somme jusqu’alors jamais atteinte, qui pourrait aider à développer le fameux projet franco-allemand « Eurodrone ». De plus, le budget du FED est censé fortement augmenter, à raison d’environ 1 milliard par an, pour atteindre 13 milliards d’euros pour la période 2021-2027.
Même si la perspective d’une armée européenne est fortement décriée pour de nombreuses bonnes raisons, rien n’empêche les institutions de s’investir davantage pour construire un système de défense commun, plus indépendant de l’OTAN et des États-Unis. Le principal atout dont dispose l’Europe est une solide base industrielle et technologique de défense (BITD). Malheureusement, les États membres ne font que rarement preuve de solidarité économique, notamment quand ils font l’acquisition de matériel militaire américain. L’exemple le plus prégnant est celui des avions de combat : bien que la France ou la Suède produisent des avions de chasse de qualité (Rafale de Dassault, Gripen de Saab), de nombreux pays continuent d’acheter des F-35 américains, technologiquement plus avancés mais pas toujours parfaitement fiables. En effet, la Belgique a connu de nombreuses péripéties après avoir commandé 34 F-35 à Lockheed Martin, la société qui produit l’avion, dont des retards de livraison et des modifications de commandes(7). Plus récemment, c’est la Pologne qui a commandé 32 F-35 pour un prix de 4.6 milliards de dollars. La création d’une « BITD européenne » passerait donc évidemment par une solidarité européenne, qui n’est pas de mise actuellement.
La France et l’Allemagne sont les deux acteurs principaux de la construction progressive d’une défense européenne, et doivent en rester les instigateurs et les promoteurs auprès de leurs partenaires européens. Par ailleurs, malgré le Brexit, les questions de coopérations de sécurité et de défense ne sont pas abandonnées avec les Britanniques, et cette nouvelle architecture de défense doit être envisagée avec leur concours au sein de l’OTAN. En revanche, le concept « d’armée européenne » n’est pas populaire dans l’opinion publique et auprès de la plupart des responsables politiques nationaux. En effet, une armée qui réunit plus de 20 nationalités et qui ne partagent pas la même langue peut paraître illusoire. Elle ne trouve d’équivalent dans l’histoire qu’avec la Grande Armée de Napoléon Ier. Mais cet état de fait n’empêche pas les États membres de réfléchir à la construction d’une politique de défense commune, mettant en coopération avancée les armées nationales, afin de peser davantage au sein de l’OTAN. Cela est désormais crucial si l’Europe veut rester dans le jeu des grandes puissances.
Léon de Tombeur
1 https://plus.lesoir.be/305850/article/2020-06-08/stoltenberg-no-comment-sur-le-projet-de-trump-en-allemagne-mais-il-faut-etre
2 https://www.lemonde.fr/international/article/2019/11/28/mort-cerebrale-de-l-otan-macron-assume-stoltenberg-recherche-l-unite_6020929_3210.html
3 https://www.nato.int/cps/fr/natohq/news_176080.htm
4 Ibid.
5 MONGRENIER, Jean-Sylvestre, « L’Europe et le bouclier antimissile américain : impolitique et désillusions du projet européen », Hérodote, vol. 128, no. 1, 2008, p.40
6 European Commission, The European Defence Fund, Stepping up the EU’s role as a security and defence provider, Mars 2019
7 https://www.lecho.be/entreprises/defense-aeronautique/la-belgique-a-t-elle-fait-preuve-de-naivete-lors-de-l-achat-du-f-35/10212260.html