« 25 millions de personnes dans le monde sont menacées de travail forcé ou y sont contraintes. Nous n’accepterons jamais qu’elles soient contraintes de fabriquer des produits pour que ces produits soient ensuite proposés à la vente ici en Europe. Nous proposerons donc d’interdire sur notre marché les produits qui ont été fabriqués au moyen du travail forcé. Les droits de l’homme ne sont pas à vendre à aucun prix. »
Dans son discours sur l’état de l’Union datant du 15 septembre dernier (1), Ursula Van der Leyen, présidente de la Commission Européenne, a annoncé une mesure attendue depuis plusieurs mois par l’eurodéputé Raphael Glücksmann et ses soutiens : le bannissement de la vente des produits issus du travail forcé. Sur les réseaux sociaux et au sein d’associations, nombre de militants se battent contre la traite des êtres humains qui a lieu dans la province du Xinjiang par l’Etat chinois depuis plusieurs années. Les Ouïghours en sont les victimes. Une grande partie d’entre eux sont internés dans des camps de travail. Cette forme d’esclavage moderne va à l’encontre des valeurs de l’Union Européenne. L’esclavage est condamné pour la première fois par une législation européenne par le Conseil de l’Europe en 1956 dans la Convention européenne des Droits de l’Homme. L’esclavage est évoqué à nouveau par d’autres textes comme la Charte des Droits Fondamentaux adoptée le 7 décembre 2000 par les Etats membres de l’UE (2). Plus précisément, c’est l’article 5 de la Charte qui explicite l’interdiction de l’esclavage, de la traite des êtres humains et du travail forcé :
« 1. Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude.
2. Nul ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire.
3. La traite des êtres humains est interdite. »
Afin de mieux comprendre les enjeux autour du travail forcé, un éclaircissement des termes est nécessaire. Tout d’abord, l’esclavage est défini comme un « travail contraint, soumis à une violence extrême », pouvant « être précédé d’une traite » selon Myriam Cottias (3), chercheuse au Centre National de Recherche Scientifique (CNRS). L’esclavage moderne en est une nouvelle forme. Selon le rapport publié en 2017 par le Bureau International du Travail (BIT), la fondation Walk Free et l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) (4), « l’esclavage moderne est utilisé comme un terme générique synthétisant des aspects juridiques qui se recoupent. Pour l’essentiel, il se réfère à des situations d’exploitation qu’une personne ne peut refuser ou quitter en raison de menaces, de violences, de coercition, de tromperie et/ou d’abus de pouvoir. »
Cette nouvelle forme d’esclavage est souvent liée à la traite des êtres humains. On identifie cette traite par trois éléments : « l’action, le moyen utilisé et la finalité ». L’action et la finalité peuvent être de diverses natures, c’est le moyen qui compte. Le moyen utilisé peut être la coercition comme l’exploitation. Le premier suffit désormais pour juger d’une traite dans le cadre de l’esclavage moderne.
L’esclavage moderne regroupe deux catégories principales : le mariage forcé et le travail forcé. En 2018, selon les chiffres du Global Slavery Index (5), sur un total mondial de 40,3 millions de victimes estimées d’esclavage moderne, 15,4 millions de personnes étaient touchées par le mariage forcé et 24,9 millions par le travail forcé. Selon les chiffres du BIT de 2017, 89 millions de personnes ont été soumis à une forme d’esclavage moderne entre 2012 et 2016, qui a pu durer quelques jours comme plusieurs années.
Au total, dans l’esclavage moderne estimé en Asie centrale et en Europe, 91% des victimes sont en situation de travail forcé. Nous analyserons donc le phénomène d’esclavage moderne à travers le prisme du travail forcé.
Source : Rapport du BIT de 2017 sur l’esclavage moderne dans le monde.
Le travail forcé, un problème global
Ainsi, le travail forcé se divise en trois catégories.
La première est l’exploitation économique par le travail forcé, qui se fait au sein de l’économie privée et de celle informelle. En 2016, selon des estimations du BIT, cela concernait 16 millions de personnes, soit 64% des personnes victimes de travail forcé. La deuxième catégorie est l’exploitation sexuelle commerciale forcée, concernant 4,8 millions de personnes en 2016 selon le BIT. L’Europe-Asie centrale est la deuxième zone géographique la plus touchée, avec 14% de victimes (6). En moyenne, au niveau mondial, une victime d’exploitation sexuelle sur cinq est un enfant.
Ces deux premières catégories concernent d’ailleurs majoritairement des femmes : elles représentent 57,6 % des personnes victimes d’exploitation économique par le travail forcé et 99% de celles victimes d’exploitation sexuelle. La troisième catégorie est celle du travail forcé imposé par l’Etat. Celle-ci concerne 4,1 millions de personnes dans le monde, dont une majorité d’hommes (59,4%).
L’esclavage moderne et ses sous-catégories
Source : Rapport du BIT de 2017 sur l’esclavage moderne dans le monde.
Globalement, le travail forcé touche donc notamment des femmes, et une proportion d’enfants assez élevée. Selon le BIT, en 2016, il y a 4,1% des 5-17 ans en Europe et Asie centrale qui en sont victimes. Ces derniers sont astreints à l’agriculture dans les trois quarts des cas. Ces chiffres nous permettent de mieux comprendre qui sont les victimes du travail forcé, au niveau global et eurasien. Mais bien que ces données soient basées sur une méthodologie rigoureuse, elles ne restent qu’indicatives, car les organismes les délivrant ne peuvent que faire des estimations. Le travail forcé est difficile à mesurer : c’est une pratique cachée puisqu’elle est illégale. A l’échelle mondiale, selon le rapport du Global Slavery Index (2018), on trouve en proportion plus de personnes victimes d’esclavage moderne en Corée du Nord (104.56/1000 habitants), en Erythrée (93.03/1000 habitants) et au Burundi (39.95/1000 habitants) qu’ailleurs. Mais les pays développés et l’Union Européenne sont ceux qui profitent le plus du travail forcé d’un point de vue économique. Par victime, le profit annuel moyen de ces derniers était en 2014 de 34 800 dollars (7). C’était environ 130% de profits en plus en moyenne que le Moyen-Orient, deuxième région en termes de revenus par travailleur forcé à l’année. « Les produits fabriqués et les services fournis finissent dans des circuits commerciaux en apparence licites, y compris une partie des denrées alimentaires que nous consommons et des vêtements que nous portons, et nettoient les bâtiments dans lesquels nous vivons ou travaillons », explique le BIT dans son rapport publié en 2017.
Source : Profits et pauvreté : la dimension économique du travail forcé, site de l’OIT, 2014.
Si le travail forcé est un fléau global, c’est aussi un fléau intra-européen. Nous médiatisons désormais davantage la situation des Ouïghours, mais qu’en est-il au sein de l’Union Européenne ?
La situation au sein de l’UE
Toujours selon des estimations du Global Slavery Index, 1 165 000 personnes sont victimes d’esclavage moderne dans l’Union Européenne (en excluant le Royaume-Uni), pour une population totale de 447 millions de personnes au 1er janvier 2021 (8). Au sein de l’Union Européenne, en 2012, environ 880 000 personnes étaient victimes de travail forcé selon les chiffres de l’OIT (9). Avec la crise migratoire ces dernières années, le nombre de travailleurs forcés ne cesse d’augmenter, selon le média en ligne Basta Mag (10).
Sarah de Hovre, présidente de l’Association Sans But Lucratif PAG-ASA, qui lutte contre la traite des êtres humains à Bruxelles, nous confirme que les migrants, et plus spécifiquement les sans-papiers, sont ceux les plus touchés par ce fléau. C’est là une caractéristique essentielle des travailleurs forcés sur le sol de l’Union Européenne. A Bruxelles, par exemple, plusieurs réfugiées nigérianes, souvent sans papiers, se retrouvent prises dans l’engrenage de réseaux de prositution illégaux. Partout dans l’UE, des champs viticoles d’Italie aux champs agricoles d’Espagne, des restaurants aux réseaux de prostitution des capitales européennes, différents secteurs sont touchés. Les migrants viennent parfois d’Amérique latine, souvent du Moyen-Orient ou d’Afrique. Il y a aussi des ressortissants de pays est-européens qui viennent travailler pour des sociétés elles aussi d’Europe de l’Est ou pour des grandes multinationales ailleurs dans l’UE.
On peut trouver les travailleurs forcés dans l’économie formelle – dans des carwash ou des salons de manucure – comme au sein de l’économie souterraine, par exemple dans des réseaux de prostitution ou chez des particuliers, où ils réalisent des travaux domestiques. Madame De Hovre dit recevoir davantage d’hommes au sein de l’association que de femmes. Cela s’explique sûrement par le fait que les femmes victimes de traite des êtres humains se trouvent davantage au sein de secteurs « cachés » que les hommes. Les personnes touchées par la traite des êtres humains ne réalisent parfois pas « qu’elles [en] sont victimes car elles travaillent ici dans des conditions qui peuvent être similaires à celles qu’elles avaient dans leur propre pays ». Tandis que d’autres « se sentent vraiment victimes, ce sont des situations où les personnes ont vécu beaucoup de violences physiques ou psychologiques ».
En Belgique comme ailleurs dans l’Union Européenne, les associations travaillent en collaboration avec les services de police ainsi que l’inspection sociale et du travail. Ces différents services ont des compétences assez élargies en Belgique par rapport à d’autres pays, ce qui a pour effet que la plupart des victimes de traite des êtres humains est signalée aux associations par les services de police et d’inspection. Depuis le début de la période de restrictions liées au Covid-19, beaucoup de travailleurs forcés ont soit perdu leur emploi, soit continué à travailler dans des conditions encore plus déplorables qu’auparavant. Et ce malgré les confinements, devant parfois même aller travailler alors qu’ils étaient malades. Les services censés les signaler aux associations étaient essentiellement occupés à contrôler le respect des mesures sanitaires, et beaucoup de victimes du travail forcé sont encore aujourd’hui difficiles à trouver.
Les victimes de travail forcé sont maintenues dans leur position d’exploités par divers moyens de coercition. Au niveau mondial, les trois principaux moyens sont la rétention de salaire, les menaces de violences ou la violence physique effective. Au total, les menaces et violences représentent 55% des moyens de coercition utilisés. Des moyens proches de la torture (privation d’eau et de nourriture, séquestration) existent aussi. Dans certains cas, comme celui de réfugiés arrivant sur le territoire européen, les travailleurs forcés ne connaissent pas leurs droits, ou estiment que le niveau de salaire est correct car ils ignorent tout simplement le salaire minimum.
Source : Estimations mondiales de l’esclavage moderne de 2017 : travail forcé et mariage forcé, 2017.
Paradoxalement, la législation de pays d’Europe de l’Ouest comme la France traite surtout le sujet de l’exploitation sexuelle à des fins commerciales, comme l’explique Marilyne Poulain, membre de la Confédération Générale des Travailleurs (CGT). C’est d’ailleurs le principal défaut de la législation française selon elle, car celle-ci « se focalise sur la lutte contre l’exploitation sexuelle, ce qui est très bien. Mais l’exploitation économique est négligée ». Cela s’explique peut-être par le fait que les femmes victimes de travail forcé sont touchées à 85% par l’exploitation sexuelle (11) au sein de l’Union Européenne. La hauteur de l’enjeu pour le droit des femmes est visiblement saisie par l’UE – bien qu’il reste des choses à faire en matière de lutte contre l’exploitation sexuelle. Néanmoins, l’exploitation économique doit être combattue plus vigoureusement.
D’après l’OIT, il y avait 70% des travailleurs forcés qui étaient victimes d’exploitation économique en 2012. Ainsi, en application de la directive européenne 2011/36/UE(12), la France avait adopté la LOI n° 2013-711 du 5 août 2013 portant diverses dispositions d’adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l’Union européenne et des engagements internationaux de la France (13). Comme l’explique Marilyne Poulain, la justice francaise a une vision « restrictive » de la traite des êtres humains. Il faut prouver qu’il y a un acheminement complet correspondant à une traite pour pouvoir condamner l’auteur des faits. Malgré la peine pouvant aller jusqu’à sept ans d’emprisonnement et 200 000 euros d’amende, il est difficile de réunir toutes les conditions requises pour prouver l’exploitation économique.
Pour remédier à cela, une loi sur le « devoir de vigilance » (14) a été adoptée en mars 2017, obligeant les grandes entreprises à « identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement », d’après le rapport Impunité Made In Europe de 2018 (15). Au Royaume-Uni, le Modern Slavery Act est entré en vigueur en 2018, suite à un scandale dans des usines de textile où des travailleurs forcés touchaient 3,50 livres sterling de l’heure contre 8.72 livres minimum selon la loi britannique. Suite à la demande d’enquête du ministre de l’intérieur Priti Pratel, « Boohoo [NDLR : la marque mise en cause] a annoncé le lancement d’une enquête interne, mais l’action du groupe, coté à Londres, a perdu presque la moitié de sa valeur depuis le 1er juillet, après que son principal actionnaire, Standard Life Aberdeen, a vendu quasiment toutes ses parts et que des distributeurs (Zalando, Next, Asos) ont pris leurs distances, déréférençant les vêtements de la marque. » C’est ce que nous explique Le Monde dans un article publié en juillet 2020 (16). Le cas de Boohoo illustre le risque encouru par les entreprises qui ont recours à des pratiques d’exploitation comme le travail forcé. Elles n’ont pas intérêt à ce que ça se sache, encore moins quand elles gagnent (une partie de) leur profit grâce à l’exploitation. En Allemagne, des formations sont dispensées aux migrants afin que ces derniers connaissent leurs droits, et le code pénal a changé en 2016 afin de lutter contre le travail forcé. En Italie, une loi est passée la même année dans ce sens également.
On a donc pu constater que des actions étaient entreprises à l’échelon juridique national. Mais qu’en est-il de l’action juridique de l’Union Européenne ?
Les solutions appliquées par l’Union Européenne jusqu’ici
Juridiquement, il existe deux grands documents sur la traite des êtres humains et l’esclavage moderne : la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains (2005) (17) et la directive européenne 2011/36/UE (2011). Le droit européen a un caractère plus contraignant que le droit international. Et malgré la proposition de loi sur le bannissement des produits issus du travail forcé, rien ne contraint réellement, pour l’instant, les entreprises européennes à arrêter l’exploitation d’êtres humains en dehors de l’UE. Le fléau du travail forcé ne s’arrêtant pas aux frontières de l’Union Européenne, il ne faut pas perdre de vue que sans collaboration avec les pays de la zone Asie-Pacifique ou d’Afrique, les choses ne pourront changer de manière globale.
C’est pour cette raison que l’ONU a mis en place en 2014 un groupe de travail afin d’élaborer une législation internationale réellement contraignante pour les multinationales. Ces dernières sont régulièrement citées au sein de scandales de viol des droits humains, et il manque une législation contraignante les condamnant dans de nombreux pays. Les objectifs de Développement Durable fixé par l’ONU comprend la cible 8.7, à savoir la fin de l’esclavage moderne d’ici à 2030. Pour atteindre cet objectif, un Binding Treaty (traité contraignant) est négocié depuis 2017 à l’ONU.
Ces négociations démontrent qu’il existe un décalage entre une société civile qui a la volonté de mettre fin au travail forcé en Europe et dans le monde, et les intérêts privés défendus par les lobbies de grandes multinationales, encore imbriquées au sein des institutions de l’Union Européenne. L’attitude du représentant de l’UE en est la preuve. Il a demandé de consulter les membres du UN Forum on Business and Human Rights, réputé pour être sous l’emprise de grandes multinationales. D’autre part, le représentant de l’UE a eu une attitude de sabotage face aux propositions de l’Equateur notamment, rédacteur du Zero Draft Treaty (premier jet du texte contraignant) en 2017. Il a quitté la salle et boycotté la première session de négociations. Lors d’une autre réunion durant cette même année, l’Union Européenne a proposé un amendement concernant le financement du groupe de travail au sein duquel elle travaillait. Cet amendement aurait coupé les fonds alloués au groupe de travail. De plus, l’UE souhaitait que le traité soit contraignant pour toutes les entreprises et pas uniquement les multinationales, et que le secteur privé soit associé à la négociation des traités. C’est la position de beaucoup de pays développés lors de ces négociations, y compris les Etats-Unis qui se sont fermement opposés à ce traité dès l’origine. Le problème est que cette législation est spécifiquement prévue pour contraindre les multinationales à respecter les Droits de l’Homme. Leur conception de la lutte contre la traite des êtres humains repose sur des partenariats public – privé et sur la Responsabilité Sociale d’Entreprise (RSE), qui consiste selon le rapport Impunité Made In Europe à laisser l’entreprise fixer ses propres « mécanismes volontaires ». Récemment, la Commission Européenne a encouragé la création d’un sous-groupe sur la RSE au sein de sa Plateforme multi-parties prenantes sur les ODD. » Business Europe, qui est un important lobby patronal, et CSR Europe, un lobby « représentant les multinationales […] ont uni leurs voix pour refuser toute forme de traité contraignant pour les multinationales et promouvoir à la place les Principes directeurs de l’ONU et les ODD comme seule alternative concevable ». Cette logique entre en opposition à une législation contraignante imposée par des Etats. Impliquer le domaine privé n’est pas systématiquement mauvais, mais le manque d’indépendance des institutions publiques censées pouvoir faire respecter les lois est problématique.
La posture de l’Union Européenne lors de ces négociations s’explique non seulement par la grande influence des lobbies des multinationales dans les pays développés, mais aussi par le fait que l’UE n’est pas représentée par un organe directement rattaché aux institutions européennes. En effet, c’est un fonctionnaire du Service Européen d’Action Extérieure (SEAE), une institution exécutive ne représentant qu’indirectement les Etats-membres, qui représente l’Union Européenne auprès de l’ONU. Le SEAE s’occupe des relations diplomatiques extérieures de l’Union Européenne, et n’a pas forcément accès aux revendications profondes de la société civile. De plus, c’est habituellement un seul État membre qui représente l’UE. Le rapport rappelle que « ce représentant n’a aucun mandat pour négocier au nom des 28 États membres ou parler en leur nom sur les sujets en discussion, d’autant plus que l’objet du traité ne relève pas, ou seulement partiellement, de la compétence communautaire. L’Union européenne n’est même pas membre des Nations unies ; elle n’a que le statut d’observateur. »
Pourtant, l’Union Européenne a une certaine volonté de voir exister un jour ce traité, à travers l’engagement du Parlement Européen et de la société civile européenne.
Au sein du Parlement Européen, organe démocratique de l’UE, 75 députés européens ont écrit une lettre à la Commission européenne durant l’été 2020 pour exprimer leur volonté de voir apparaître un « instrument légal contraignant international pour réguler les activités de multinationales et autres entreprises ». Du côté de la société civile, la volonté de voir ce traité exister s’exprime à travers des pétitions, comme celle lancée par 59 Organisations Non Gouvernementales (ONG) à travers l’Europe en 2020. L’année précédente, une autre pétition intitulée Rights for people, rules for multinationals (« Les droits pour les gens, les règles pour les multinationales ») a vu le jour, et une coalition de 200 organisations de la société civile a recueilli environ 847 000 signatures de citoyens européens.
Si au niveau international les négociations sont toujours en cours, à l’échelle européenne les efforts du Parlement Européen et de la société civile ont fini par payer. Une « nouvelle réglementation exigeant une diligence raisonnable obligatoire en tant que devoir légal de diligence » (18) a été adoptée en avril dernier par la Commission européenne, en réaction aux conditions de travail des travailleurs forcés qui se sont empirées pendant la pandémie de Covid-19. Malgré les difficultés pour le Parlement Européen d’établir des sanctions en raison d’obligations nécessitant des indications juridiques très précises, la Commission Européenne a validé le projet de législation européenne de Mars dernier. Les Echos rappellent que « les lois sur la diligence raisonnable exigent aussi généralement des entreprises qu’elles augmentent leur interaction avec les parties prenantes, qui pourraient être affectées par les activités d’une entreprise. » Cela permettrait « à cette dernière de traiter un problème potentiellement grave lié à ses activités commerciales à un stade très précoce, bien avant que le problème ne se transforme en conflit, voire en crise » (19). Les choses finissent donc par bouger depuis 2018.
Cependant, une réponse juridique ne résoudrait pas tout.
Que pourrait encore faire l’UE pour résoudre le fléau du travail forcé ?
Une fois que l’on s’est attaqué à la juridiction contraignante pour les grandes multinationales, il faut s’attaquer à l’économie informelle, autrement dit, au marché noir. Comme le précise Sarah de Hovre, « il y a plusieurs acteurs quand on veut combattre la traite des êtres humains, c’est une scène et chaque maillon de cette scène est très important. » C’est pour cette raison qu’une centaine d’ONG et d’associations comme PAG-ASA travaillent avec l’Union Européenne. Le dispositif EU civil society platform (20) permet à ces organismes de contribuer, deux fois par an, aux textes des politiques produits par les institutions européennes. En ce moment, la Commission souhaite évaluer la directive européenne de 2011 et ses impacts. C’est un travail mené en collaboration avec plusieurs acteurs qui permet de combattre plus efficacement le travail forcé et la traite des êtres humains.
Étant donné que le travail forcé existe aussi dans l’économie informelle, une autre solution serait de s’attaquer aux causes. C’est souvent le fait de ne pas avoir le choix qui entraîne l’exploitation. La plupart du temps, ce manque de choix est lié à la pauvreté. Pour combattre ce manque de choix, l’Organisation Internationale du Travail a rédigé quelques recommandations dans son rapport de 2016 sur l’Europe et Asie centrale.
Il faut d’abord mener une politique globale au niveau européen. Il faudrait renforcer les moyens de report, d’inspection et d’une police proche du citoyen. Mais il faudrait aussi encadrer les migrations, en protégeant les migrants de routes illégales, dangereuses, qui sont parfois celles qui les font tomber aux mains de ceux qui les exploitent. L’OIT insiste sur la protection et l’accompagnement des migrants. Madame de Hovre parle de mettre en place « des politiques migratoires encadrées, […] plus souples, qui permettraient plus facilement de venir travailler temporairement en Europe et de retourner plus facilement dans son pays » car c’est souvent ce dont « rêvent » les personnes dans ce cas. Afin de prévenir le travail forcé des jeunes générations, il faut insister sur l’éducation, la protection des mineurs, notamment ceux isolés et vulnérables. Ce sont souvent ceux qui ont vécu une enfance difficile qui sont exposés au travail forcé et à l’exploitation. Evidemment, dans un contexte de violences comme celui engendré par la traite des êtres humains, la question des droits des femmes est essentielle également. Bien que l’exploitation sexuelle et les réseaux de prostitution soient davantage traités juridiquement que le reste des secteurs, ce sont des fléaux qui doivent être combattus plus vigoureusement. L’OIT recommande d’axer des politiques autour de la réinsertion, la prévention et la justice.
Outre ces politiques à mener dans la société civile, il faut également réfléchir à nouveau le fonctionnement des institutions. Actuellement, il y a environ 30 000 lobbyistes au sein des institutions européennes, soit autant que le nombre d’employés de la Commission. Ils sont certes implémentés dans le système de décision européen, mais il ne faudrait plus s’aligner quasi-systématiquement sur leurs positions. Il faut donc passer par des mesures fortes redéfinissant l’implication de ces lobbies. Le système de « capture du régulateur » dont « l’objectif est en dernière instance de contrôler, d’orienter et au besoin de remplacer ces processus démocratiques eux-mêmes, pour s’assurer qu’ils ne finissent pas par affecter les profits et la domination des grandes entreprises » (rapport Impunité Made In Europe), doit être revu structurellement. Ce système avait été instauré notamment sous l’impulsion du Royaume-Uni et de la Suède en 2015, connus pour leur forte culture de dérégulation. Il permet d’empêcher une législation réelle contre le travail forcé par le lobbying, le pantouflage ou des coups de communication. Le problème est institutionnel.
Par exemple, le lobby CSR Europe, œuvrant pour une Europe soutenable d’ici 2030, « regroupe 45 multinationales du monde entier, parmi lesquelles Total, Volkswagen, Engie, BASF, Toyota and Coca-Cola. Ce lobby se vante de « plus de 150 rendez-vous par an avec les institutions européennes » et d’aider ses membres à « façonner les politiques européennes liées à la RSE ». Il est particulièrement actif dans la promotion des ODD et du rôle du secteur privé pour les atteindre », selon le rapport. Encore récemment, une étude du Corporate Europe Observatory et de LobbyControl du 31 août dernier a révélé « que les fonctionnaires de la Commission ont rencontré des représentants d’entreprises presque quatre fois plus souvent que ceux d’organisations représentant la société civile lors de l’élaboration des propositions de la loi sur les services numériques », rapporte le site web Euractiv (21). On a alors appris que la Commission ne contrôlait ni la fréquence ni l’identité de ceux qui leur demandaient des réunions et n’enregistrait aucune de ces réunions. Un manque de transparence quant aux lobbies existe. Une réponse a donc été apportée au début de l’année 2019 : un changement de règlement intérieur est survenu. Il oblige les députés à publier l’agenda de leurs réunions et les incite à « l’inscription sur le registre des représentants d’intérêts » que l’on peut consulter en ligne, explique La Tribune (22).
Outre ces mesures politiques fortes, il est primordial d’agir individuellement. Écouter, observer, être attentif aux détails : nous pouvons tous agir contre le travail forcé. Si l’on arrive à un carwash où l’on fait laver sa voiture pour un montant compris entre 5 et 10 euros, alors que le lavage dure une heure et que trois employés travaillent en même temps, « il faut se poser des questions », rappelle Madame De Hovre. Par la suite, il est possible de communiquer avec des associations comme PAG-ASA ou bien d’appeler la police. Il faut également une plus forte médiatisation du travail forcé en général, car c’est un enjeu crucial dont on parle peu dès lors qu’il s’agit de ce qu’il se passe sur le sol de l’Union Européenne.
Sources :
- Discours sur l’état de l’Union 2021 de la présidente von der Leyen, 15 septembre 2021, site de la Commission européenne. https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/SPEECH_21_4701
- Charte des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne, 2000/C 364/01 https//ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/SPEECH_21_4701
- Le fléau de l’esclavage contemporain, 10.05.2021, par Matthieu Stricot pour CNRS Le journal.
https://lejournal.cnrs.fr/articles/le-fleau-de-lesclavage-contemporain
4. Estimations mondiales de l’esclavage moderne de 2017 : travail forcé et mariage forcé, 2017, produit par une collaboration entre Bureau Internationale du Travail (BIT), la Fondation Walk Free et l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM).
- 5. The Global Slavery Index 2018, rapport produit par la Walk Free Fondation https://www.globalslaveryindex.org/2018/findings/global-findings/
- 6. Fiche d’information régionale pour l’Europe et Asie centrale – Estimations mondiales du travail des enfants et l’esclavage moderne de 2017, BIT.
7. Profits et pauvreté : la dimension économique du travail forcé, 2014, BIT. https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/@ed_norm/@declaration/documents/publication/wcms_243425.pdf
8. La population des pays de l’Union européenne, 16.07.2021, site « toute l’europe.eu ».
https://www.touteleurope.eu/societe/la-population-des-pays-de-l-union-europeenne/
9. Travail forcé : un problème important dans l’UE, 10 juillet 2012, communiqué de presse.
https://www.ilo.org/brussels/press/press-releases/WCMS_184973/lang–fr/index.htm
10. Travail forcé et esclavage moderne sont de retour en Europe, 13 novembre 2017, Rachel Knaebe pour Basta mag.https://basta.media/Travail-force-et-esclavage-moderne-sont-de-retour-en-Europe
11. Graphique des formes de traite en fonction du genre des victimes au sein de l’UE, 2014, Eurostat.
12. Directive 2011/36/UE du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2011 concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène, ainsi que la protection des victimes, et remplaçant la décision-cadre 2002/629/JAI du Conseil.
https://eurlex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2011:101:0001:0011:EN:PDF
https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000027805521/
14. Loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre.
https://www.vie-publique.fr/loi/20976-devoir-de-vigilance-des-societes-meres-et-des-entreprises-donneuses-dor
- 15. Rapport Impunité Made in Europe, Octobre 2018, publié par les Amis de la Terre France, le CETIM, l’Observatoire des multinationales, OMAL et le Transnational Institute (TNI).
- 16. Travail illégal : comment le Covid-19 a mis au jour le lourd secret de Leicester, 21 juillet 2020, Cécile Ducourtieux pour Le Monde.
17. Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, 2005
18. Devoir de diligence et responsabilité des entreprises, 10 mars 2021, Bruxelles.
https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2021-0073_FR.html
19. « Diligence raisonnable » obligatoire dans l’UE : une avancée prometteuse pour les entreprises, 11 juin 2021, Björn Fasterling pour Les Echos.
20. EU Civil Society Platform.