« En 2015, plus d’un million de migrants fuyant la guerre ou la pauvreté ont risqué leur vie pour atteindre l’Union Européenne. 3770 personnes ont péri en mer. 150 000 ont été sauvées par des navires de l’UE » peut-on lire sur une vidéo du Conseil de l’Union européenne parue en 2016. Si le phénomène de migration a toujours existé, celui qui touche spécifiquement les personnes d’Afrique subsaharienne et du Proche-Orient venant en Europe par la Méditerranée depuis près de sept ans constitue un enjeu majeur pour l’Union européenne et ses États membres.
Rappel contextuel
Au printemps 2015, alors qu’un bateau de migrants chavire en mer et fait plus de 700 victimes, le Conseil européen réunit en urgence les dirigeants des Etats membres. Il est alors décidé que le budget de l’opération Triton, menée par l’agence Frontex, sera triplé. On observe à ce moment-là que plus de personnes sont sauvées et qu’il y a plus de personnes qui arrivent en Europe. Commencent alors des réflexions autour d’enjeux multiples. Si le Conseil de l’Union européenne rappelle que la priorité est de sauver les vies des personnes tentant la traversée, il est aussi important dans un second temps « de savoir que faire des personnes arrivées sur le territoire européen ». Pour atteindre ce double objectif, une solution commune doit être trouvée.
D’une part, c’est la question de l’identité européenne qui est en jeu, se confrontant directement avec celle de l’identité souveraine des Etats-membres. Les pays de l’Est de l’Europe comme la Slovaquie ou la Hongrie, moins enclins à l’accueil des migrants, n’ont pas réellement une tradition d’immigration récente, contrairement à des pays ouest-européens comme la France ou l’Allemagne. D’un autre côté, des pays comme la Lituanie avançaient l’argument que les migrants ne voulaient pas venir chez eux. Des quotas sont donc négociés au cours de l’année 2015.
Alors que 40 000 personnes doivent initialement être réparties à travers l’Europe afin d’alléger la charge d’accueil pour les premiers pays d’entrée (Italie, Espagne, Grèce), les quotas sont bloqués à 33 000 personnes. Les migrants doivent passer par des hotspots afin d’être identifiées et demander l’asile, ou bien se présenter comme migrant économique. Seulement, suite au passage dans ces hotspots, ils sont conduits dans des pays aléatoires attribués selon la répartition de l’Union européenne. C’est pour cette raison qu’une partie d’entre eux choisit une solution illégale, celle de payer des passeurs afin d’atteindre des villes plus attrayantes en Allemagne ou en Autriche dans des camions de marchandises.
Pour répondre à cette problématique de répartition, la question du degré de supra-nationalité est essentielle. En effet, l’Union européenne ne veut pas de décision brutale, et se base plutôt sur le volontariat des Etats, par respect pour leur souveraineté nationale. Courant 2015, le nombre de personnes à répartir passe à 120 000 personnes. Lors du Conseil « Justice et Affaires intérieures » de septembre 2015, le vote à majorité qualifiée est décidé par manque de consensus. Également, une réunion est organisée entre l’UE et la Turquie fin novembre, cette dernière voyant beaucoup de migrants passer par ses terres afin de rallier l’UE. Entre 2,3 et 2,5 millions de Syriens sont arrivés sur le sol turc en raison du conflit dans leur pays en l’espace de quatre ans. En échange de la fin des migrations illégales de la Turquie vers les îles grecques, l’UE a proposé une ouverture des négociations pour l’adhésion et la libéralisation des visas. Trois milliards de dollars ont été donnés afin d’aider la Turquie à gérer le flux de migrants syriens sur son territoire, notamment afin de les aider à obtenir un emploi. Des discussions avec des dirigeants africains ont également été ouvertes. Toutes ces discussions internationales sont faites dans un but : préserver les frontières extérieures de l’UE. Selon l’Union européenne, l’espace Schengen, censé garantir la libre circulation entre les territoires, serait menacé sans préservation des frontières extérieures. C’est pour cela qu’une nouvelle agence de contrôle aux frontières a remplacé l’agence Frontex : l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes.
Si la majorité des réfugiés fuyant des pays d’Afrique et du Moyen-Orient vont dans des pays voisins, la route de la Méditerranée connaît effectivement une augmentation du nombre de personnes qui l’empruntant depuis quelques années. En 2020, selon les chiffres du Haut Comité aux Réfugiés des Nations Unies (HCRNU), 82,4 millions de personnes étaient forcées à se déplacer à travers le monde, dont 48 millions de personnes au sein même de leur pays. Le nombre de réfugiés s’élevait à 26,4 millions de personnes. Au sein de l’Union européenne vivaient un dixième des réfugiés du monde entier, amenant leur part à 0,6% de la population totale. Les principales nationalités des personnes ayant reçu un premier titre de séjour délivré par un Etat membre de l’UE en 2019 sont l’Ukraine (750 000 personnes environ, par ailleurs 100 000 personnes devraient être accueillies en France avec la guerre actuelle), le Maroc (133 000 environ) et l’Inde (130 000), suivie par la Syrie (95 000). Ce titre de séjour constitue une permission de rester sur un territoire donné pour un temps limité.
En revanche, les principales nationalités des primo-demandeurs d’asile en 2020 sont les Syriens (63 600), les Afghans (44 285) et les Vénézuéliens (30 325). Les primo-demandeurs d’asile sont ceux qui demandent l’asile pour la première fois, mais qui ne l’obtiennent pas nécessairement. Il est aussi important de rappeler qu’un demandeur d’asile est quelqu’un demandant la protection internationale hors de son pays. Il pourra ensuite demander le statut de réfugié s’il le souhaite, défini dans la Convention de Genève de 1951.
Les pays les plus demandés au sein de l’UE sont l’Allemagne (102 500), l’Espagne (86 400) et la France (81 700), largement devant la Grèce (37 900).
Mais en Europe, un autre pays fait figure de destination attrayante pour les réfugiés : le Royaume-Uni. Depuis le début de la crise migratoire, nombre de migrants habitent dans le camp que l’on surnomme « la jungle de Calais » situé dans le nord de la France, où des personnes vivent dans des taudis. Fin 2021, des vidéos montrant la lacération de tentes de migrants par un employé d’une société privée employée par l’Etat français ont fait scandale. Un phénomène quasiment généralisé au sein de cette société selon le photojournaliste Louis Witter, rapporte Libération. Le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a réagi en expliquant que l’employé en question a été licencié, sans citer le nom de la société en question. Les tentes, jetées à la benne, ne seront plus lacérées avant d’être jetées, a-t-il expliqué. Si de tels évènements se produisent, c’est car il n’y a pas de voie de migration légale et encadrée entre la France et le Royaume-Uni. Il a donc appelé Londres à négocier un traité avec l’Union européenne.
Une crise migratoire s’inscrit dans un contexte géopolitique d’opposition des souverainetés
En effet, les tensions sont au plus haut point entre la France et le Royaume-Uni depuis le naufrage et la mort tragique, au mois de novembre 2021, de 27 migrants tentant de rejoindre l’Angleterre par la Manche. Ce naufrage s’inscrit dans une année exceptionnelle en termes de traversées tentées. Entre le 1er janvier et le 20 novembre 2021, 31 500 migrants ont pris la mer, rapporte le journal La Croix, contre 299 estimés trois ans plus tôt. Le chiffre de 2020 a quadruplé, et chaque année, la courbe monte progressivement. Paradoxalement, le nombre de demandes d’asile au Royaume-Uni est constant depuis 2014, variant entre 32 344 et 45 535, loin des chiffres records du début des années 2000, entre 71 027 et 84 132.
Pourtant, le traité du Touquet de 2003 est censé encadrer ce type de phénomène, renforcé et complété par le traité de Sandhurst en 2018, dans lequel le Royaume-Uni s’est engagé à donner 50 millions d’euros complémentaires afin de renforcer le dispositif de surveillance sur les côtes françaises. Également, en 2010, deux traités de coopération nucléaire, de défense et de sécurité ont été signés à Lancaster House à Londres. Seulement, un certain concours de circonstances couplé aux conditions posées au Touquet n’aide pas à arranger la situation : la France a, entre autres, la frontière de son côté depuis 2003. Cette dernière a sur son sol des passeurs malgré plus de 1550 passeurs arrêtés entre janvier et décembre 2021, et des personnes mal logées, dans des habitations indignes. De l’autre côté de la Manche, l’accord de Dublin qui prévoit de renvoyer les migrants dans leur premier pays d’arrivée en Europe n’est plus de mise, et aucun nouvel accord n’a été trouvé avec qui que ce soit. Les migrants entretiennent l’espoir d’un asile accordé, un tiers des demandes de 2020 ayant été accordées par le Royaume-Uni. Une fois arrivés, ces derniers connaissent cependant bien souvent des situations de travail très difficiles, voire d’esclavage moderne. Comme dans cet atelier à Leicester, où « les employés sans papiers ont trop peur de signaler les abus aux inspecteurs du travail ou à la police » rappelle Emily Kenway, citée par Le Monde.
Pendant ce temps, les gouvernements se disputent. Suite à une lettre publiée sur Twitter par Boris Johnson à destination d’Emmanuel Macron le jeudi 25 novembre 2021, le dirigeant français avait réagi en jugeant ces méthodes comme n’étant pas sérieuses. « On ne communique pas d’un dirigeant à l’autre sur ces questions-là par tweets et par lettres qu’on rend publiques, nous ne sommes pas des lanceurs d’alerte » a déclaré le président français, ce à quoi Boris Johnson a répondu qu’il estimait que le public était en droit de savoir « ce que fait le gouvernement pour résoudre le problème ». S’en était suivie l’annulation de la venue de la ministre de l’Intérieur britannique Priti Patel. Néanmoins, au-delà de la forme, le fond diverge aussi, Boris Johnson souhaitant que les français reprennent les migrants arrivant en Angleterre illégalement.
La réponse à avoir est bien la coopération, comme le rappellent les gouvernements des deux pays. Le député Les Républicains Pierre-Henri Dumont plaide d’« accepter d’instruire des demandes d’asile avant la traversée et réformer son marché du travail qu’il soit moins attractif pour les entreprises d’employer les sans-papiers ». Dans le même temps, il réclame de placer les migrants de Calais dans les CAES – Centres d’accueil et d’examen des situations – comprenant des milliers de places vides, le temps de décider du sort individuel des personnes prises en charge.
L’enjeu migratoire est essentiel. Avec l’instabilité géopolitique symbolisée par la guerre en Ukraine et la crise climatique, les phénomènes migratoires ne risquent pas de s’amoindrir dans les années à venir. L’Union européenne va assurément jouer un rôle déterminant.
1. Vidéo du Conseil de l’UE, La crise migratoire dans l’UE vue de l’intérieur : le documentaire en français, 20 avril 2016 (chiffre nombre de migrants en 2015)
https://www.youtube.com/watch?v=yGG6rPYP37M
2. Différence entre Conseil européen et Conseil de l’Union européenne :
Ne pas confondre… le Conseil européen et le Conseil de l’Union européenne, par Christophe Deloire & Christophe Dubois (Le Monde diplomatique, septembre 2012) (monde-diplomatique.fr)
3. Réunion extraordinaire du Conseil européen du 23 avril 2015 :
https://www.consilium.europa.eu/fr/meetings/european-council/2015/04/23/
4. Europe 1, Crise migratoire : « Frontex a vu son budget tripler pour les opérations en Méditerranée »
- Toute l’europe.eu, Qu’est-ce que l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex) ?
- Réfugiés ukrainiens :
- Réaction de Darmanin à la lacération de tentes à la Grande Synthe : https://www.liberation.fr/politique/tentes-de-migrants-laceres-darmanin-annonce-un-licenciement-pour-la-galerie-20211207_UHXMPWFXMVHY5EBQYWUGLJPLCE/?redirected=1
- Traité demandé par Darmanin : https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/migrants/migrants-gerald-darmanin-reclame-un-traite-sur-les-questions-migratoires-entre-l-ue-et-le-royaume-uni_4801331.html
- Traité de Sandhurst :
10. Travail illégal : comment le Covid-19 a mis au jour le lourd secret de Leicester, 21 juillet 2020, Le Monde par Cécile Ducourtieux.
Ressources supplémentaires :
- Article du Monde Diplomatique (janvier 2022).
https://www.monde-diplomatique.fr/2022/01/URBINA/64243
- Numéro papier La Croix du 28 novembre 2021.
- Numéro papier Le Figaro du samedi 27 et dimanche 28 novembre 2021.